Arrivederci
Rentrée 5 mars 2033
Nouvelle du matin, la radio est en effervescence. Encore une ” porte”. Cette fois en Italie. Mme Gabriele Costa-Rizo parle, parle à n’en plus finir. Le traducteur peinait à suivre tellement elle avait de choses à dire. Elle haletait, reniflait, pleurait un peu et se remettait à déballer toute l’affaire en question. Elle s’était levée comme tous les matins vers cinq heure trente pour préparer le petit déjeuner de son mari et de sa fille Rosa. Lui était ébéniste elle mère au foyer. En robe de chambre et à peine réveillée, elle s’attela donc d’abord à moudre les grains de café, à sortir trois bols et quelques biscottes. Une fois la cafetière en route, elle attrapa un sachet pour le chat de la famille, Calo. La bête noire poilue s’impatientait. Quémandant haut et fort son dû, il slaloma dans les jambes de sa maîtresse qui pendant une seconde, perdit l’équilibre. La gamelle tomba. Le chat prit peur et couru tout droit en direction de la chatière. Mme Costa-Rizo râla après lui en le voyant partir à toute allure et ramassa péniblement la boîte en plastique au sol.
C’est à ce moment précis, après un vif coup d’œil vers la porte d’entrée qu’elle se stoppa net. Un peu comme lorsque les gens ont un flash. La porte était étrange, comme vacillante. “ Les portes ne font point de lumières “ répétait-elle sans relâche.
En réalité, la porte allait très bien. C’est la chatière qui n’allait pas. Elle s’était approchée et accroupit auprès de cette dernière et n’en revenu pas. Deux chatières, côte à côte. La même finition sur les côtés, la même petite écriture gravée dans le bois “ Calo”. Et le pauvre chat était passé au travers sans que sa maîtresse ne sache dire laquelle. Il ne revint jamais, même après que toute la famille eut agité croquettes et grelots.
Le chat de Schrödinger n’avait qu’à bien se tenir. D’ici peu ce chat de gouttière serait au moins aussi célèbre que lui. “ Mieux vaut qu’il ne revienne pas “ Voilà ce que je m’étais dit. Une potentielle liberté même par la mort, valait mieux qu’une captivité certaine ici. Il aurait sûrement fini dans une cage subissant des tests à n’en plus finir de toutes façons.
J'avais terminé mes céréales sur ce chat. Perdu on ne sait où, si toutefois il y avait un “où”.
C’était tellement absurde que ma tête refusait de tergiverser sur le sujet. Et si demain je devais me manger une chatière alors, qu’à cela ne tienne. J’avais d’autres choses à régler pour le moment. Comme l’affaire de mon sac de cours porté disparu depuis bientôt deux semaines.
Mon ventre gondait pour moi. J’avais enfilé des bagues à chacun de mes doigts et ramassé mes cheveux en queue de cheval. Mon teint était blanchâtre et mes yeux à demi ouverts. L’appétit parti avec le sac, c’est avec les joues creusées et le front bas que je m’étais mise à marcher le long de la route. Il ne faisait pas tout à fait jour, les arbres dessinaient au loin une haie verte très foncée, presque noire. L’air était froid mais salvateur, j’inspirais fort pour me réveiller. Parfois j’entendais quelques petits bruits de bois et de feuille dans les buissons mais rien n’en sortait jamais. Attentive à mes pas, j’avais soigneusement évité les flaques d’eau au sol. La terre était déjà bien assez tenace sans qu’en plus je me vautre de tout mon long dans l’herbe et dans la boue. Ma hantise était de me faire remarquer une nouvelle fois.
J’étais bien en avance et il n’y avait que quelques têtes qui dépassaient au loin devant la grille. Il fallait traverser toute la cour pour atteindre la vie scolaire, moins je croisais de gens, mieux c’était.
Tous les élèves du lycée de La Providence se devaient de porter un uniforme. Quand bien même le directeur ne démordait pas du fait que “ ça évitait une différence visuelle des classes sociales “, les manufactures bon marché se remarquaient très vite. Par Un bleu plus terne, des coutures effilochées, des chaussures usées plus vite.
