Page du journal d’Evelyn McMaster du 3 Janvier 2033
“Chaque nuit je cours. Tout est noir, seul un fin rayon de lumière filtre à travers la serrure.
Je dors sans repos. Mes draps sont trempés tous les matins. Pire encore, Je réveille les autres et ils ne me regardent plus que comme un animal blessé qui trouble leur sommeil. Il parait que dans la nature, les animaux laissent les plus faibles derrière eux pour sauver leurs peaux. C’est à peu près pareil pour les humains. Les gens s’écartent inconsciemment des plus fragiles ou des gens étranges, comme si c’était contagieux....
Nous n’aurions dû jamais monter ce soir-là. Être dans un groupe c’est assurer sa survie ici mais pas à tous les coups il faut croire. Les autres sont durs. Ils ont peur je crois bien.
Tout le lycée se demande ce qu’il se passe avec moi. Ils disent que j’ai des problèmes et tout. Qu’il faut en parler si ça ne va pas. Parler à qui d’ailleurs ? Je le sais bien que si moi je parle alors la bande le saura. Et c’en sera fini. Eva fait la gueule toute la journée. Elle a les yeux vides et ne dit pas grand-chose. J’aurai aimé qu’on en parle de tout ça … Mais elle ne me regarde même plus. Elle ne prend même pas la peine de répondre à mes messages.
Je retiens mes larmes et ma panique le jour, mais c’est peine perdue. La nuit tout ressort. Dès que l’on baisse la garde alors c’est fichu. Derrière ce rideau il se passait quelque chose. Une chose dont je ne me rappelle que par bribes. C’est comme si ma mémoire me jouait des tours. Je vois des images encore des images. Elles s’entrecoupent de flashs lumineux et elles sont... Elles sont comme dans le désordre. Dans mes rêves dès que je pose la main sur le rideau et que je le tire, mon corps tremble, et je me sens tomber dans le vide. Comme si j’étais aspirée de l’intérieur. Mes yeux se ferment et c’est le noir complet.
Il faut que je me rappelle. Il le faut. Je me bats contre moi-même. Je me sens coupable … Je cours après des souvenirs qui m’échappent ... chaque fois que j’ai essayé d’en parler à la bande ils ont sur le visage un air effrayé et des mots durs. Qu’avons-nous vu ?”
Cela faisait maintenant quatre jours que les parents d’Evelyn étaient venus la chercher. Accompagnés d’un médecin, ils étaient arrivés vers la fin de journée et étaient repartis avec ses affaires sous le bras. Groggy et toute penaude elle n’avait dit aurevoir à personne. Et cette page de journal c’était là tout ce qu’il nous restait d’Evelyn. Camille avait fait le tour de sa chambre avant que les autres élèves ne rentrent. Et, entre deux livres de cours restés dans le casier de son bureau, elle y avait trouvé cette page déchirée. Romain, à l’écoute de ces mots que lisaient Elise se trituraient les cheveux en bougonnant.
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Voilà autre chose … grommela-t-il. Il ne se passe pas une semaine sans un truc bizarre ici ou quoi ? Et demain ce sera quoi ? On doit vraiment s’en faire pour chaque jour qui passe ?
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Mais non … Dit doucement Elise. Camille t’en penses quoi toi ?
Elle avait gonflé ses joues et enfoui son menton dans son écharpe grise.
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Ce que j’en pense ? Vraiment ?
Elle avait sorti les mains de ses poches et avait brassé l’air en avec ses bras l’air dépassée.
- Mais rien du tout ! Va savoir ce qu’ils fichaient là-haut cette bande d’abrutis. Et puis là-haut je dis … Mais là-haut c’est où ? On ne sait rien de leurs histoires. Et puis même si on savait on ferait quoi ? L’année dernière Eva et Amaury ont été épinglés pour avoir rendu public les dossiers de certains élèves, n’importe qui d’autre aurait été viré … pas eux. Pourquoi ? Parce que leurs parents sont bien mieux placés que les nôtres. Quant à Nicolas son père possède la plus grosse usine de forage de la région, si ce n’est pas du pays. Alors, Quoi qu’ils aient fait et quoi qu’on en sache, il ne se passera jamais rien.
