« En ce mois de juillet 2050, la période de canicule s’étendra sur ces trois prochaines semaines au minimum. Des bulletins seront diffusés régulièrement pour vous informer des conditions météorologiques et des gestes à adopter. Pour votre sécurité, tenez-vous informé.e. En cas d’urgence, appelez immédiatement le 15, ou contactez le 114 si vous êtes malentendant.e. Ceci est un message du Ministère chargé de la Santé et de l’INPES. »
- Et allez, c’est reparti, soupire Marjani.
- Tu as dit quelque chose ? lance sa colocataire depuis la cuisine.
- Rien, encore une alerte canicule. Est-ce qu’il nous reste des stocks d’eau ?
Aucune réponse. La jeune femme se redresse sur le canapé :
- Aisha ?
- J’arrive, je sors le plat du four !
Marjani se laisse retomber contre le dossier. Sur la télévision, l’annonce laisse place à l’habituel défilé de publicités. Son amie arrive avec une grande assiette dans les mains. En découvrant son contenu, la première grimace.
- Encore des insectes, t’abuses !
- Y avait plus de volaille, se justifie Aisha.
- Et du bœuf ?
Elle secoue la tête.
- T’aurais vu les prix, laisse tomber. Pour l’instant, ce sera criquets et sauterelles.
- Je ne m’y ferai jamais.
- Tu devrais t’estimer heureuse d’avoir goûté à ça pendant un temps. Pense aux enfants qui viennent de naître et qui ne connaîtront que ça à la cantine !
Marjani croise les bras en faisant la moue.
- Justement, c’est plus facile pour eux.
Par la fenêtre ouverte, un courant d’air traverse les quelques mètres carré. La fraîcheur ne dure qu’un instant, mais sa rareté n’en est que plus profitable. Aisha renverse la tête en arrière en fermant les yeux.
- Que Dieu nous vienne en aide, j’ai déjà l’impression de fondre. Ils prévoient combien, cette semaine ?
- Je sais pas, ils n’ont pas encore annoncé la météo.
Au même moment, le slogan du bulletin météorologique apparaît sur le téléviseur. Aisha attrape une brochette de criquets qu’elle grignote frénétiquement. Marjani fait mine de retenir une nausée.
- Oh, arrête un peu ! se plaint la cuisinière.
Sa colocataire s’enfonce dans le canapé en ricanant.
*
De l’autre côté de l’écran, Isabelle s’avance sur le plateau. Derrière elle, les couleurs de la carte donnent à la France un aspect enflammé. Pas un pli ne froisse son tailleur, pas un cheveu ne s’échappe de sa coupe. Malgré les climatiseurs qui tournent à plein régime, des gouttes de transpiration glissent le long de sa nuque.
Elle ne laisse transparaître aucun signe d’inconfort. Craquer, c’est admettre à son public que tout s’effondre. Et s’ils en prennent conscience, comment préserver cette fameuse devise selon laquelle la vie continue ?
La présentatrice est devenue experte en l’art de l’illusion. Que les malheurs du monde essaient de s’abattre pendant son émission, elle resterait impassible. On pourrait presque croire que la canicule ne touche pas leurs locaux.
La cadreuse lui donne le feu vert. Comme à son habitude, Isabelle se redresse, lève le menton, et affiche son plus grand sourire :
- Bonjour à toutes et à tous, voici les prévisions de cette semaine du 11 juillet. Mardi matin, les températures avoisineront les 52°C sur l'ensemble du territoire. Les premiers pics de chaleur feront leur retour mardi après-midi : 56°C à Brest, 60°C à Paris jusqu'à atteindre 68°C à Nice. Prévoyez-donc vos sources d'hydratation et renseignez-vous auprès de votre commune en cas d'éventuelles restrictions d'eau. Pour le mercredi, nous devrons nous attendre à...
- … une journée encore moins supportable pour la population, de même que le jeudi, et ce empirant jusqu'à ce que l'Humanité s'éteigne dans une forêt de flammes.