Finalement, tous les élèves se ressemblaient tous tout en étant franchement différent. Certaines agrémentaient leurs cols de chemisier avec un foulard à motif, la seule chose un peu originale autorisée. Quant aux garçons, c’était cravate obligatoire, aucune dérogation fantaisistes. Nous nous devions tous de porter des souliers noirs, des chaussures de ville comme des mocassins ou des chaussures bateau.
Le lycée en lui-même était d’une architecture classique. Comme de grandes et grosses maisons bourgeoises que l’on peut voir dans certaines villes. Il y avait sept bâtiments, les uns à côtés des autres. Ils avaient tous trois ou quatre étages. Le tout premier, celui dans lequel l’on entrait lorsque l’on passait les grilles, avait huit fenêtres très allongées de chaque côté. Quant à sa porte en bois vernie, deux grandes plaques de fer y avaient été apposées. Elle était tellement haute et large que chaque fois j’avais la sensation de me faire avaler en pénétrant. Tout l’établissement avait été rénové deux ou trois fois déjà. Les seules choses “ d’origine” étaient les parquets et certaines cheminées dans les salles de classe. La décoration était un peu étrange. D’une certaine façon elle était épurée, la grandeur des pièces était telle, qu’elles paraissaient nues et froides.
L’entrée était pourvue d’un portique électronique, personne ne rentrait sans badge. Et, J’avais à peine poussé les portes battantes du bâtiment qu’un effluve fleuri frôla mes narines. Les locaux sentaient le propre. Les pauvres femmes de ménages n’en finissaient pas de nettoyer quand il faisait pluvieux. Elles s’affairaient à ranger tous les balais, produits et chiffons dans un grand placard encastré au fond du couloir.
Je n’avais trouvé ni surveillante générale, ni de surveillants à la vie scolaire ce matin-là. Seule la vieille Hélène était présente. C’était la secrétaire du directeur, elle assurait les permanences ainsi que les remplacements. Le chauffage n’avait pas été remis, de ma bouche émanait une fumée blanche. Quant à Hélène, munie d’un bonnet blanc et d’un gros pull en laine rose, elle tamponnait des feuilles.
-Qu’est-ce qu’il vous arrive ? M’avait-elle lâché, l’air franchement débordée.
Elle s’encombrait très rarement des formules de politesse d’usage. Hésitant à lui soumettre ma requête, j’avais survolé la pièce espérant apercevoir le sac tant attendu. Mais Rien. Un peu bourrue et pas franchement aimable elle ne m’avait pas parue très coopérative.
- Et bien... me lançais-je, Auriez-vous retrouvé un sac à dos b....
-Un sac bleu avec deux bandes blanches ?
Elle venait à peine de me couper qu’elle avait déjà disparue dans le bureau attenant. Elle était revenue à petits pas pressés faisant grincer le bois fatigué. Mon sac dans une main et un carton ouvert dans l’autre, on ne voyait plus sa petite tête. Elle avait manqué de tout faire tomber en se rassaillant et avait poussé un soupir aussi long que mon bras. Puis, elle m’avait regardé par-dessus sa paire de lunettes à la monture zébrée et avait réajusté son serre tête noir.
-On me l’a rapporté il y a deux semaines. M'avait-elle lâché en me tendant le sac. Ça ne vous a pas inquiétée ?
Dans le mille Evelyne. Ce n’est pas que ça m’avait inquiétée. Ça m’avait littéralement bouffé le moral. J’avais soigneusement évité son regard accusateur, avais attrapé mon dû et était repartie en direction de la cours la tête basse. C’était incroyable la façon que les adultes de ce lycée avaient de ne pas voir la pression qui y régnait. Nous avions pour eux la tête hasardeuse et l’esprit rêveur. Alors que nous étions constamment épiés, surveillés et réprimandés, sans aucun répit. Tout ce qui faisait ce que nous étions devait être tu et assommé. La moindre originalité punie et la rébellion étouffée.
La rumeur courrait chez les parents que la discipline et la dureté étaient gage de réussite. Et, plus les établissements étaient sévères, plus ils étaient chers.
