La première fois que ton Livre s’était rempli, tu étais très jeune. Le portrait d’un oncle distant - à qui tu n’avais que trop peu parlé - s’était dessiné sur la première page, amenant avec lui un poids léger. Les adultes t’avaient alors expliqué qu’il faudrait t’en débarrasser, quand tu serais prêt à faire tes Adieux. Cela n’avait pas mis long - tu le connaissais à peine - et c’est à 5 ans que tu étais entré pour la première fois dans les Bois Blancs.
En temps normal, celles et ceux qui accomplissent les Adieux se doivent d’être seuls, mais les esprits qui vivent dans les Bois semblent faire une exception pour les enfants dont le Livre s’est rempli trop tôt.
Lorsque vous aviez atteint le Pupitre, maman vous avait expliqué - à ta sœur et toi - que faire et pourquoi. C’est elle qui avait ouvert la poche sous vos clavicules et plongé les mains dans vos intérieurs pour en sortir vos Livres. En les soupesant, tu avais remarqué que le Livre de Lily était plus lourd, mais tu n’avais rien dit : elle connaissait peut-être mieux cet oncle-ci.
La suite, vous aviez dû la vivre seuls : arracher la page puis, hissés sur la pointe de vos petits pieds, la déposer sur le Pupitre. Immédiatement, le socle avait rayonné et éclairé les Bois de sa lumière immaculée avant que l’éclat ne se résorbe et laisse derrière lui un vide.
Et vos Livres, qui avaient retrouvé leur poids ordinaire.
Les années avaient défilé, les pages s’étaient ajoutées. Il y en a eu pas quelques unes, à la période où tu étais petit et que tu jouais l’enfant cool de la classe qui était allé dans les Bois Blancs en premier. Puis, après les portraits des grands-parents, il y a eu une période de vide heureux, à construire des amours et des amitiés. Avec eux, tu as vécu tant d’années.
Jusqu’au jour où ton Livre s’est rempli à nouveau.
Ça a commencé par tes parents, le papa puis la maman. Cette fois, le Livre a pesé si lourd qu’il t’a entraîné au fond du lit, tu y es resté pendant un temps infini.
Quand tu t’es levé, il a fallu réapprendre à vivre.
C’était loin d’être facile.
Dans ta ville, on dit que le Livre est moins lourd si la mort est ”naturelle”. Tu as mis longtemps à comprendre que, derrière cet adjectif, se cachait la vieillesse du corps et du cœur. Ton Livre s’était rempli et vidé, au fil des années, mais tu avais évité de trop y penser.
Puis, une matinée, tu avais senti tes genoux craquer.
Le temps a fait son office, dans ton corps comme dans tes contacts. Après les parents, il y a eu les cousins. Puis les amis, un à un. On ne s’habitue pas aux deuils, les années filent comme des trains. Ça a été si dur de bouger avec le livre comme une pierre dans ton thorax, qui pesait... pesait... et s’enfonçait si loin.
Pourtant, tu y es arrivé.
Et peu à peu, tu les as toutes rendues aux Bois, sauf une.
La dernière des pages, le dernier des portraits.
***
Quand tu décides de partir, tu ne le dis qu’à Sundae. Il t’a regardé remplir ton sac sans frémir, jouait avec une ficelle quand tu as mis ta veste. Tu as laissé la maison dans le même état qu’avant : avec une tasse dans l’évier, des croquettes dans la gamelle et un mot sur le répondeur de tes nouveaux voisins.
”Je ne devrais pas en avoir pour longtemps”, c’est ce que ça disait.
Calé entre tes poumons, ton Livre pesait trois tonnes.
Le chemin des Bois Blancs, tu le connais par cœur. Cette fois, pourtant, il te semble long. Tes jambes ne sont plus ce qu’elles étaient, ton souffle également. Quand tu t’arrêtes sur le chemin, les gens te regardent drôlement. Et tu penses, tu n’arrêtes pas de penser. Aux Adieux et à cette drôle de vie que tu as menée. À survivre aux vides, devenir le dernier. N’avoir que des bribes auxquels te raccrocher.
Décidément, tu te crois en paix mais tu penses. Et, de temps en temps, tu vas si loin que de très vieux souvenirs remontent.
Ils te tiennent toujours quand tu arrives à l’orée.
L’entrée - entre deux arbres millénaires au troncs blancs et tachetés - ressemble à celle de tes souvenirs. Tu la franchis le cœur et te retrouve dans les Bois lumineux et paisibles. Le chemin est clair, pavé de petites pierres : au bout de quelques mètres, une rivière translucide vient longer la voie. Tu t’y arrêtes une fois, récupère de l’eau dans ta gourde. Quand tu la laisses dévaler ta vieille gorge, tu repenses à ton premier voyage.
Qu’il était doux, alors, de ne pas être seul.
Il te faut encore un temps - une heure, peut-être un peu plus - avant de voir le Pupitre. Le cœur battant, tu grimpes les quelques marches qui y mènent et t’arrêtes, immobile. Le doute te submerge alors et tu retiens ton souffle : cette page insupportable, as-tu vraiment le droit de la détacher ? Cela fait si longtemps qu’elle pulse en toi, que tu ne te permets de vivre qu’à travers son poids. Si longtemps à te dire que c’était injuste, que c’était ta faute. Que les enfants ne tombent pas de si haut à moins qu’on ne les y pousse, que tu n’aurais jamais dû proposer de compter et elle de se cacher dans le jardin à l’arrière de la maison abandonnée.
