Ce matin-là, Zenon a le cœur gros.
Ça ne se voit pas tant que ça, pourtant. Lorsqu’il descend les marches de sa masure d’un pas vif mais silencieux, il n’y aurait guère que Linos pour constater qu’il ne sifflote pas. Mais Linos est encore au fond du lit, les draps ramenés entre ses bras chauds.
Lui aussi se fatigue.
Le chemin jusqu’au bas de la montagne est loin, mais les jambes de Zenon sont fébriles. Plus il s’éloigne et plus ses pas sont bonds, esquivant ça et là les restes de carcasses métalliques envahies par la mousse. Dans le ciel, des nuages aux ventres dorés s’effilochent avec paresse.
Il n’y a plus personne ici, juste eux et lui.
Puis cet air pur, qui sent la mer et la pluie.
Comme chaque jour de chaque décennie, les vagues ont redoublé de force et déposé sur la côte un sacré fouillis. Zenon s’arrête un instant pour contempler les reliques, admirer celles que le sel n’a pas trop abîmées. Ici, un réfrigérateur, là les restes d’un fauteuil. Il y a tant d’objets mi-échoués que Zenon a la tête qui tourne. Une pensée pour Linos : s’il ne lui ramène rien d’intéressant, il va bouder.
Bon.
Penchant sa longue carcasse, Zenon commence à fouiller. Ses orteils s’enfoncent dans le sable, puis l’eau tiède. Alors qu’il repousse ce qui ressemble à une grande antenne, une vague lui arrive aux genoux et amène avec elle un petit choc.
Poc.
Zenon s’immobilise et tourne la tête ; flottant dans l’eau, il y a là une petite silhouette écailleuse, mi-enfant mi-poisson. Yeux fermés, elle respire tout doucement. Le cœur de l’homme se pince alors qu’il la sort de l’eau, la prenant dans ses grands bras. Son corps est froid et glissant, mais il ne la lâche pas.
Il reprendra ses recherches un autre jour.
***
Lorsque Linos aperçoit le duo, son regard se fait rond. Délaissant l’ouvrage qu’il tenait dans ses mains, il se lève et parcourt les quelques mètres qui le séparent de Zenon et l’enfant. Arrivé face à eux, il lève les yeux et - d’un regard - comprend ce qu’il doit faire. Sans un mot, il disparaît à l’intérieur de la bicoque et l’on y entend bientôt le bruit de l’eau qui coule. Zenon finit par s’engager à sa suite, traversant les pièces pour arriver jusque dans la salle de bain. L’eau qui emplit la baignoire est assez froide pour réveiller un mort, il n’hésite pourtant pas à y plonger la sirène. Cette dernière ne réagit d’abord pas, puis un frisson gigantesque la parcourt avant qu’elle n’ouvre la bouche et laisse échapper un hurlement strident. Linos s’est déjà bouché les oreilles et échange avec Zenon un regard éloquent. Le cri dure encore quelques secondes puis se tait.
La sirène a ouvert les yeux et les regarde avec une perplexité profonde.
***
Les jours passent et au départ, la créature ne dit mot. Comme s’ils avaient toujours fait ça, les deux hommes se répartissent les tâches : Zenon est dehors et chasse pendant que Linos reste dedans.
Malgré tout ce qu’il a écrit, Linos n’a pas beaucoup d’imagination. Il se contente de raconter à la sirène comment était le monde d’avant. Il lui parle des Humains, leurs inventions et leurs villes immenses. Lorsque l’enfant-poisson n’est pas d’humeur à rester sage, ils jouent.
Des fois, durant la nuit, la sirène a peur. L’un des deux géants va alors à son chevet et chantonne pour l’apaiser. Ça la fait rire, souvent, puis le sommeil finit par gagner.
Souvent, Linos ou Zenon restent avec elle jusqu’au matin.
Par mesure de sûreté.
À force d’entendre des mots, la créature finit par parler également. Son premier mot est Linos, suivi de Zenon. Puis son propre nom, celui qu’ils lui ont donné : Nerissa.
Le jour où ça arrive, Linos sent l’émotion humidifier son regard.
