Un long frisson dévale ma nuque et j’étire mes lèvres dans un sourire discret. Moi, qui prône pourtant le pragmatisme et le contrôle des émotions à toute heure du jour et de la nuit, voilà que l’excitation s’insinue avec force dans mes veines. Pourtant, la situation est loin d’être amusante ; si une attaque terriblement récente a eu lieu sur une de nos plus lointaines stations de communication, et la perspective d’y envoyer O’Brian m’amuse. Cependant, cet amusement se fane quand je glisse mon regard sur la silhouette, légèrement en retrait, d’Eireann.
Devoir jouer un rôle, porter des masques… Rien n’est plaisant. Si les émotions humaines sont les pires moteurs au cours d’une mission, pouvant en faire péricliter une à cause d’une erreur de jugement, agir ainsi envers la jeune femme commence à me peser. J’adorerais la secouer, lui dire de but en blanc comment elle doit agir pour devenir la personne qu’elle doit se destiner à être, mais les mots se scellent derrière mes lèvres. Il est des informations que je ne peux dire, et ça me brise, moi qui pourtant suis la personne la mieux placée pour exécuter des commandements et faire régner l’ordre.
Elle est pourtant là, fidèle au poste depuis trois mois, semblant prendre presque part de bonne grâce à ce rassemblement. Ses doigts se serrent parfois sur sa veste d’uniforme. Elle remue discrètement, pour soulager ses pieds, mais garde un peu plus la tête haute en dépit de l’importante fatigue qui commence à jouer sur ses humeurs. Pour autant, je n’irai pas lui apporter le moindre soutien ; elle seule possède les cartes entre ses mains, pour se ressaisir, avancer et cesser, une bonne fois pour toute, d’être l’insupportable tire-au-flanc qu’elle a pu être au Camp.
Son évolution reste pourtant palpable. Discrète, mais bien présente. Ses premiers pas à bord ont été laborieux. Le premier bilan, à l’issue de ces trois mois, met en exergue son adaptation rapide, ce qui est loin de me déplaire ; je n’ai pas cherché à vraiment lui laisser un temps d’acclimatation, l’envoyant directement en mission. La forêt amazonienne était une mise-en-bouche à laquelle Mikhaïlovna a interféré. Aujourd’hui, ce sera différent. Mon regard quitte la silhouette de la soldate, pour se poser sur le parterre de militaires.
— Un rapport nous est parvenu de la station Arès, transmis par l’amirale O’Brian, commencé-je. Il fait état d’une attaque ayant coûté la vie à plusieurs scientifiques et unités du SCPAU.
La tension est palpable sur le pont de commandement où sont réunis une partie des soldats. Je ne saurais dire s’il s’agit de la mention de l’attaque ou le simple fait d’avoir fait mention de l’officière générale. Ah ! S’il est un doux rêve que je caresse, c’est bien que la fille vienne à marcher dans les pas de sa mère !
Mais force est de constater que ce n’est pas encore l’heure pour elle. Autant en retrait qu’Eireann, Anastasia affiche ce léger sourire en coin amusé. Elle devine déjà la suite de mes instructions, ce qui fait qu’elle relève le nez, comme fière et prête à affronter mille dangers.
— Aspirante O’Brian, pourquoi ne chercheriez-vous pas à monter une escouade que vous dirigerez ?
De nombreux murmures s’élèvent dans les rangs, mais Matiades se charge très rapidement de ramener le calme. Eireann m’observe. Difficile de deviner ce qui peut se tramer derrière ces grands yeux verts qui me fixent, mais elle baisse légèrement la tête. Son absence de réponse vaut acceptation. Et puis de toute façon, je ne lui en laisse guère le choix.
— Bien. Votre départ est prévu pour dans deux heures. Veillez à équilibrer vos forces. Si cette mission est censée être une reconnaissance, vous n’êtes pas à l’abri de vous retrouver au-devant de nombreux problèmes.
— Bien reçu, capitaine, lance-t-elle en cherchant à être la plus sûre d’elle possible.
Pourtant, je sens bien le léger trémolo dans sa voix, comme la crainte sous-jacente de ne pas être en mesure d’accomplir les objectifs que je lui fixe. Craint-elle de se retrouver punie à nouveau ? Je n’interjette rien de plus à son égard, et me contente de me tourner vers les autres soldats; qui font toujours le pied de grue.
— Quand à vous autres, vos tâches journalières sont en cours de transmission via vos ICP. Rompez les rangs !