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Pas faux. Avait acquiescé Romain. Mais la pauvre... pour écrire à son journal ... Elle n’avait donc vraiment personne … Louise, elle te parlait à toi pourtant ... Enfin un peu ... Vous êtes dans la même classe...T’as rien remarqué de … bizarre ?
J’avais relevé les yeux vers lui un peu perdue. Moi et Evelyn ? Vraiment ? Si nous quatre étions bons amis, Evelyn et moi n’étions que des “ camarades”.
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Bonjour, as – tu le cours d’espagnol ? Tiens j’ai vu des lumières cette nuit. Non évidement non je n’ai rien vu ! Protestais-je. Tu penses franchement que c’est à moi qu’elle aurait parlé de ça ? C’est tout juste si elle connaissait mon prénom alors ... Mais c’est vrai qu’ils sont étranges en ce moment. Evelyn avait peur d’eux certes. Mais regardez- les ! Avais-je dit en tendant le bras vers la fenestre de la salle d’étude. Eux-mêmes ont l’air dans un sale état. Ils n’auraient pas été jusqu’à lui faire du mal … Enfin je ne crois pas.
Il n’y avait rien à tirer de cette bande. Aucun d’eux n’avaient eu l’air de se soucier de l’état d’Evelyn. Et au vu de ce qu’elle avait écrit, je pensais même qu’ils étaient soulagés de la voir s’en aller. Quelle connerie auraient-ils pu faire pour s’en retrouver à ne plus parler à personne et se méfier dès que l’on s’approche un peu de l’un deux ?
C’était plus fort que moi. Il fallait que je sache le fin mot de cette histoire. Il ne m’avait pas fallu grand-chose pour me sentir pousser des ailes. Etrangement, si avant je m’étais gavée de romans de science-fiction, la réalité devait m’avoir tellement dépassée que, l’histoire d’Evelyn m’avait semblé bien plus abordable. J’étais peut-être atteinte du même mal que j’exécrais chez les adultes quelques jours plus tôt. La politique de l’autruche. Une bien trop jolie bête pour une attitude si lâche. Drôle de chose que de se persuader que si on ne regarde pas la tempête alors elle ne nous soufflera pas dessus.
Était-ce cela la résilience ? Devait- elle prendre le dessus coute que coute ? Finalement ça n’était qu’une prise de conscience d’un état latent d’impuissance face à la marche du monde. Tous dans le même bateau. Les gens se figuraient-ils avant ça pouvoir changer les choses ? De dompter mère nature et apaiser la folie des hommes ? Surement que oui. Peut-être nous sentions nous avant l’Evénement bien trop protégés, à l’abris des catastrophes qui se passent au loin. C’était, et je ne le réalisais que maintenant, aussi fou qu’une foi aveugle et sinon plus bête qu’un contrat que l’on signe sans même le lire. C’était miser à l’aveugle les économies d’une vie priant je ne sais quel saint silencieux de nous venir en aide, tout en sachant qu’il y ait une chance sur deux qu’il n’existe pas. Peut-être étions nous fous hier et aspirions aujourd’hui à devenir sage. Peut-être étions nous destinés à regagner tôt ou tard notre place d’humain impotents et ignares des choses qui nous dépassent.
Il fallait trouver d’autres idées à croire et d’autres batailles à mener. Et la mienne, c’était de découvrir ce que fomentaient les sept, moins Evelyn. Nicolas ne m’avait pas eu l’air en forme ce jour-là. Loin de son attitude désinvolte des jours précédents il semblait ruminer. Je l’avais aperçu en passant devant la salle d’étude. Sa mine moqueuse s’était comme durcie et ses yeux d’ordinaire si clairs étaient devenus d’un bleu profond, presque noir.
Assis seul à une table au fond, il semblait lire. Jamais je ne l’avais vu lire auparavant. D’ailleurs je ne l’avais même jamais vu en salle d’étude tout court. Et, Je ne sais pas trop comment, malgré la masse d’élève dans laquelle j’étais en passant devant la salle, il avait relevé la tête pile au moment où j’avais osé regarder dans sa direction. La chance à l’état pur. Inutile espérer avoir été discrète. J’avais senti des nœuds se nouer à l’intérieur des lors qu’il avait posé les yeux sur moi. L’expression passer sous les fourches caudines m’avaient effleuré l’esprit. Chaque fois que je le voyais, j’avais la désagréable sensation que j’étais plus bas que terre. Pourquoi diable se trouvait-il partout où j’allais ces derniers temps ? Ça n’était pas comme si je choisissais délibérément de le croiser à tous les couloirs. Ce qui par contre était de ma faute, c’était cette salle habitude qu’on aussi les gens qui passent devant un accident. Tourner la tête pour regarder ce qu’il se passe. Juste pour voir, un instant, une seconde même. Quitte à le regretter juste après.