La présentatrice s’arrête, jette un œil à l'équipe technique. Ces derniers froncent les sourcils face à sa brutale interruption.
- Qu'est-ce que... murmure-t-elle.
Sur le prompteur, le texte continue à défiler. Mais elle est incapable de le lire, hypnotisée par la voix déformée qui a envahi son oreillette :
- … Des incendies dévorent les minces réserves d'oxygène de la planète, les politiques abusent de la rationalisation de l'eau pendant que les plus riches baignent dans leurs piscines chlorées... Isabelle, tu n'as pas envie de leur dire ? De changer les choses ?
La femme déglutit.
- Isa, ça va ?
Les interrogations de la régie n'obtiennent aucune réponse.
- Comment avez-vous réussi à me contacter ? articule la présentatrice en rapprochant son micro de ses lèvres.
- Je t'ai déjà croisée, aux réunions de l'association. La construction de l'éco-immeuble, le développement des potagers collectifs dans la banlieue , l'instauration des questions climatiques dans les programmes scolaires... Tu étais en première ligne, à chaque fois. Ça me surprend que tu bosses pour une chaîne aussi opposée à tes valeurs.
- Il faut bien manger, siffle-t-elle entre ses dents. Et à cause de vous, je risque de perdre ça.
- Pourquoi tu ne rejoins pas nos rangs à plein temps ? Il y a toujours un moyen de s'entraider financièrement. C'est aussi ça, la collectivité...
La voix inconnue soupire.
- Isabelle, je ne compte pas profiter de ta position. Mais réfléchis-y. Tu as une audience fidèle, des gens qui t'écoutent, qui t'admirent, qui t'attendent chaque semaine pour que tu leur débites informations et conseils bateaux. Pense à l'impact que tu aurais ! La transmission de ton message à travers les générations !
Pétrifiée sous les projecteurs, l'impatience de ses collègues n'est pour elle qu'un lointain bourdonnement.
- Qu'est-ce que je peux faire ? chuchote-t-elle.
- Il faudra faire vite. Le temps d'attention de l'audience a drastiquement baissé ces dernières années, le cerveau humain a souvent tendance à passer à autre chose après une minute de visionnage. On a préparé un texte, avec les autres membres. Tu pourras y apporter des modifications et le réciter lors du prochain bulletin.
- Et qu'est-ce qu'il est dit, dans ce texte ?
- Il met en lumière le travail de l'association, les différentes antennes dans les villes de France, leurs actions, comment y participer. On veut mobiliser le plus de gens possibles. Tu es partante ?
- Je...
- Coupez !
*
« En raison d’un problème technique, notre programme est interrompu pour une durée indéterminée. Nous vous remercions de votre compréhension ».
Une nouvelle série de publicités se lance face à l’incompréhension des deux téléspectatrices.
- On est d’accord qu’Isabelle était pas comme d’habitude ?
- Tu l’appelles encore par son prénom comme si vous étiez amies, rit Aisha.
Elle redevient sérieuse.
- Tu as raison, n’empêche. On aurait dit qu’elle parlait toute seule.
Le spot suivant interrompt leur réflexion. À l’écran apparaît un logo qu’on ne leur présente plus, celui de la marque PurAir®.
« Maux de tête ? Fatigue ? Nausées ? Les symptômes de la canicule se multiplient, et vous sentez que vous étouffez ? Avec la nouvelle gamme de produits PurAir®, vos étés seront plus doux. Découvre dès maintenant notre toute dernière innovation, pensée pour votre confort.
Désormais, pour les résidents de petits espaces, le PurAir Mini® saura vous satisfaire. Sa technologie alliant ventilation et pulvérisation de brume fraîche vous éloignera des coups de chaud, et vous assurera des journées pleines de sérénité.
Bien sûr, qui dit petits espaces dit aussi petits prix ! Profitez dès maintenant de notre offre de lancement, et obtenez le lot de 4 PurAir Mini® pour seulement 59,99€ !