L’équipage, discipliné, se disperse déjà comme une nuée d’insectes et je m’approche de l’aspirante, qui examine sa propre Interface de Communication Personnelle, sûrement à la recherche des soldats les plus indiqués pour cette mission. Penché légèrement vers elle, je m’assure qu’elle seule puisse entendre :
— N’échouez pas, O’Brian.
L’angoisse et le stress peignent les traits tirés par la fatigue de la recrue et je me gausse intérieurement du regard agacé de la rousse avant de m’éloigner. Mon pas se hâte dès lors que le bracelet métallique de l’ICP s’illumine d’une discrète couleur bleue, et un sourire barre mon visage quand je découvre le nom de mon interlocutrice. Ainsi, c’est avec un certain empressement que je retourne à ma cabine et, une fois certain qu’aucune oreille indiscrète – comme une Eithné qui viendrait à outrepasser les règles interdisant toute interférence avec la cabine du commandant de bord – je transfère l’appel sur l’écran non loin de mon lit.
Installé tranquillement sur un pouf près d’une table basse au centre de la pièce, je découvre avec une expression amusée le faciès sévère d’une femme approchant la soixantaine. Ses yeux émeraudes, encadrés de quelques rides et de longues mèches rouges ondulées, se figent sur moi. D’un geste décontracté, j’attrape une bouteille d’eau et m’installe plus nonchalamment sur le pouf.
— Moïra. Je ne pensais pas que tu chercherais à me contacter aussi tôt.
Un rire, léger bien que froid, retentit dans la pièce.
— Allons, Cameron, tu te doutais bien que je prendrais des nouvelles plus tôt si j’en avais eu l’occasion.
— Certes… J’imagine que tu attends d’en savoir plus sur les merveilleux progrès de ta fille.
Le regard de Moïra pétille d’une amusement profond, là où je ne peux m’empêcher de rester complètement dépité par l’absence de toute amélioration chez Eireann. Rien de ce que sa mère ou moi-même attendions n’a encore été provoqué.
— Cette ironie dans ta voix pourrait me plaire, en temps normal, susurre-t-elle. Mais ce n’est pas de cela, dont j’ai besoin. S’est-il enfin passé quelque chose ?
Soit elle n’a pas voulu comprendre le sens de mon sarcasme, soit elle espère encore un miracle. Je soupire et appuie la bouteille d’eau fraîche contre mon front, déboutonnant les premiers boutons de ma veste bleu marine de travail.
— La mission en Amazonie n’a rien pu donner, Mikhaïlovna a interféré. Et j’ai beau la pousser dans ses retranchements, la mettre dans des situations où elle laisserait enfin éclater sa colère, il n’y a rien.
— Je vois…
La déception est palpable, mais je ne peux rien faire de plus. Pour autant, quand bien même je n’ai pas d’enfant ou de descendance à qui léguer mon héritage, je comprends ce que Moïra peut ressentir ; l’espoir que les choses évoluent vite, certes, mais surtout l’urgence et l’inquiétude de notre situation bancale.
— Tu es consciente que l’amener à découvrir ce que tu t’es évertuée à lui cacher pendant des années est plus que dangereux pour elle ?
Nul besoin de semer le doute dans l’esprit de ma supérieure hiérarchique – qui reste avant tout une proche si précieuse à mes yeux – mais si je suis conscient des épreuves qui pourraient se dresser sur la route d’Eireann, je crains parfois que Moïra n’ait pas tous ses esprits parfaitement alertes.
— Bien sûr que je le sais ! tonne-t-elle outrée. Pourquoi crois-tu que j’attends qu’elle réagisse avec autant d’impatience ? C’est pour la protéger ! Si quelqu’un devait…
— Personne, la coupé-je. Personne ne devinera quoi que ce soit. Je vérifie chacune de ses escouades, Endelsson est toujours sur le pont au cas où elle revienne blessée et je m’assure de ne mettre que des soldats sur lesquels je peux compter sur chacune de ses missions !
— Comme Mikhaïlovna ?
Sa voix tranchante aurait fait réagir n’importe qui. N’importe qui, certes, mais pas moi. Je connais Moïra depuis trop longtemps pour que la peur qu’elle instille chez nos éléments ne puisse se répercuter sur moi. Je dévisse le goulot de ma bouteille et avale une longue rasade fraîche.
Ce n’est, de plus, pas la première fois que nous nous chamaillons au sujet de la Russe. Si j’éprouve une confiance aveugle – et c’est assez rare pour le souligner – envers Anastasia, l’amirale a toujours émis une plus sérieuse réserve à son sujet. Peut-être parce que Moïra, du fait de sa place, peut être en possession d’éléments que je n’ai pas. Et quand bien même… La politique n’est pas censée interférer avec les affaires de la Confédération.