Vers midi et demi, Camille et moi étions parties au self sans Romain et Eloise ce jour-là. Le temps était trompeur. Tandis que l’on regardait par la fenêtre, l’on pouvait voir un ciel dégagé et des rayons de soleil aguicheurs, laissant supposer un air tiède et apaisant. Mais lorsque l’on avait mis le nez dehors, une bourrasque nous était arrivée dessus. Le vent piquant s’était engouffré dans nos vêtements plutôt légers pour la saison et Camille, frileuse avait trépigné en s’agrippant à mon bras aussi fort qu’elle avait eu froid. Ses ongles avaient traversé mon gilet et plutôt que de marcher plus vite, elle s’était arrêtée net et elle était restée plantée là, en tapant du pied.
-Mon dieu...Ce n’est pas possible d’avoir aussi froid jura-t-elle.
-Avance ou je t’abandonne à Sisyphe l’avais-je menacée.
Le vent avait eu raison de la pause méridionale. Les élèves s’étaient agglutinés dans l’entrée du self et on ne pouvait se frayer un chemin sans se coller à l’un ou à l’autre. Malgré les barres de fer disposées en serpentin, on ne pouvait savoir où la file commençait exactement. Certains sautaient par-dessus, d’autres passaient en dessous et il y en avait même assis par terre. Comme tous les midis il y avait cette odeur qui traînait. Une espèce d’effluve dont on ne saurait dire ce qu’elle sent réellement. Un mélange de toutes les entrées, plats et desserts. Une odeur qui se collait aux cheveux et imbibait les vêtements. Tout ce que je détestais.
Le temps ici ne s’écoulait pas comme ailleurs. Les minutes s’allongeaient et les pas que l’on faisait plutôt que de nous faire avancer semblaient nous faire reculer de plus belle. Et tout ça, c’était sans compter les regards que certains groupes lançaient à d’autres. Des adolescents fatigués, enjoués, tristes, heureux, préoccupés. Tout ça entrecoupés de cris, de rires, de joie parfois mais de colère aussi.
Des chuchotements d’oreilles à oreilles accentuaient le sentiment de malaise et cette vilaine impression d’être épiés. L’on pouvait entendre des choses comme : “ Ils ne sont plus ensemble... tu es sur ? Evelyn a pété un plomb... Marc ne vient pas manger avec nous... Elle a encore de nouvelles chaussures...J’ai toujours dit qu’un truc n’allais pas avec cette fille... C’est autorisé ça comme chemisier…Je n’ai pas ma carte de self…On voit au travers c’est vrai…Tu es sûr de ça ?... Tu la trouve comment celle-là ? Arrête de me toucher...Ça n'avance pas aujourd’hui... Elle va revenir ? … T’as eu combien au devoir ?... Ils ont découvert une chose au Nicaragua...Combien y a-t-il de microorganisme vivant sur une baleine ?... T’étais ou hier ? … Comment elle fait pour marcher avec ça ? Sérieux ?... Ou ça ? … “
Si l’on savait remettre les choses dans l’ordre et que l’on connaissait les têtes, il était facile d’établir ce que j’appelais un top 1 des bruits de couloir. En premier Evelyn décrochait la triste palme. La capacité qu’avait les absents à faire parler d’eux me fascinait. Une célébrité de bas étage qui n’était jamais profitable à personne ici. Il n’y avait rien à faire aux langues déliées des commères qui supputaient au moins autant qu’elles s’ennuyaient. Je parie que la plupart ne l’avait même pas remarqué auparavant. En deuxième place, de façon plus générale venait les “ couples”. Volatile l’amour. Deux semaines auparavant certains se voyaient déjà finir leur vie ensemble et aujourd’hui il n’en restait plus que des moqueries dans le meilleur des cas. La plupart du temps lorsqu’un couple se formait et qu’il s’avérait être mise en lumière sa durée de vie diminuait de moitié. Et lorsque les choses étaient consommées, alors l’amertume prenait le dessus. Et l’un et l’autre se toisaient de loin avec chacun leur petit groupe, quelques semaines durant. Ruminant les espoirs déçus et la honte d’y avoir cru aussi fort.
