Ces extraits sont issus du rapport de la mission IKARIE-X8, conduite par la physicienne et astronaute N.W. La transmission de données n’ayant pas pu s’effectuer dans sa totalité, il ne reste de son voyage que ces fragments épars.
Chère Maman,
Conformément à mon projet de recherche, je suis chargée de tenir un journal de bord pour en faire un rapport à l’issue de ma mission. Étant peu à l’aise avec cette forme, je préfère te l’adresser. Les mots me viennent toujours plus facilement lorsqu’ils te sont destinés.
Je me souviens du jour où j’ai annoncé mon départ à mon entourage. Mes collègues l’ont accepté plus facilement que prévu. Pour eux, j’imagine que c’était cohérent : la mère étudie le temps, la fille prendra sa suite.
De toutes les approbations c’est la tienne que j’attendais le plus. Combien de parents rêvent de transmettre un savoir ou une passion de génération en génération ? Mon assurance était aussi solide que du verre, aussi il t’a suffi d’un regard pour la briser en morceaux.
Tu n’as rien dit sur le coup, je crois. Ta rancœur se passait de mots.
Les premiers jours à la station ont été riches de rencontres et d’échanges, même si, pour être honnête, j’ai hâte de me retrouver seule face à mon sujet. Je t’en partagerai plus au fur et à mesure, on peut aussi envoyer du courrier à nos proches une fois par semaine. Si la dimension émotionnelle ne t’intéresse pas, considère ces bouteilles jetées au ciel comme de futures archives.
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Chère Maman,
Certains membres de l’équipe montrent une inquiétude insistante vis-à-vis de mon expédition. Selon eux, me rendre seule dans une navette aussi loin de la station peut s’avérer dangereux. Il est assez ironique d’avoir vécu trois décennies avant d’être traitée comme une enfant pour la première fois. J’essaie de les prendre au sérieux, mais leurs remarques me paraissent fades. Il me suffit de m’imaginer propulsée par les réacteurs pour que l’impatience vibre et résonne dans mon corps.
J’espère qu’ils ne communiqueront pas leurs inquiétudes aux équipes de contrôle. Il a été assez difficile de les convaincre de partir. Je suis sûre que tu comprendrais, à leur place.
Tu serais bien la seule.
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Chère Maman,
Le soleil me manque. La pluie et la grêle aussi, dans une moindre mesure. En fait c’est surtout le vent que j’aimerais retrouver. L’absence d’air sur ma peau m’angoisse. L’absence d’attache au sol, aussi. Je suis enfermée dans une cabine amniotique dont j’ai de plus en plus envie de m’extirper, pour m’assurer que je suis encore en vie.
Ma mission s’achèvera dans deux mois. Entre les analyses, les observations, les réunions collectives, l’entretien de la station, les heures filent à toute vitesse. C’est pourtant cette même durée qui me tendait les bras après dix mois d’école, comme une prairie étendue, remplie de possibilités.
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Chère Maman,
Quand j’étais petite, j’ai développé la peur irrationnelle de tomber dans un trou noir. J’avais beau savoir qu’il n’y avait aucun risque sur Terre, chacune de mes nuits me plongeait dans le même cauchemar.
Un soir, je t’avais demandé ce qu’il se passerait si cela arrivait. Est-ce que le temps se déroulerait plus vite ? Ou plus lentement, jusqu’à s’arrêter ? M’armer de connaissances m’aiderait peut-être à sortir de ces songes désagréables.
En quelques coups de crayon sur une feuille blanche, tu m’as expliqué la vérité. Dès que je franchissais l’horizon du trou noir, ma trajectoire dans l’espace-temps déviait. Ainsi, ce qui se trouvait derrière moi devenait le passé, impossible à atteindre. Ne pouvant plus faire demi-tour, mon seul futur possible me condamnait à l’obscurité.
Avec le recul, cette réponse aurait dû me terroriser, au contraire elle m’a rassurée. J’étais plus indulgente à l’égard de la mort qu’envers l’incertitude. La nuit suivante, je m’étais préparée à éviter la ligne dont le dépassement m’entraînerait vers le fond. Mon savoir s’est avéré futile, puisque je n’en ai plus rêvé une seule fois.
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Chère Maman,
Je suis sortie de la station ! Pour une simple vérification, d’accord, mais cette tâche a le mérite de casser notre monotonie en apesanteur. L’infini me donne la sensation d’être la capitaine d’un navire, voyageant en une mer si sombre qu’il en est impossible de la séparer du ciel, et si calme que mon souffle fait office de tempête. J’aurais pu rester ici bien plus longtemps si mes collègues ne m’avaient pas forcée à rentrer. Leur animosité envers moi croît de jour en jour, je le vois bien. Ils ne l’admettront jamais, mais mon départ sera bénéfique pour tout le monde.
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Chère Maman,
Quand je ne trouve pas le sommeil, mon esprit ne peut s’empêcher d’inventer des scénarios cruels pour me tourmenter. Par une vicieuse force de conviction, je deviens alors persuadée de tout ce qu’il me susurre.
J’imagine que tu es morte. Que mes lettres continuent d’échouer devant ta boîte aux lettres sans que personne n’ait le courage de les renvoyer à l’expéditrice. Ou alors le monde s’est arrêté, et tout ce que j’ai de familier est réduit en poussière.