Mais depuis quatre ans qu’elle est à bord, jamais Mikhaïlovna n’a montré le moindre intérêt pour l’Empire russe, se dévouant corps et âme à notre organisation militaire, plutôt qu’à sa patrie et sa sœur qu’elle semble pourtant aimer profondément. J’aurai pourtant beau dire à Moïra que notre travail, l’exploration spatiale et notre combat contre Panoptès sont bien plus important pour la Russe, Moïra n’accordera aucun crédit à mes propos. « Tête de mule. »
Moïra s’impatiente, dans l’espoir peut-être secret que j’entre en conflit avec elle comme nous apprécions le faire depuis longtemps, mais je m’astreins au calme. Je referme tranquillement ma bouteille d’eau, que je pose sur la table basse, et déplie mes jambes sous moi. Les grains de plastique du pouf crissent sous mon poids et je relève quelque peu le nez vers ma vis-à-vis.
— Pourquoi n’aurais-je pas confiance en elle ? Elle a tout fait pour rejoindre l’armée alors que rien ne l’y destinait. Elle s’est démarquée au sein des troupes aéroportées et c’est la raison pour laquelle l’amiral Tokarev nous l’a si chaudement recommandée.
— Tu sais pourtant très bien que si la tsarine Alevtina venait à mourir…
— Je le sais, et j’ai aussi conscience que les informations qu’elle aurait pu obtenir à bord de l’Alecto pourraient devenir des moyens de pressions sur la Confédération. Mais, très chère Moïra, tu as l’air d’oublier une chose…
Elle ramène une mèche de cheveux derrière son oreille et son visage se fige à mesure que mon sourire se teinte d’une sournoiserie qui résonne dans mes cellules.
— Certains n’ont pas entièrement renié ce qu’ils étaient.
Un silence de plomb s’abat sur ma cabine. Mon cœur bat lentement et j’en sens les pulsations au bout de mes doigts. Pour chasser cet inconfort, je préfère croiser les bras sous ma poitrine. Moïra, qui s’apprête à refaire son chignon, se fige dans son mouvement. Quant à moi, je remarque le rouge vif de son ICP et, par réflexe, je rive mes yeux sur le mien, qui reste vierge de toute couleur.
La conversation s’interrompt d’elle-même, tandis que l’amirale lit le rapport. La tête penchée sur le côté, j’observe attentivement ses réactions, cherchant un signe qui pourrait me faire comprendre ce qu’il se passe dans sa tête. La frustration s’empare de moi ; Moïra est impassible. Elle reste plongée dans un profond mutisme qui commence tout doucement à sérieusement m’agacer.
— Le SCPAU de la station Arès vient de me transmettre ses dernières conclusions, dit-elle enfin d’une voix détachée. Selon l’auxiliaire de sécurité, les premières attaques sont bien de la patte de Panoptès. Les puces mémorielles des hommes de main que l’auxiliaire Hope a pu capturer, mais il y a fort à parier qu’un prochain attentat est à envisager et qu’il sera d’envergure.
Je me redresse, ma curiosité piquée par l’information. Je ne peux cependant mettre de côté que je me sens mal à l’aise, de savoir que j’envoie sciemment Eireann dans la gueule du loup.
— Je vois. Est-ce que tu veux que je transmette cette information à l’aspirante O’Brian ?
La demande est presque protocolaire, mais sot que je suis, peut-être ai-je espéré appuyer sur une fibre plus tendre de l’amirale. Car, j’ai beau malmener Eireann, au fil des ans, ma patience et mon endurance à ce sujet ont fini par être usés. Si j’éprouve un certain plaisir à la secouer pour qu’elle devienne plus fiable en tant qu’officière, je ne ressens plus aucun amusement à la jeter au pied d’une mort certaine.
Moïra, c’est autre chose. Son amour maternel est aussi caduque qu’étrange et le long silence qui s’abat sur ma chambre ne fait que prouver qu’elle tient un minimum à elle. Elle réfléchit, ça se voit dans ses grands yeux vert. Ce calme olympien n’est entrecoupé que des cliquetis d’une horloge ancienne – unique vestige des temps passés que j’adore collectionner – qui marquent les secondes.
Je respecte Moïra. Si je me sais particulièrement redoutable sur le terrain, la majeure différence entre nous deux réside en un seul point : l’imprévisibilité. Et, en cet instant bien précis, un seul mot s’échappe des lèvres pâles de l’amirale, un seul mot qui scelle un sort potentiellement funeste pour Eireann et qui la met face à un danger qu’elle pourrait ne pas pouvoir contrôler :
— Non.