Pour faire on ne savait pas quoi plus tard, mais quoi qu’il arrive une scolarité au Lycée de la providence nous ouvrait des portes à n’en plus finir. De celles que nous n’aurions jamais eu envie d’ouvrir même, mais il en était ainsi.
Chaque matin ici, nous entrions dans l’antre des monstres aux visages d’ange. Si vous ne savez pas à quoi ressemble l’aristocratie désargentée, les bourgeois bien portants, les nouveaux riches et la plèbe méritante, entrez dans l’arène.
Finalement nous étions préparés un peu en avance à la lutte permanente des classes. A la place que nous nous verrions nous être accordée plus tard. Il ne s’agissait pas de viser trop haut, mais de viser juste. Le conseiller d’orientation, Mr Galilée, par exemple était un fin psychologue mais pas franchement investi ou intéressé. Il se gardait bien de vous dire que vos rêves de grandeur étaient irréalisables, il souriait timidement et vous refilait un catalogue Onisep de cursus au rabais. Il n’écoutait guère nos souhaits et se contentait de hocher la tête de temps à autre. Il avait disposé tous un tas de livre derrière lui. De grands et beaux livres avec des reliures brillantes. De celles qui qui vous font penser “ Lui il sait ce qu’il fait”.
Le monde n’avait jamais eu guère de sens à mes yeux d’adolescente. Je crois que je ne réfléchissais à rien. J’avais bien trop peur d’être déçue pour espérer quoi que ce soit.
Mais le fait était que : Nous vivions la chose la plus bouleversante et extraordinaire qui soit, et ils continuaient à nous seriner que nous devions penser à l’avenir. C’était une chose de savoir que nous épuisions les ressources de la planète, une autre que de continuer à vivre tout en sachant que la “quatrième dimension “ou que sais-je, se pointe.
Chacun y apposé le nom qu’il voulait. Le fait était que c’était là. Devant nous. Littéralement parlant parfois même. Les exercices d’incendies avaient redoublé depuis. La sonnerie stridente se déclenchait bien trop souvent, et si les élèves avaient d’abord obéi sans broncher, bientôt ils ne se donnaient même plus la peine de se lever. Certains faisaient mine de se diriger vers les sorties de secours, mais à pas lents. De façons à ne pas à avoir à parcourir trop de distance lorsque l’exercice vide de sens se terminerait.
Le cours de biologie n’avait pas commencé depuis une heure qu’il fallait déjà évacuer. Les plans d’évacuations avaient été revus et il fallait suivre des flèches hasardeuses sur les plafonds, si bien que la moitié des classes se perdaient dans les bâtiments. C’est avec nonchalance que je m’étais engagée dans l’escalier du bâtiment A. J’avais croisé Janice et Lionel qui se dirigeaient en direction des toilettes et j’avais continué à suivre les flèches lumineuses au plafond. Puis, je m’étais retrouvée face à une porte coupe-feu close. Au moment où je m’apprêtais à la pousser les lumières s’étaient éteintes. Une voix un peu éteinte derrière moi me fit sursauter :
-Ce n’est pas par là.
-Pardon ? Comment ça ce n’est pas par-là ? les flèches disent le contraire chuchotais-je .
-Tu vois bien qu’elle est fermée. Il n’est pas bon de se risquer à prendre des portes en ce moment...
Je m’étais retournée machinalement pour essayer de voir à qui je m’adressais mais il n’y avait plus personne. J’avais eu une sensation de froid juste après ça. Un frisson assez désagréable avait parcouru mon dos, J’avais rebroussé chemin et m’étais enfouie sous ma capuche les mains au fond des poches.
Arrivée dans la cour , j’étais restée un peu en retrait observant les gens ici et là. Les professeurs exagéraient bien trop les traits de panique pour qu’on les prenne au sérieux. Ils se plantaient en ligne, faisant de grand signe pour que l’on se rassemble. Ils gigotaient dans tous les sens, s’insurgeant que personne ne les écoute, alors qu’ils ne s’entendaient pas eux-mêmes. L’un d’entre eux s’était muni d’un sifflet dont le bruit était bien entendu couvert par le son de l’alarme. Ridicule et décadence.