Il est plus probable que tu sois en pleine santé, et que le soleil continue de briller ; tu préfères juste m’ignorer. Je crois que je ne suis pas prête à envisager cette hypothèse.
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Chère Maman,
Mes coéquipiers ont tenté de me dissuader d’aller au bout de ma mission. Ils ne comprennent pas que je me puisse me vouer à un combat perdu d’avance. Ils répètent que je me jette dans un gouffre dont je ne pourrai jamais sortir, que je prends tous ces risques pour une cause qui ne le mérite pas.
Peut-être que cette logique est propre à nous seules. Lutter, courir sans relâche après ce qui nous échappe, ne m’a jamais semblé absurde. Si toutes nos questions ont une réponse à portée de main, quel intérêt ?
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Chère Maman,
Ça y est, ma navette vient de se détacher de la station. Mes collègues m’ont enlacée en me souhaitant bonne chance, avant de piloter mon lancement. J’ignore si leur gentillesse était authentique ou influencée par la culpabilité. Je suis tout de même reconnaissante de leur geste. Il n’est jamais agréable de quitter quelqu’un en étant fâchée, n’est-ce pas ?
Me voilà donc seule, en pleine possession des commandes et de ma destination. Tu n’as jamais été de ces parents qui freinent les tentatives d’apprentissage de leur enfant par leur peur du danger. Les erreurs que j’ai faites par moi-même m’ont toujours fait gagner en expérience, ne rendant que plus précieuses mes réussites. À voir si mon objectif appartient à la première ou la seconde catégorie.
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Chère Maman,
Je prends peu à peu conscience que je perds complètement le fil scientifique de mon rapport. Au fond, quelle importance ? La réponse, nous la connaissons déjà. Si mon témoignage leur parvient, mes collègues n’obtiendront qu’une expérience plus immersive du néant, avant de leur échapper à nouveau.
C’est étrange, j’aimerais partir et rester ici à la fois. Je ne sais pas si je préférerais que le temps s’arrête ou qu’il passe plus vite, si vite que je cesse d’y penser.
Ce sont les mots des gens qui me blessent le plus. Ils passent presque inaperçus, prononcés sans réfléchir, et c’est précisément cette nonchalance qui m’assaille. À quel moment les « dépêche-toi », « l’horloge tourne », « j’ai pas le temps » ont remplacé la vie devant moi que l’on m’a si souvent promise ?
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Chère Maman,
Tu es souvent à mes côtés pendant mes nuits. Parfois, nous sommes assises dans le jardin, à écouter le chant de oiseaux, profitant de l’herbe qui frôle nos pieds nus. Parfois, nous nous disputons violemment dans ton bureau, tout en livres jetés et en portes claquées. J’ignore où mon cerveau va chercher ces inspirations, puisqu’aucune de ces scènes n’est rattachée à des souvenirs.
Depuis quelques temps cependant, ton visage s’efface. Je ne distingue qu’une silhouette floue à la voix brouillée, tantôt douce, tantôt déchaînée. Ne pas savoir à quoi tu ressembles me donne le vertige. La dernière photo où nous posons ensemble date de mon entrée en primaire. La plus proche représentation de toi est un double de rêve : éternellement souriant, éternellement jeune, éternellement présent.
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Chère Maman,
Voilà, nous y sommes. Enfin, j’y suis. À force de m’adresser à toi, j’ai l’impression que nous faisons ce voyage ensemble.
Plus j’y pense, plus je me dis que nous aurions pu vivre autrement. Nos chemins étaient étroitement liés, pourtant nous avons décidé de nous arracher l’une à l’autre, de poursuivre nos affaires de nôtre côté, alors que nous aspirions au même but. Pourquoi avons-nous pris cette décision ridicule ?
Je me suis crue intelligente en choisissant ma spécialité. Après m’être demandé toute mon enfance ce qui te retenait dans ton bureau, porte fermée, ce qui me privait de ta présence, de ton amour, de tes sourires, ce qui te vidait de toute ton énergie, j’avais trouvé mon ennemi. Celui à qui ma mère consacrait tout son temps, c’était le temps lui-même.
L’idée n’était pas de te copier ou de te voler. J’imagine que tu m’en as voulu pour cette raison. Mais j’imagine seulement. Je me disais qu’à deux, on avancerait plus vite, qu’on trouverait des réponses. Ça nous rapprocherait du même coup, et quand tout serait fini on pourrait vivre au présent.
Pourtant voilà où j’en suis. Au moment où je quitte la Terre, tu quittes ta carrière. Était-ce une manière de te venger ? De me faire savoir que je ne pourrai jamais t’atteindre ?
Je suis persuadée que nous sommes victimes de nos trajectoires croisées. Nous avons consacré nos carrières respectives à prendre le temps trop au sérieux, à le traquer, l’étudier, le comprendre, le décortiquer, quitte à ce que le reste nous échappe. On dirait bien que nous sommes tombées dans son piège. Il aura toujours l’avantage sur nous de pouvoir filer. L’aurions-nous oublié ?
Tu as été si absorbée par le temps que je ne méritais pas le tien. Je devrais t’en vouloir, je n’y arrive pas. Il ne me reste qu’un poids dans la poitrine en contemplant cette vie que j’ai passé au bord du vide, en équilibriste sur le fil, à t’attendre de l’autre côté.
Ah, on se rapproche. Le fameux point de non-retour. Tu as vu, j’ai bien retenu ta leçon.
Au revoir Maman. On se retrouve derrière l’horizon.