***
Lorsque Nerissa devient trop grande pour la baignoire, Zenon et Linos l’installent dehors, dans le grand bassin qu’ils remplissent périodiquement. Elle s’y pavane, y chante des chansons mortelles et douces, qui attirent les animaux alentours et font tomber ceux qu’elle choisit dans l’eau. Elle les dévore alors, sans plus de cérémonie.
C’est que Nerissa a un énorme appétit.
Assis sur le porche de leur masure, Zenon et Linos observent l’eau se teinter d’un écarlate qui rappelle les cheveux de Nerissa. Cette dernière, ravie, leur montre sa proie en sang, sauvagement égorgée. Zenon lui répond par un sourire avant de se tourner vers son compagnon.
- Il faudra bientôt la ramener.
L’expression de Linos se décompose alors qu’il secoue la tête.
- Elle ne sera pas comme les autres.
Avec une tendresse chargée de peine, le géant pose sa main sur l’épaule de son interlocuteur.
- Tu dis ça à chaque fois.
- Rien nous prouve qu’elle ne restera pas...
Linos a la voix qui tremble. Zenon hésite, puis se ravise : peut-être qu’il aura raison, cette fois.
Il en doute.
***
Quelque jours plus tard, l’accident survient. Alors qu’il revient du rivage en bas des montagnes, Zenon sent, en s’approchant de la maison, des crocs tranchants comme des rasoirs se planter dans ses mollets. Baissant les yeux, il aperçoit Nerissa qui, sortie du bassin, tente de le dévorer.
Il l’appelle, mais elle ne l’écoute pas.
Alerté par sa voix, Linos sort de la maison et les aperçoit. Son regard se charge de chagrin alors qu’il se détourne, rentrant dans leur foyer.
Une fois de plus, il ne les accompagnera pas.
Zenon ne peut pas l’en blâmer
***
Entre les bras de Zenon, le grand corps de Nerissa se débat. Des cris gutturaux s’échappent de sa gueule alors qu’elle mord sa main, tente de lui faire lâcher prise. Le regard en brouillard, il la tient fermement, ne prête aucune attention aux gouttes de sang qui se déversent sur le chemin qui mène à la plage.
C’est toujours pareil, pense-t-il.
Ce n’est qu’au moment où l’eau lui arrive aux cuisses qu’il consent à la lâcher. Nerissa heurte la surface et disparaît sous les flots, rejoignant cet Océan immense qui lui a donné naissance.
Le géant reste immobile quelques instants. Il n’y a plus personne, juste lui et l’eau traîtresse qui, décennie après décennie, n’a de cesse de lui prendre ses enfants.
Mieux vaudrait pour son cœur qu’il cesse de les ramener, mais il ne se fait aucune illusion : lorsqu’elles échouent sur la plage, les sirènes enfants n’ont aucune chance de survivre.
Il leur faudra du temps, pour recoudre les plaies. Pour l’instant, Zenon le sait, il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre jusqu’à la prochaine.
Bravant la peine qui menace d’infiltrer son cœur, le géant inspire profondément. Au loin, le soleil s’est détaché de l’océan, peignant la plage en un rose teinté de vermillon. Avec un peu de détermination, Zenon se détache du spectacle et emprunte à nouveau le chemin vers la maison.
Ce matin-là, le cœur de Zenon est gros et enflé comme un ballon.
J'ai failli attendre, dis-donc :p
J'aime beaucoup la manière que tu as de reprendre le caractère originel des sirènes, et d'en faire des sortes d'animaux.
Il y a toute une seconde dimension sur la vie sauvage que je trouve très intéressante, et qui me parle (forcément /o/)
Pour le reste : toujours pareil. Bon style, bon rythme, tutto va bene ♥
"J'ai failli attendre" THE AUDACITY.
J'ai toujours aimé le mythe des sirènes, je trouve qu'il y a vraiment du potentiel à les voir comme des créatures sauvages (Encre inside :D).
Je suis contente que cette interprétation t'ait plu, merci de me lire encore et toujours ♥
Oh !
Je sais pas quoi dire d'autre ! 😅
J'ai adoré cette nouvelle très douce, et triste ! J'ai le coeur tout triste pour Zénon 🥺
Bravo ! ♥
Un "Oh !" de toi me suffit amplement, t'inquiète ♥
Je suis contente que cette histoire t'ait plu ! Et ne t'inquiète pas pour Zénon, il va s'en remettre.
Merci pour ta lecture et ton commentaire ! ♥