Il a vu mille choses, respiré cent odeurs et aimé des dizaines de femmes. Il a usé ses pieds sur des routes de sable, de pierre, de béton, de sang et d’os. Il a contemplé les horreurs et les beautés, la joie et le malheur, sans jamais détourner son regard. Il a pleuré, ri, s’est amusé, a perdu des objets, puis des gens. En somme il a vécu et, désormais, il est là, épuisé, ses chaussures trouées, son cœur en lambeau et l’estomac vide. Il a faim. Pas d’aventure, pas de lointain, juste d’une nourriture solide et calante, avec un peu de bière, peut-être.
Face à lui, l’auberge n’a rien de grandiose : une chaumine avec un toit de paille, des murs en torchis et une porte épaisse, peu ouvragée, mais assez dense pour arrêter les malappris. Des fenêtres ouvertes s’échappe un alléchant fumet, brouet compact et qui fait gronder son ventre. Il n’hésite pas, pousse la porte. Entre.
À l’intérieur le peuple grouille, bruite, et pue. Malgré tout le voyageur avance, se dirige vers l’aubergiste – maigre et grande – qui touille une grosse marmite et crache au sol. Il n’est plus très sûr de vouloir manger ici. Il tangue. Elle l’alpague.
« On cherche à grignoter, mon p’tit mignon ?
— Si c’est possible, oui.
— On a de l’argent ? »
Il lui sourit, racle le fond de ses poches de laine, pour poser quelques belles pièces, à l’effigie du roi. Satisfaite, la tenancière verse un bol de soupe, et lui tend. La femme sent l’oignon, la vache et la crasse. Le voyageur la remercie quand même.
« Je n’étais jamais venu ici avant, avoue-t-il. Il y a des choses intéressantes à voir ? Ou faire ? »
L’aubergiste prend son temps – et un vieux torchon –, répond en essuyant de la vaisselle.
« Y’a bien le Marchand d’Histoire, à c’que j’sais. »
Le voyageur se redresse un peu, et une lueur s’allume dans ses yeux gris. Des histoires ? Il n’y a rien de mieux, que les histoires.
« Où le trouve-t-on ?
— Ah c’pas bien compliqué, ça. »
Elle passe un index sous son nez, suivi d’un grand bras osseux. L’odeur lui soulève le cœur, il se lèche les lèvres.
« L’est toujours là. Même place, mêmes heures. Pas dur en même temps, i' pousse toute la journée ».
L’étranger tourne la tête, cherche, sans bien saisir le verbe utilisé. Puis il comprend. Dans le fond, à gauche, bloqué dans son coin, un très vieil homme plante racines. Il est si âgé que les plis de sa peau forment une cascade de chair, si usé qu’il se confond avec le mur gris et tanné. Il fume, yeux mi-clos, observant un monde intérieur où personne ne pénètre. Il est confit dans la solitude et le marasme. La tenancière est – curieusement – imagée dans son vocabulaire : le vieillard ressemble à un arbre, qui pousse en silence, au milieu du vivant.
Fasciné, comme hypnotisé par cette antique présence, le jeune homme volette, se pose, en face, puis à côté, s’approche, demande.
« Je peux m’asseoir ? »
Les lourds volets de chair s’ouvrent sur un intérieur riche, foisonnant de monts et de merveilles. La tête pique, puis lève. Une acceptation. Une invitation.
« Il paraît que vous racontez des histoires ? »
Demande aussitôt le curieux, excité. Le bol réchauffe ses doigts grâce à la soupe. C’est brûlant. Il le sent à peine.
« J’aimerais vous écouter. Combien voulez-vous ? »
Le sourire a toutes ses dents : pourrait mordre et déchirer. La parole est claire, surprend. Elle ne tremble ni ne faillit, gorgée de jeunesse.
« Une bonne histoire doit être gratuite. Celui qui paye est un idiot. »
Au milieu de ces paysans crasseux, à l’accent rude, le vieil homme semble éduqué. Il pose sa voix, fait disparaître le roulis étrange du patois. Ses doigts noueux, tordus en des angles douloureux, passent sous la table pour tirer un jeu de cartes. Des cartes ?
« Je ne m’attendais pas à ce genre d’histoire. Je ne veux pas connaître mon avenir, vous savez ?
— Oh, je serai bien incapable de vous le donner, de toute manière ! Non, ce sont mes… supports. »
De ses phalanges abîmées, il mélange et agite les rectangles de papier. Les sons qui glissent entre ses lèvres se réfugient dans l’oreille de son spectateur. Se lovent. S’endorment. Restent.