A quelques mètres devant le préau, il y avait Romain, Elise et Camille qui discutaient dans un coin. Tout en roulant sa cigarette il racontait une histoire concernant une jeune fille d’une fille d’une autre classe, Evelyne :
-Elle dort tellement mal qu’à l’internat elle réveille même notre dortoir. Des terreurs nocturnes ils disent...Elle hurle à la mort. Elle ne sait même pas dire de quoi elle rêve.
Il avait la manie de secouer sa tête pour dégager ses yeux de son épaisse mèche de cheveux marron.
-Depuis quand elle fait des cauchemars ? M'immisçais-je. Ce n’est pas Eva et sa petite bande qui la terrorise quand même ?
-Non, je ne crois pas, tu penses toi ? Eva est une peste continua-t-il, mais elle n’a pas fait de vagues dernièrement. L’ambiance est assez froide entre elle et les autres, vas savoir ce qu’il se passe encore.
Etonnant pensais-je aussitôt. D’ordinaire ils étaient soudés surtout lorsqu’il s’agissait d’emmerder le monde.
-Peut-être qu’Evelyn a des problèmes familiaux .. Qui sait ? Suggéra Camille.
C’était une fille assez discrète Camille. Elle ne se risquait qu’à très peu de conversation. Elle avait de longues jambes fines, qu’elle s’était toujours refusée de montrer en jupe. Plutôt mourir, comme elle disait. La coupe au carré, ses cheveux raides encadraient son visage juvénile. Sa moue boudeuse était très expressive. A ses yeux, à son petit nez et à sa posture, on décelait tout de suite sa nonchalance latente et son ennui.
-Des problèmes familiaux ça te travaille, ça ne te fait pas hurler ou pleurer toutes les nuits, lui répondit Romain.
-Et si son père était violent ? Surenchérit-elle doucement en levant les sourcils.
-Aucune idée, tout ce que je sais c’est qu’elle a peur Evelyne ..Elise avait haussé les épaules. Elle s’était retournée vers moi les yeux hagards. “Tu sais Alma, il y a des bruits aussi à l’internat le soir. C’est comme si quelqu’un marchait continuellement dans une flaque.”
-Dans une flaque ? Répétais-je un peu perdue
-Oui, acquiesça-t-elle. Ou de l’eau qui ruisselle. C’est dans les plafonds j’ai l’impression. Les gardiens ont été voir, mais il n’y a pas de fuite. On a juste plus accès à la salle au troisième étage. Fin de l’histoire.
Ils avaient continué un moment à parler des événements de la nuit dernière. J’avais écouté d’une oreille distraite, car juste à ma droite se trouvait Nicolas. Visiblement en réunion avec ses compères, ils avaient formé un cercle un peu plus loin, à l’orée du parc qui bordait le lycée.
Au nombre de sept cette fois. Il manquait toutefois Christina, une grande brune, une espagnole avec un accent à couper au couteau et à la langue bien aiguisée.
Nicolas me fixait déjà depuis un moment, immobile. Je n’aurais pas su dire s’il était pensif ou en colère. Tout son visage était comme crispé et blafard. C’est Amaury qui parlait. Un grand garçon très sportif au corps développé et à la tête en rectangle. Ce n’était pas le plus sympathique. A vrai dire, c’était même plutôt le contraire, il était profondément antipathique.
Lorsqu’il parlait, il le faisait avec ses bras. Sûrement un réflexe de nageur qu’il était. Ce jour-là, il avait l’air franchement concerné par ce qu’il disait. Le bras tendu et le poing serré, il semblait vouloir appuyer ce qu’il disait. Etrange. Les autres ne mouftaient pas, la tête baissée ils regardaient le sol.
La sonnerie de l’alarme s’était tue et avait fait se disperser les élèves ici et là. Bientôt je m’étais retrouvée seule dans le froid. Je ne savais même pas pourquoi je n’étais pas remontée. Et lui, Nicolas était toujours là . Toujours au même endroit. Avec le même regard étrange.
Pourquoi fallait-il que les choses soient toujours compliquées ?