Dans le Bois Noir vit un magicien.
C’est ce que grand-mère me racontait, quand j’étais enfant.
Ses pouvoirs sont sans égal et sa beauté est à couper le souffle.
C’est ce que mes professeurs répétaient, inlassablement, alors qu’ils se succédaient à l’intérieur de la maison.
Mais nul ne peut le confirmer car ceux qui pénètrent la forêt n’en reviennent jamais.
C’est ce que m’a dit le docteur, après m’avoir annoncé la nouvelle. Père lui avait succédé, m’apportant des fruits et une épaule pour pleurer. En voyant que mon regard ne cessait de passer de lui à la forêt grouillante, visible de ma fenêtre, il m’avait alors murmuré : ”N’y songe même pas. Il n’y a que les plus désespérés pour entrer dans le Bois Noir.”
Ce qu’il ignorait, c’était que je faisais partie de ces derniers.
***
Le Bois Noir est inhospitalier comme une tombe.
C’est ce que murmuraient les commères du village, amassées sous ma fenêtre les jours d’été. Lorsque je franchis l’orée, pourtant, c’est la vie qui m’accueille : les insectes voletant de branche en branche et les fleurs aux couleurs surréelles qui éclosent le long d’un chemin à peine tracé. Je suis faible, je l’ai toujours été mais je m’avance, main tendue vers chaque merveille. Et l’étonnement est si fort, si vivace que j’en oublie l’absence de ciel entre les feuilles : pourquoi chercher plus loin alors que le Bois Noir éclate de couleurs ?
Peut-être aurais-je pu reculer encore, à cet instant.
De chemin visible à l’œil humain, il n’y en a qu’un : le suivre me mène à une maison de pierre et de bois, enlacée par un lierre d’un vert saturé. Épuisé-e, il m’a fallu un temps pour reprendre mon souffle, prendre conscience de l’endroit où je me trouve. Mes yeux parcourent les alentours, s’arrêtent sur quelques feuilles, une fleur écarlate qui pousse entre deux pierres.
Et, au dessus, une fenêtre.
À travers les carreaux, je ne vois rien. Ni lumière, ni regard qui me scruterait. Rien d’autre qu’un néant étrange, presque mouvant. Je suis incapable d’en détacher mes yeux et c’est un cri perçant qui brise le sort : levant les yeux, je vois, perchée sur le toit, une chouette magnifique aux plumes immaculées. Son regard parsemé d’or accroche le mien et l’attire avec férocité.
Il y a, dans ces yeux de rapace, quelque chose qui crie.
Alors que je m’apprête à tendre la main vers l’oiseau, la porte s’ouvre et le volatile disparaît d’un coup d’ailes entre les branches.
Une voix imbibée de miel glisse le long de mes lobes et appelle mon nom. Je tourne la tête et découvre la symétrie d’un visage angélique, encadré de boucles blanches.
Le magicien est un homme, c’est ce que l’on disait partout au village mais en le voyant, je n’en suis pas sûr-e et au final peu importe. Souffle coupé devant l’apparition, je reste muet-te, le cœur battant comme pour s’échapper, si fort que je sais que l’entité peut l’entendre aussi.
Au moment où je sens mes joues chauffer, une main fine saisit la mienne et m’entraîne à l’intérieur de la maison. La porte se referme et, simultanément, une dizaine d’ampoules colorées s’allument pour dévoiler une pièce emplie de plantes et de meubles cirés. Avant même d’avoir pu articuler quoi que ce soit, je me retrouve entraîné-e dans une danse à trois temps. D’où vient cette musique ? Je l’ignore, trop occupé-e à tenir la cadence, valser entre des bras soyeux. La chaleur qui consume mon visage se répand partout ailleurs, je me perds dans le regard de l’enchanteuresse.
J’ignore combien de temps la danse dure. Lorsqu’elle s’achève, je suis à bout de souffle. Ma partenaire tire une chaise sur laquelle je m’écroule.
On me propose du thé, j’ai donné ma langue au chat. D’un pas dansant, le mage s’éloigne et revient avec une tasse. Je le contemple, cœur battant, en sueur.
Je n’avais jamais dansé, auparavant.
Il me faut du temps, avant que ma langue ne se délie. Du temps pour expliquer à l’enchanteuresse la raison de ma présence ; commencer par la naissance dans le sang et finir par le médecin et son annonce. L’entité m’écoute en souriant, ses yeux posés sur moi comme si j’étais l’être le plus intéressant au monde.
Lorsque je finis mon récit, sa voix résonne ;
- Tu ne me crains pas ?
Je m’empourpre en répondant à la négative. Le rire de la mage est cristallin, léger comme une brise. Puis son sourire se fane, son visage devient sérieux. Alors qu’il se rapproche, je sens l’énergie extraordinaire qui l’anime.
- Je ne peux pas te rendre immortel-le, pas au sens où tu l’entends. Mais je peux stopper ton sablier, arrêter ton horloge.
Son ongle effleure mon torse et fait briller quelque chose sous ma peau.
- Je sais récompenser celles et ceux qui osent venir vers moi.
