Buster

Les journées d’Ethel Chambers se déroulaient sur une trame identique. Elle se levait tôt, accomplissait son ménage, puis passait à la salle de bains. Elle sortait ensuite faire ses courses, rentrait pour le déjeuner, avant de s’accorder une sieste. Dans l’après-midi, elle s’occupait de son jardin, rédigeait sa correspondance, complétait quelques grilles de mots croisés. Le soir venu, elle soupait d’un frugal repas, écoutait son feuilleton préféré à la radio ou bien lisait un roman emprunté à la bibliothèque municipale, se couchait tôt également. Ethel vivait dans une modeste maison, au numéro 103 de South Ware Street, à Alma, en Géorgie, sa ville natale. Alma avait toujours été son horizon. Elle y était née en 1881. Elle y avait rencontré l’homme de sa vie, Horace. Elle s’y était mariée en 1900. Elle avait emménagé au 103 la même année et ne l’avait pas quitté depuis. Horace était hélas décédé en 1952, laissant Ethel désemparée. Le couple n’avait pas eu d’enfant. Ethel s’était résignée à une certaine solitude jusqu’à l’arrivée de Buster. Elle l’avait découvert un matin sous son porche. Le chat lui avait adressé un regard scrutateur et était demeuré sans bouger, comme s’il attendait d’être invité à entrer. Ethel l’avait nourri, il s’était installé à demeure chez elle. Elle s’était enquise dans le quartier d’une perte ou d’une fugue éventuelle. N’ayant reçu que des réponses négatives, elle avait adopté le félin et l’avait baptisé Buster, car il lui faisait songer à Buster Keaton, avec son air impassible et ses poses hiératiques. Buster était devenu son compagnon fidèle. Elle lui préparait sa pâtée avec amour, lui parlait comme à un enfant et aimait par-dessus tout quand il venait se lover dans son giron. Elle lui caressait l’échine et le dos, jusqu’à ce qu’il ronronne de plaisir. De temps à autre, Buster s’accordait une escapade, s’absentant pour une heure ou pour un jour. Mais il revenait toujours au 103, désormais son chez-lui.

Les mois avaient passé. Ethel avait vieilli jusqu’à fêter ses quatre-vingt-deux ans, un anniversaire qu’elle avait partagé avec Buster et son petit-neveu, Timothy. Timothy était son dernier parent, le petit-fils de sa sœur, un jeune homme pressé, animé d’une soif de vivre rafraîchissante pour Ethel. Timothy tenait un magasin de disques au centre-ville, un des hauts lieux de rencontre de la jeunesse d’Alma. Ethel ne s’y était jamais rendue, elle n’y avait pas sa place, elle qui se plaisait à écouter Al Jolson et Bing Crosby, alors qu’aujourd’hui, le rock’n’roll régnait en maître. Timothy fourmillait d’idées et de projets pour son commerce. La plupart tournaient court, faute d’argent. Ethel se préoccupait surtout de sa vie sentimentale. À vingt-cinq ans, il n’était toujours pas marié. Ethel avait deviné qu’il multipliait les conquêtes, ce qu’elle jugeait sévèrement en son for intérieur. Mais Timothy se montrait si gentil avec elle, lui rendant visite chaque dimanche, l’aidant pour ses courses et les menus travaux de sa maison. Ethel ne lui adressait aucune remarque déplaisante. Après tout, elle ne serait bientôt plus de cette Terre. Autant profiter des rares moments en sa compagnie. Ethel soupirait parfois en songeant à Horace, au passé enfui, aux proches et aux amis partis pour un monde meilleur. Vivre vieux s’accompagnait de la douleur de perdre les personnes que l’on aimait. Elle se consolait en pensant à ses gentils voisins, qui se souciaient de sa santé et de son bien-être. En cas de problème, elle pouvait compter sur eux. Elle aspirait surtout à demeurer chez elle le plus longtemps possible. Elle évaluait cette probabilité à l’aune de ses deux escaliers, celui menant à l’étage et à sa chambre et celui descendant à la cave. Tant qu’elle était en mesure de les emprunter, son autonomie restait assurée. Mais le jour où ses jambes refuseraient d’accomplir cet effort, il lui faudrait se placer dans un foyer pour personnes âgées, perspective qu’elle redoutait. Elle s’inquiétait également de l’état de sa maison. Depuis la mort d’Horace, elle avait renoncé à entreprendre d’autres travaux. Elle avait entretenu les lieux avec soin, mais ils avaient vieilli eux aussi. La peinture s’écaillait, les plâtres se fissuraient, les tuiles se déchaussaient. Ethel se résignait, comparait cet état de décrépitude au sien : la vieillesse des hommes s’accompagnait du délabrement de leurs habitations. Elle chassait bien vite ses idées noires en conversant avec Buster. Car depuis quelques semaines, le chat avait développé un don qui émerveillait Ethel : il parlait.