Là où croupissait un puits profond.
Dans ta ville, on dit que le Livre est moins lourd si la mort est ”naturelle”. Maintenant que le poids t’entraîne et te blesse, tu sais que c’est vrai, car celle de Lily n’avait rien à voir avec la vieillesse.
C’était ta deuxième page et elle avait été si dure à porter. Il n’y avait personne à blâmer, rien pour justifier l’évènement et combler le trou béant qu’il avait creusé entre tes côtes.
Il avait fallu vivre avec.
Ou du moins essayer.
Ta poche est fripée, comme le reste de ta peau ; lorsque tu l’ouvres et glisses ta main en dedans, tu sens ton corps qui proteste, épuisé par les années. Il te faut plusieurs tentatives avant de réussir à sortir ton Livre. Quand tu l’ouvres, le portrait de ta sœur, figée dans l’enfance, te remue l’intérieur. Et tu lui parles comme un vieux fou, tu murmures des douceurs.
Avant de finir par t’excuser.
Je suis désolé, Lily. J’aurais voulu te garder, mais je ne peux plus vivre comme ça. Je les ai tous laissés partir, sauf toi... il faut que je te rende ta liberté.
Je suis désolé, c’est de ma faute si tu es tombée. C’est moi qui ai vécu alors que tu le méritais tellement plus.
Pardonne-moi.
Il y a un temps, un instant que les Bois vous accordent et qui n’appartiennent qu’à vous. Puis, quand tu te penses prêt, tu détaches la page et la déposes sur le Pupitre. Une lumière chaude jaillit alors de la surface et t’enveloppes, illuminant jusqu’aux arbres les plus lointains des Bois. Le vent souffle dans tes cheveux, se glisse entre tes rides et tu crois percevoir, très doucement, deux mains qui saisissent tes joues et la sensation d’un baiser sur ton front.
Et puis... plus rien.
La lumière s’est fanée, les Bois luminent de nouveau.
Il n’y a plus personne à part toi.
Ton corps est léger, mais tu ne le sens pas. La tête vide et le cœur battant, tu laisses tes jambes se dérober, t’entraînant vers la pierre. C’est de justesse que tu parviens à t’agenouiller, sauver les apparences. Et tu ne pleures ni ne ris, tu es juste... si fatigué.
Dans la forêt, c’est comme si le temps s’était arrêté.
***
Les jours passent, les heures défilent et personne ne vient, les Bois semblent s’être fermés. Regard figé sur le sol, tu sens à peine les oiseaux qui font leur nid dans tes cheveux, l’araignée qui se sert de ton nez pour tisser une toile. La vie se poursuit alors que tu te bats, tente de combattre cette immense fatigue qui susurre, tire tes paupières vers le bas. Tu te bats, mais tu perds ta volonté : qu’il serait bon, de s’allonger une dernière fois.
Tu es si occupé que tu n’entends pas les pas.
Tu n’entends pas le gémissement délicat, la présence docile qui s’approche doucement avant de s’arrêter à tes côtés. Tout ce que tu sens, c’est la douceur d’une petite tête qui se frotte aux bouts de tes doigts, suivie d’une vibration qui fait fuir tes oiseaux.
Ron et ron et réveille-toi, moustaches qui chatouillent et poils de chat.
Pour la première fois depuis des jours, ton regard se décolle de la pierre pour discerner la fourrure lisse et douce de ton dernier compagnon.
- Sundae...
Ta voix râpeuse porte le poids des années, mais l’animal l’ignore. Au contraire, il redouble même de vigueur et se frotte désormais à ton flanc entier. Et son ronronnement, puissant comme un moteur, parvient à chasser l’immense fatigue qui te tenait.
Pour un premier geste, tu y vas fort. Dans un nuage de poussière, tes bras s’ouvrent et attrapent le chat que tu serres contre toi. Ce dernier ronronne mais se débat, fidèle à lui-même. Son comportement t’arrache un rire usé mais délicieusement vivant.
Sur la couverture de ton livre, tombé au sol, des mots se sont gravés.
La vie est faite de petites choses.
Alors que tu tiens dans tes bras ta raison de continuer, tu peines à croire que tu as failli l’oublier.
J'ai aimé parcourir ces lignes et découvrir ton histoire
Et la narration en "tu" ne m'a pas pas du tout gêné. Je trouve que ça implique un peu plus le lecteur.
Tu dis que c'est celle que tu aimes le moins et moi, c'est l'inverse... des trois, c'est celle que j'ai préférée ! Tu montes en puissance ma cocotte...
Je ne suis pas une grande fana du "tu", mais il apporte vraiment une distance bienvenue et un quelque chose qui me fait frémir.
J'ai un gros, gros coup de coeur pour cette nouvelle et tout ce qu'elle charrie.
♥
C'était difficile d'écrire avec le "tu" mais je ne regrette pas ce choix, me connaissant le "je" aurait été trop mélodramatique et je ne suis pas très fan du "il" :)
Je suis super contente d'avoir pu toucher ton petit cœur, merci beaucoup d'être passée ♥
Cette nouvelle est vraiment adorable, super triste et bien écrite !
L'idée du Livre est vraiment très originale, très intéressante et touchante ^-^
Bravo, elle est super ta nouvelle !
Je suis trop contente que cette nouvelle te plaise et t'ait touchée, ça n'a pas été facile de l'écrire. Merci d'être toujours là en premier <3