« J’ai entendu… tellement de choses. Des personnes viennent du monde entier pour me dire ce qu’ils ont vécu. D’abord, il y a ce chef indien… qui voyageait pour son peuple, mais n’a jamais retrouvé son chemin. »
Le conteur pose une de ses images, dévoilant un homme au regard farouche, au nez busqué, une grande coiffe de plumes sur la tête.
« Sa femme l’a cherché longtemps, mais en vain ».
Le vagabond se sent triste, soudain. Partir pour ne jamais revenir, il connaît. On l’attend quelque part.
« Ensuite… il y a cet enfant… »
Un bambin aux joues rondes et qui louche un peu, un papillon sur le nez.
« Il aurait pu grandir, devenir malheureux, mais il a fait le choix de ne pas pousser, de rester là, de se faner et de toujours connaître le bonheur »
L’auditeur baisse les yeux, fixe l’image. Cet enfant ce n’est pas lui.
« Et puis il y a cette femme laissée derrière… celle que l’on a abandonnée après une étreinte et qui se meurt d’amour. Elle se noie dans les regrets, boit la tasse, manque de souffle… »
La maîtresse. Elle est belle. Peau laiteuse sous dôme de paille. Elle est jeune, mais déjà triste et abîmée, cassée par un capricieux.
« J’ai tous ces récits dans ma paume. Je vous raconterai celle que vous désirez…
— La femme au chapeau, répond aussitôt le voyageur, dites-moi ce qui lui est arrivé. »
Le blanc de l’émail au milieu des plis. Une carte face cachée, sous la main rabougrie.
« Je le ferai, mais à une seule condition : une histoire contre une histoire. Un suspens contre un autre. Un morceau de vie, contre une éternité… »
Une tête qui s’agite, un oui, sans concession. Il veut savoir, il veut entendre. La connaître, la fréquenter.
« Elle n’a eu qu’un amour, avant d’embrasser la mort. On lui a piétiné le cœur et…
***
Après des journées de marche, il arrive enfin ici. Il l’a cherché, ce maudit Marchand, celui qui raconte les histoires. À l’intérieur, miasmes, puanteur et obscurité. La tenancière est laide, son potage infâme. Il ne traîne pas et demande :
« Le Marchand ? Je le trouve où ? »
L’index, le bras, l’indication.
« Juste là, mais va falloir attendre, un bin joli m’sieur vient de… »
Elle s’arrête, parce que ses yeux ne voient plus qu’une silhouette ; celle du vieux qui pousse.
« Ah ? Bah c’pas dû êt' bien long… j’l’ai même pas miré qui r'sort ».
Le nouveau venu hausse des épaules, arrive, s’installe.
« Hey le périmé. T’as un truc pour moi ? »
Les rideaux sur la scène vivante, la lueur du conte qui naît. La carte. Un homme jeune, en tenue de pèlerin, bâton à la main. L’histoire qui commence :
« Il a vu mille choses, respiré cent odeurs et aimé des dizaines de femmes…
D'autant que la fin laisse place à de nombreuses interprétations...
Je ne connais pas "L'Homme Illustre", c'est une Nouvelle ? Un Roman ? Un Film ? Ca me donne bien envie de lire pour regarder du coup **
Et oui ! Les fins ouvertes c'est ce que je préfère en tant que lectrice, alors j'essaye de faire pareil ! J'aime l'idée que le lecteur a une place, et peut continuer l'histoire, un peu comme un conteur qui prendrait le relais dans sa tête, pour amplifier et s'approprier ce qui existe déjà. C'ets agréable de sentir la matière vivre et grandir, dans l'existence des autres ^^
Ohoioooh. Belle interprétation... attention, peut-être j'emprisonne des gens dans du papier !
Tant mieux, on est sur Internet xD
Cet effet de style s'appelle une épanadiplose, et j'en suis extrêmement friande !
Pour la fin, à toi de décider comment tu l’interprètes ! Ce que je préfère en tant que lecteurice, c'est quand un livre, ou un film, ou une série, me laisse la possibilité d'envisager ma propre fin. Tout est possible, du moment qu'on s'appuie sur ce qui existe !
Encore merci beaucoup ! J'adore les dialogues... au point de sacrifier beaucoup trop la description, je pense... j'essayerai peut-être de faire une prochaine contrainte sans dialogue, pour varier !
Une histoire qui se dévore alors pourquoi pas se nourrir aussi de la chair du raconteur !
J'avoue que je lisais tranquille le 1er paragraphe et fut très surpris de l'accélération finale. Surtout que je ne maitrise pas trop le patois ( "pas miré qui r'sort", j'ai cru que le gars était vraiment reparti !)