D’un seul coup, j’ai chaud et j’ai froid. Perdue dans les iris du mage, j’entends à peine le murmure qu’elle laisse échapper :
- Selon mes termes.
***
Le Bois ne m’a jamais semblé aussi beau.
J’y cours, sautant par-dessus les ruisseaux et filant entre les troncs comme une étoile blanche. Jusqu’à la clairière, celle qui n’a cessé de m’appeler dès que je me suis réveillée. Cette fois, je remarque l’absence de ciel sans m’en formaliser : pourquoi voir au-delà du Bois alors que j’en fais partie, désormais ?
Arrivé-e à la clairière, je fais à nouveau la rencontre de la chouette. Elle est perchée au-dessus de moi et je vois de la tristesse dans son regard.
- Ainsi tu as cédé.
Je comprends, à présent, les mots qui se cachent derrière ses hululement. Levant la tête, j’acquiesce.
- C’était de mon plein gré.
- C’est ce qu’elle aime nous faire croire.
Un temps. Dans le regard ambré de l’oiseau, je distingue une amertume bien trop humaine. Peu habituée à la fragilité de mes pattes, je me replie et me couche contre l’humus, laissant la douceur du sol caresser mon pelage. L’oiseau descend et agrippe à un rocher à quelques mètres de moi. Il y a ce silence, entre nous, qui est chargé de ce que l’on ne dit pas.
La chouette finit par le briser :
- Je vois qu’il t’a pris tes couleurs.
- Elles ne me manquent pas.
Il n’a pas été difficile de répondre, même si je maîtrise peu encore la langue des cervidés.
Un battement d’aile, mouvement d’humeur alors que l’oiseau réplique, acerbe :
- Tu n’as pas vu ses manigances comme un piège ? Fort bien. Tu comprendras bien vite que tu es une exception ici.
Je ne trouve rien à redire. Alors qu’à nouveau, le silence s’étend, je suis tenté-e de poser mon museau contre l’herbe et m’endormir. Mais le liquide qui s’écoule le long de ma hampe me distrait.
- Dis... il t’a fallu combien de temps, pour cicatriser ?
L’oiseau ricane, mais ne répond pas. Dans la clairière, les insectes grouillent et d’autres animaux pointent leur nez. Si la flore est éclatante, ils sont tous immaculés. Tous comme moi, éternels et membre du Bois. Tous avec ce creux béant, entre les flancs.
Le mien saigne encore.
- Cela devrait te prendre quelques années, jeune faon.
Sous le bec de la chouette, je crois déceler un sourire tordu. Comme en écho, toutes les voix de la forêt me traversent et m’accueillent, formant une chorale spectrale :
Pour toujours et à jamais, bienvenue au Bois Noir.
J'apprécie également la démarche de flouter la barrière entre les genres.
Bref, je suis fascinée par cette histoire
C'est drôle que tu sentes ça ! En effet, j'ai lu énormément de fantasy quand j'étais plus jeune. Pourtant, mon projet actuel n'est pas surnaturel du tout ! Je suis quand même contente de revenir à mes racines littéraires grâce à ce défi :)
On dirait un vieux conte, il a un goût doux amer et c'est incroyablement bon. J'ai vraiment adoré. Ca pourrait être une histoire qu'on raconte au coin du feu pendant une nuit d'hiver. C'était vraiment très cool.
(Pas très constructif, je l'admet <3) Ce bois noir donne matière à rêver plein de chose, c'est vraiment très cool.
Constructif ou pas, je prends tous commentaires et le tien m'a fait chaud au coeur ♥ merci beaucoup d'être passée et de m'avoir lu !
J'ai A D O R É
L'histoire est belle, ta manière de la raconter est magnifique.
Je suis complètement fan !
Tu as vraiment su t'approprier cette carte !
Merci beaucoup pour ton commentaire et tes compliments, ils font toujours du bien hehe <3
Je me remets toujours pas de notre connexion mentale sur le bois... c'est le destin babe...
J'ai adoré ta Nouvelle... déjà le personnage non-binaire quoi... Le début est extra... vraiment...
Et le reste aussi.
C'est un texte très poétique, très bien fait, et j'ai rien d'autre à dire que ça, parce que j'ai vraiment adoré.
Elle a donné des choses très douces-amers, cette carte !
Plus sérieusement, merci beaucoup du commentaire ! J'étais moins sûre de ce texte puisque c'était une idée qui a germé en très peu de temps, mais tu m'as rassurée <3 je suis ravie que tu l'aies aimé.
(Et oui, #TeamBoisNoir à jamais)
C'est une jolie nouvelle ! Elle laisse énormément de mystère, pleins de questions en suspens !
J'aime beaucoup le début, "blablabla, disaient ...", ça ajoute un côté très poétique, je trouve.
Ton texte est très bien écrit, bravo !
Je suis contente que le début (et la nouvelle) t'aie plu, j'en ai pas mal douté donc c'est chouette d'être rassurée sur ce point.
Merci d'être passée une fois encore, c'est un plaisir de lire tes commentaires :)