Ethel avait manqué de renverser sa pâtée à terre quand Buster s’était adressé à elle pour la première fois. Il l’avait remercié d’une voix tranquille et posée. Elle était demeurée abasourdie dans sa cuisine, se croyant victime d’une hallucination. Elle avait pressé Buster de questions. Il lui avait répondu entre deux bouchées qu’effectivement, il était doté de la parole. Son repas terminé, il s’était assis sur son arrière-train et l’avait fixée de ses yeux sereins. Ethel l’avait écouté exprimer sa gratitude pour les soins et les bienfaits qu’elle lui dispensait. Il en était fort heureux et espérait lui apporter, en échange, du réconfort par sa présence discrète. Ethel fut touchée au cœur, le prit dans ses bras et l’étreignit. Buster ronronna et frotta sa tête contre la sienne. Il se déclara un chat comblé, ne pouvant rêver meilleure maîtresse. Il escomptait qu’ils restent ensemble encore de longues années. L’émotion submergea Ethel et elle lui promit qu’ils ne seraient jamais séparés. Dès lors, elle redoubla d’attentions envers Buster et le chat se montra un compagnon attentif et fidèle. Il multipliait les gentillesses, les encouragements et les mises en garde, ce qui apportait à Ethel une gaieté et un réconfort inespérés. Son sentiment de solitude s’évanouit. Elle se sentait à nouveau heureuse, à même de profiter des petits bonheurs de l’existence. Elle s’interrogeait parfois, le soir, dans son lit, avant de s’endormir, sur cette faculté étrange qui avait échu à Buster. Elle demeurait suffisamment lucide pour savoir que les chats normaux ne parlaient pas. Alors ? Était-ce elle qui souffrait de démence sénile ? S’agissait-il d’un miracle du Seigneur récompensant les nombreuses prières qu’elle Lui avait adressées ? Elle se sentait toutefois saine d’esprit et comme la Bible comportait nombre de références à des animaux dotés de la parole, elle s’en tint à cette hypothèse. Elle n’osa cependant pas s’en ouvrir à son entourage, même pas à Timothy. Elle redoutait leur réaction. De son côté, Buster conservait un silence de bon aloi quand elle recevait de la visite. Elle le questionna sur la meilleure conduite à tenir, il lui recommanda de n’en parler à personne. Mieux valait préserver ce secret qu’ils partageaient, cela renforcerait encore leur relation privilégiée. Ethel s’exécuta volontiers. Mais un soir qu’ils devisaient sur le passé, le présent et le futur, elle nota le ton inhabituellement grave du chat. Elle s’en étonna. Buster lui répondit qu’il avait de bonnes raisons de penser que Timothy en voulait à leur bonheur. Ethel se récria. Timothy, si gentil, si désintéressé. Buster pencha la tête et lui fit part de ses observations. Ces deux dernières semaines, le jeune homme avait affiché une mine soucieuse. Il avait pointé du doigt l’état déclinant de la maison de sa grand-tante, sa santé fluctuante et les risques qui la menaçaient à chaque geste. Ethel avait pris cela pour une sollicitude maladroite. Buster la détrompa : Timothy nourrissait de noires arrière-pensées. Il souhaitait la placer et vendre la propriété pour en récupérer l’argent. Ethel repoussa cette idée. Elle faisait confiance à Timothy, il ne lui occasionnerait jamais de chagrin volontaire. Buster n’argumenta pas outre mesure. Il quitta les genoux d’Ethel et annonça partir en balade. Il ne revint que le surlendemain, causant la frayeur de sa maîtresse, qui se montra dès lors mieux disposée à l’écouter.

Buster reprit ses mises en garde. Elle devait se méfier de Timothy, de ses airs innocents, de ses sourires débonnaires, derrière lesquels il dissimulait ses véritables sentiments. Le jeune homme possédait une double personnalité inconnue d’Ethel. En réalité, il fréquentait les prostituées avec assiduité, se droguait de manière compulsive et dépensait tous ses revenus dans des débauches dégoûtantes. Loin d’être une personne respectable, il était au contraire un démon qui entraînait la jeunesse d’Alma sur la pente du mal. Et pour financer son œuvre pernicieuse, il placerait Ethel sous tutelle, mettrait la main sur sa maison et accaparerait son argent. Puis, il se débarrasserait de Buster en l’emmenant chez un vétérinaire pour le faire piquer. L’horreur saisit Ethel. Sa bonne humeur et le peu de joie qui demeurait en son cœur s’envolèrent. Elle fut assaillie par l’angoisse et se mit à redouter les visites de Timothy, au point d’en perdre le sommeil. Elle interprétait désormais chacun de ses gestes, chacune de ses paroles comme une menace. Buster le lui fit remarquer, elle dut en convenir : le jeune homme examinait meubles et décorations comme s’il évaluait le prix qu’il en tirerait. Il questionnait sa santé et sa voix prenait une note d’espoir déçu quand elle lui confirmait se sentir pour un mieux. Il insistait sur ses besoins pressants en liquidités pour racheter la boutique à côté de la sienne et étendre son commerce. Un dimanche soir, après son départ, épuisée, terrifiée, perdue, Ethel s’assit dans son fauteuil et pleura. Buster vint la consoler et lui livra sa solution pour résoudre l’ensemble de leurs problèmes : tuer Timothy.