Moi je n’avais qu’une ambition : passer inaperçue. Surtout en ce moment. La cantine bondée m’offrait un avantage non négligeable. Le flux d’élève entrants et sortants était tellement intense et bruyant qu’on m’aurait confondue avec n’importe qui. Ici, on avait tout le loisir d’observer. Qui manger avec qui, s’ils parlaient entre eux, s’ils mangeaient tout court. L’appétit était un gage de bien portance. La nourriture de la cantine était, malgré son odeur tenace, plutôt bonne. Si quelqu’un ne mangeait pas alors, il y avait anguille sous roches. Et aujourd’hui, le redoutable groupe de sept était scindé. Bingo.
Eva et Nicolas s’étaient installés tout au fond de la salle. Leur table n’était pas à son emplacement habituel. Elle était maintenant collée à la porte-fenêtre qui servait d’issue de secours. Bien à l’écart de tous les autres élèves. Eva entre deux gorgées d’eau, tortillait une de ses mèches de cheveux entre son pouce et son index. Elle souriait de toutes ses dents, et ses grand yeux noisette surlignés d’un épais Khôl ne regardaient que lui. Avachi, Nicolas avait les bras croisés. Il semblait l’écouter d’un air assez distrait. Ses yeux balayaient le Self de temps à autre et il regardait furtivement mais très souvent son téléphone resté sur ses genoux. Ça allait faire encore jaser à coups surs. Il y avait toujours eu des rumeurs sur ces deux-là. Seulement on ne les avait vu ensemble, en couple, qu’en seconde. Après ça, il se disait qu’ils étaient tantôt ensemble, tantôt amis. Une espèce d’amitié améliorée. Ce truc est très à la mode de nos jours. Très utile dans les relations “ Je te veux moi non plus”. Il n’y avait pas que chez les adultes chez qui les sentiments étaient démissionnaires. Les hormones, l’excitation des premiers émois perturbaient les élèves à tel point que l’amour était fluctuant et inconstant. L’on voudrait l’autre rien qu‘à soi tout en voulant s’assurer de sa séduction et connaitre d’autres sentiments. Et ce statut d’amis-amants arrangeaient bien les choses. On ne veut jamais autant quelqu’un que lorsque d’autre le veulent aussi, et on n'aime jamais autant le fuir que lorsqu’il serait possible que les choses deviennent sérieuses. De peur d’essayer surement. Parce qu’essayer c’est prendre le risque que ça ne marche pas. Tout ça pour dire, que je crois que leurs vies amoureuses respectives avaient été bien plus riches sur trois ans que la mienne ne le serait dans toute ma vie. Quant aux autres, Christina, Amaury, Loïc et Nicole, ils s’étaient rassemblés à cinq autour d’une table prévue pour quatre. Bien loin de manger, ils avaient entassé leurs assiettes encore pleines pour certaines, sur un coin de la table. J’avais regardé un moment avant de voir ce qu’il s’y passait. Lorsque la table devant fut partie, j’avais aperçu une feuille griffonnée tout au milieu de table. Ils n’avaient pas l’air de rigoler très fort, eux qu’on entendait d’ordinaire fanfaronner à l’autre bout du self.
C’est à ce moment-là, alors que j’étais captivée par tout ce petit monde que les lumières s’éteignirent dans le self. L’alarme se déclencha. Personne ne paniqua jusqu’à ce qu’une légère, très faible secousse se fit sentir. Plus personne ne prononça un mot. Sidérés tous les élèves avaient eu les yeux braqués en direction d’une table ou étaient les professeurs. Eux que l’on n'écoutait jamais d’ordinaire étaient maintenant investis des peurs et des angoisses d’une bonne centaine d’adolescents. On n’entendait plus que les verres qui tremblaient sur les tables. Jamais auparavant nous n’avions vécu de tremblements de terre.