Et pour ceux qui ne seraient pas encore convaincus, voyant notre invention comme une goutte d’eau versée sur un incendie, sachez que PurAir® s’engage à la préservation de l’environnement. C’est pourquoi 78 % de nos matériaux sont issus de matières recyclées. Alors n’attendez plus ! Commandez votre lot sur www.purair.com.
Pur Air : Vivez d’amour et d’air frais ! »
- Ils ont pas trouvé plus ridicule, comme slogan ?
- En attendant, leur stratégie fonctionne. Je suis presque tenter d’en acheter un lot…
- Et notre ventilateur ?
- Celui qui nous a lâché la semaine derrière ?
Marjani reste silencieuse, avant de lâcher :
- Punaise, c’est vrai. On peut essayer de le faire réparer ?
- Ce que tu es naïve, ma belle. On ne répare plus, maintenant, on rachète.
Les yeux de la jeune femme fixent la télévision.
- Et on s’étonne que la Terre brûle…
*
Sur le plateau, un frisson parcourt l'échine de la présentatrice météo. Absorbée dans sa discussion, elle n'a pas remarqué l'entrée en trombe du patron dans le studio de tournage. Ce dernier respire fort, essuyant son front dégoulinant de sueur à l’aide d’un mouchoir.
- Putain, qui est en train de saboter notre émission ? Isabelle, c'est quoi ce bordel ?
- Je... Je suis désolée, mon micro a eu une interférence-
- Une interférence, c'est ça ! Je suis sûre que c'est encore une attaque de ces foutus militants !
Il s’interrompt pour reprendre son souffle. Un assistant se précipite vers lui pour lui tendre un PurAir Mini®. Le patron le saisit et appuie frénétiquement sur le bouton démarrer. Les hélices en plastique émettent un faible souffle frais avant de se briser.
- C’est de la camelote, ce truc ! Apportez-moi une vraie bouteille d’eau ! s’écrie l’homme en jetant l’objet au sol.
Une technicienne s'approche de la présentatrice pour lui détacher son micro.
- Et le bulletin météo ? bredouille cette dernière.
- Ils ont lancé la pub le temps de comprendre le problème.
- On sait d'où vient le... hum... la source ?
Son interlocutrice hausse les épaules.
*
- Bon, Isabelle n’est toujours pas revenue, ça m’inquiète.
- Tu y crois, à leur histoire de problème technique ?
- Pas vraiment. Je pense…
Marjani se courbe en avant et avance sa mâchoire inférieure :
- … Je pense plutôt que c’est encore un coup de ces fichus écolos !
Aisha éclate de rire.
- On dirait la vieille du troisième !
- Je sais, je sais, mon talent d’imitatrice est inégalable.
Elle reprend sa voix de personne âgée :
- S’ils arrêtaient de nous embêter quand on regarde la télé tranquille !
- Mais arrête, elle va t’entendre !
Elles s’effondrent sur le canapé, hilares. Aisha se relève en reprenant son souffle :
- Bon, je vais laver l’assiette. À moins que tu veuilles encore des criquets ?
- Plutôt mourir !
*
Isabelle prétexte une migraine pour s'isoler aux toilettes. Une fois la porte de la cabine fermée, elle laisse échapper une longue expiration. Au loin, sur le plateau, des éclats de voix étouffés lui indiquent que le problème est loin d’être résolu.
D’ordinaire, l’ambiance sur le tournage est un facteur très important pour la présentatrice. Pas aujourd’hui. Son échange avec l'anonyme tourne en boucle dans son esprit. Les mains tremblantes, elle déverrouille son téléphone, fait défiler ses discussions jusqu'à trouver le groupe de l'association Ecolidaire. Ses doigts tapent sur le clavier, les pulsations folles de son cœur résonnant jusque dans leur pulpe :
- Envoyez-moi le discours, je le présenterai demain.