La première réaction d’Ethel fut de rejeter cette possibilité et de réprimander Buster. Tuer était le crime le plus grave non seulement devant les hommes, mais aussi devant Dieu. Elle tenait à rejoindre Horace au Paradis, pas à être précipitée en Enfer. Buster revint à la charge, Ethel résista au nom de ses principes moraux. À force d’arguments, il parvint à la convaincre : leur bonheur dépendait de la mort de Timothy. Ethel ne ferait que se défendre d’un être inspiré par Satan. Dieu comprendrait et lui pardonnerait dans Sa miséricorde infinie. Ethel réfléchit avec gravité aux déclarations de Buster et céda à son raisonnement. Dieu avait offert le don de parole au chat, Il s’exprimait sans nul doute par sa voix. Tous deux passèrent les soirées suivantes à mettre leur plan au point. Le dimanche, quand Timothy arriva, il trouva Ethel, comme à son habitude, affable et souriante, Buster à ses pieds. Ils discutèrent de leurs semaines respectives, partagèrent une tarte au citron et burent de l’orangeade. Ethel demanda à son petit-neveu de lui remonter du sous-sol un bac à fleurs qu’elle y avait laissé l’été précédent et qu’elle désirait à présent pour décorer son portail. Timothy se dirigea aussitôt vers la porte de la cave, l’ouvrit et alluma le plafonnier. Il posa un pied prudent sur la première marche et s’arrêta un instant, car son regard s’était fixé sur un objet métallique incongru, une fourche, disposée au bas de l’abrupte volée. Ethel profita de cette hésitation et le poussa de toutes ses forces. Comme Buster l’avait anticipé, Timothy dégringola l’escalier et sa tête vint se planter avec précision sur les dents acérées de l’outil. Ethel le contempla s’agiter un moment, puis s’affaisser sur lui-même, tandis que la vie le quittait. Son sang s’épanchait sur le carreau froid de la cave. Cela serait pénible à nettoyer, mais certainement ses voisins l’aideraient. Elle regagna la cuisine. Buster l’attendait sagement à côté du téléphone. Elle souleva le cornet et contacta le poste de police pour les avertir de l’horrible accident qui venait de se produire sous son toit. Quand elle raccrocha, Buster lui adressa un sourire complice. Elle prit le chat dans ses bras et s’assit avec lui sous le porche pour guetter l’arrivée des secours. Désormais, rien ni personne ne les séparerait.

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Camice
Posté le 05/04/2024
Bonjour !
Quel plaisir de lire une histoire où le personnage principal est une vieille dame adorable ! J'aime beaucoup toutes les ambiguïtés du récit, est ce que Buster a vraiment raison ? Est ce que ses suspicions ont créé une paranoïa chez la vieille femme qui l'on entraîné à analyser de trop ses mouvements ?

A ce moment "Tous deux passèrent les soirées suivantes à mettre leur plan au point." j'ai l'impression que cela se passe un peu trop vite, peut être avoir un peu plus du raisonnement de la femme qui la pousse à faire un acte aussi cruel, et surtout de réagir aussi peu à l'état de l'homme après le meurtre

Je ne sais pas si tu comptes écrire une suite des aventures de Buster et/ou Ethel, mais si c'est le cas je les lirais avec joie !
JulienVillefort
Posté le 05/04/2024
Merci infiniment, Camille ! Je suis très heureux que cette nouvelle t'ait plu.

Tes remarques sont fort intéressantes et rejoignent celles de mon meilleur ami. Vous êtes partis tous les deux dans une direction que je n'avais pas envisagée : que Buster soit réellement doté du don de la parole.

Mais ce n'était pas mon intention première. Dans mon esprit, Buster est un simple chat, il ne parle pas. C'est Ethel qui devient réellement sénile et qui entend des voix.

Cette histoire m'a en effet été inspirée par le "Fils de Sam" qui a abattu plusieurs personnes à New York dans les années 70. Arrêté, il a affirmé qu'il obéissait aux ordres de chien du voisin. Si ce fait-divers t'intéresse, tu trouveras un excellent documentaire à son sujet sur Netflix.

Ceci étant dit, je prends bonne note de tes réflexions et j'améliorerai encore mon texte selon tes conseils !
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