Hein, c'est ça, il s'est fait mangé ?
Ou alors, c'est qu'à 13h passées mon ventre influence mon cervelas ^^
J'aime bien laisser au lecteur.ice la possibilité de voir ce qu'il veut dans la chute (pour ça que j'essaye de les laisser toujours un peu vague !). C'est chouette de voir les interprétations possibles alors si c'est la tienne, c'est que c'est la bonne !
Le patois... c'est le patois de chez moi en plus, niveau complexité il se pose là xD Je vais songer à mettre une traduction ou simplifier, je pense !
Merci pour ton comm !
Tu t'en es bien sorti avec cette nouvelle contrainte que tu t'es imposée ! Bravo ! :)
J'ai beaucoup aimé l'histoire (je l'ai lu 2 fois !) et surtout les belles descriptions du marchand d'histoire.
Tu m'as fait rire avec cette phrase :
"La femme sent l’oignon, la vache et la crasse."
J'adore ! Elle vient de lui servir la soupe et l'odeur qu'il sent vient pas de son bol mais de la femme XD
Bon, je suis curieuse et j'ai hâte de découvrir ta prochaine contrainte sur la carte qui suivra !
Deux fois ?! Je suis si émue ;_;
Ah la prochaine contrainte porte sur les verbes, mais je suis pas vraiment satisfaite du résultat... Tant pis... il faut bien tester !
Allez ! A mon tour d'aller commenter !
Félicitations pour ton usage du très redoutable combo "présent + 3ème personne", il te va bien ! On reconnaît bien ton sens du rythme, je trouve qu'il s'accorde parfaitement à l'usage du présent (mais je ne suis pas objective, j'aime tellement ce temps)...
J'ai beaucoup aimé tes descriptions aussi, on se retrouve projetés dans tes décors (et la description du même endroit par différents narrateurs est une super idée) ! Cette nouvelle m'a donné des envies de jdr... et puis, "Des histoires ? Il n’y a rien de mieux, que les histoires.", oui !
Il y a vraiment plein de bonnes choses dans cette Nouvelle, tu as bien fait de sortir de ta zone de confort pour l'écrire. GG ♥
J'avoue que je suis quand même déboussolée de ne pas avoir mes chers temps du récit... ça me fait bizarre, même quand je relis après...
Me manque plus que du "je" et ça y est... je peux me jeter dans l'autobio !
Reste à voir ce que je pourrais bien raconter /o/
Ca tombe bien, on a JdR jeudi :p
Encore merci pour le com com ♥
J'aime bien les choses tristes... ou les choses drôles... c'est tout l'un, ou tout l'autre !
Encore merci d'être passé par ici !
J'adore le tout premier paragraphe (qu'on retrouve à la fin du coup ^^), il est très beau !
C'est une super nouvelle, et j'aime beaucoup l'idée des cartes comme support ! (ça m'a fait penser aux cartes Dixit hihi 😄)
Il y a un côté poétique très agréable ^-^
Bravo <3
• "Il
fume, yeux mi-clos, observant un monde intérieur où personne ne pénètre" → il y a un petit souci de mise en page à cet endroit, je pense ^^
La mise en page... je crois qu'il n'y a pas un seul de mes textes où je n'ai pas un truc qui saute xD Je m'en vais corriger ça de ce pas !
Ouf... heureuse de ne pas m'être trop ramassée avec un temps que je gère très mal... C'est pas la meilleure Nouvelle que j'ai pu faire, mais si elle est reste lisible, tant mieux !
Merci pour ton petit comm, on se retrouve à la prochaine carte **
Belle histoire ! Je l'ai sentie venir, la fin, quand le marchand a parlé d'éternité. Franchement le style de phrases courtes au présent donne bien. Le récit en acquiert un vrai dynamisme.
J'ai relevé quelques petites coquilles :
Il y a un retour à la ligne au milieu d'une phrase, entre "il" et "fume".
"Oh, je serai bien incapable de vous le donner" -> il faut un "s" au verbe, c'est du conditionnel présent et non du futur simple.
coiffe à plumeS
Voilà ce dont je me souviens, j'avoue ne pas avoir pris le temps de marquer au fur et à mesure, j'étais pris par l'histoire ^^.
Au plaisir de te lire !
Oula oui... des fautes m'ont encore échappé, que diable ! C'est fou ça... on a beau les traquer, elles reviennent en force, ces coquinettes.
Merci beaucoup pour ta lecture et tes remarques, je vais corriger tout ça de ce pas !
Et ta nouvelle alors, elle est où ? Je l'attends :p