"Tu es consciente que l’amener à découvrir ce que tu t’es évertuée à lui cacher pendant des années est plus que dangereux pour elle ?" : quoiiiii ? Mince, on se retrouve avec un élément nouveau là ! :o
Ce point de vue change beaucoup la manière dont on voit le personnage, c'est chouette ! Il s'inquiète (le mot est fort, je sais) presque du sort d'Eireann, de quoi revoir toutes les perspectives. En fait, même lui semble vouloir qu'elle s'améliore plus que de se débarrasser d'elle...
Sinon, mes quelques retours sur la forme :
> "si une attaque terriblement récente a eu lieu sur une de nos plus lointaines stations de communication, et la perspective d’y envoyer O’Brian m’amuse." : il y a un problème avec ce fragment de phrase : soit il en manque un bout, soit il faudrait harmoniser le contenu, car "si" et "et" ne vont pas ensemble, ou en tout cas ne peuvent se suffire.
> "vers les autres soldats; qui font toujours le pied de grue" : je pense qu'il faudrait plutôt une simple virgule ici.
> "Quand à vous autres" : c'est "QuanT" ;)
> "une fois certain qu’aucune oreille indiscrète" : pareil, il manque un bout.
> "ce n’est pas de cela, dont j’ai besoin" : la virgule est en trop.
> "des soldats sur lesquels je peux compter sur chacune de ses missions" : j'ai un doute, ça ne serait pas plutôt "dans chacune de ses missions" ?
> "Les puces mémorielles des hommes de main que l’auxiliaire Hope a pu capturer, mais il y a fort à parier qu’un prochain attentat est à envisager et qu’il sera d’envergure." : il manque un bout de phrase au début, non ?
Je ne m'y attendais pas non plus, à ça !
... ahem. Vraiment, ce fut un délice de rentrer dans les méandres de sa psychologie. J'aime bien le fait qu'il ait envie de la secouer, c'est un gentil paternalisme (j'imagine ?), même s'il veut clairement la modeler contre son gré. En tous cas, actuellement, j'ai plus confiance en lui qu'en Moïra ^^'
De quel fichu secret parlaient-ils ? Un truc de famille chez les O'Brian, qui pourrait bousculer l'avenir d'Eireann ? Tu sais entretenir le suspense, c'est méga agréable ^^
Une phrase me semble incomplète dans le texte : «Les puces mémorielles des hommes de main que l’auxiliaire Hope a pu capturer».
Les ficelles se délient ! Les masques tombent! Je le savais qu'en fait Cameron gardait un secret! HASHTAG ROGUE, the first of the shlag! (Snape pour les intimes, mais pardon je m'égare)
Mmmm alors comme ça Eireann serait une bombe? (sans mauvais jeux de mots)
L'avancement est intéressant en tout cas :D.
Et j'ai rigolé à la vue du mot "pouf" (il me fait toujours rire celui-là, cette suite de lettre n'a aucun sens, comme "gobelet"), et je me demande bien comment un homme de son rang peut avoir cela dans sa cabine xD.
Quant à savoir si Eireann est une bombe, tout dépend comment on le voit ksksks
OUI ALORS LES POUFS
C'est très agréable de s'asseoir sur un pouf XD Et Cameron a des goûts parfois très... simples ! Officier ou pas XD
Merci pour ton retour ♥
Si au début j'étais un peu réticente à lire le point de vue du commandant Nivens (tu dois savoir que je ne l'aime pas beaucoup…) EH BIEN je suis agréablement surprise ! Car j'ai dévoré ce chapitre comme tous les autres ! Il était cool, supra cool ! Et découvrir qu'il y a des petits plan caché pour Eireann est stressant et super mystérieux : ça m'intriiiguue !!
Ah j'ai tellement hâte d'en savoir plus ~
ET CETTE FIN !! J'ai super peur pour Eireann ;;
Et pourquoi faire éclater sa colère ? Pourquoi ça la mettrait en colère pourquoi sa mère lui cache un truc depuis toujours pour lui dévoiler maintenant ? Qu'est ce que c'est ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi c'est dangereux ? EST CE QUE ÇA A UN RAPPORT AVEC MAUREEN ?
J'AI TELLEMENT HÂTE AIS' !
J'adore tellement le Raid de Mars, je suis vraiment super super fan ;; <3
Merci pour ton excellent chapitre, merci pour ton histoire géniale sksksk <3
Je suis contente que ce chapitre t'ait plu et que Cameron ait un peu réussi à te surprendre
J'espère que la suite continuera de te plaire ❤️