Carte 6 - A. 6:8

Par Elore
Notes de l’auteur : Voici mon DLP pour la sixième semaine, inspiré par une carte issue de l'édition Odyssey, illustrée par Marie Cardoua et Piero.

Dans le silence d’une ville à trois heures du matin, un léger bruit de roue résonne. Ce son pourrait presque paraître habituel, à un détail près : il ne vient pas du sol. Perchés sur les toits ou accrochés aux branches des arbres, seuls les oiseaux de nuit sont témoins du spectacle. C’est presque paresseusement qu’ils ouvrent l’œil et avisent la silhouette qui file, éthérée dans l’air froid.

 

Juchée sur un grand-bi pâle comme un cheval malade, l’entité parcourt toits et câbles comme si elle volait. À cette heure irréelle du soir, il n’y aurait guère que les insomniaques pour l’admirer, mais aucun d’entre eux ne pensera jamais à jeter un œil au dehors, tant qu’elle sera là. Cela fait partie de la magie qui entoure cette cycliste : peu sont prêt-es à admettre son existence tant qu’elle n’est pas sous leur nez.

 

Alors que l’entité appuie sur les pédales pour s’engager sur un lourd fil électrique, deux petites mains opalescentes s’agrippent à ses épaules. L’être bronche à peine lorsqu’une petite voix résonne à ses oreilles, accompagnant le geste.

”On ne part pas tout de suite ?”

”Non.”

La voix de l’entité résonne avec douceur mais sans direction, comme si elle provenait de partout à la fois. L’enfant qui vole à sa suite lâche alors son emprise et recule légèrement, rejoignant la nuée scintillante qui suit le cycliste comme une incroyable procession. Des rumeurs fusent.

”Je croyais que j’étais le dernier.”
”Ça veut dire qu’il lui reste encore une personne à voir.”

”Vous savez qui ?”
”J’ai ma petite idée.”

 

Quelques mètres devant, l’entité chantonne doucement.

 

***

 

Allongé sur son lit, monsieur Hammond a les yeux comme collés au plafond. Son regard, porté par une insomnie tenace, semble traverser les planches.

Durant tant d’années, l’heure de se coucher était, pour son corps et son esprit, associée à un intense soulagement. Ce soir, pourtant, Hammond se sent fébrile et il en va de même pour le chat collé à son flanc.

Tous deux l’ont su, après la montée d’escalier qui, en fin de journée, a laissé l’homme pantelant : ce soir serait important.

 

Une minute passe, peut-être deux. Sur la table de nuit, un réveil antique marque chaque seconde d’un petit son mécanique. L’homme a laissé la lumière allumée, s’est vêtu de ses plus beaux habits. Sur ses genoux, un livre aux pages écornées.

Peter Pan.

 

À 3h15, un très léger bruit de roue se fait entendre. Attentif malgré l’état brumeux de son cœur, monsieur Hammond se redresse. Un coup d’œil vers la fenêtre ouverte et le rayon de lune qui la traverse.

Un coup de vent. Désormais totalement assis, l’homme voit paraître, juché sur un vélo de couleur pâle, une silhouette éthérée suivie par une nuée de spectres.

- Bonsoir, monsieur Hammond.

- Oh, vous pouvez m’appeler Alphonse.

Un sourire éclaire le visage intemporel de l’entité. Enjambant la fenêtre, cette dernière se retrouve dans la pièce. Réveillé par l’intrusion, le chat s’est assis et remue la queue avec curiosité. L’être ne semble pas le déranger.

Une fois encore, la voix d’Alphonse résonne :

- Avez-vous un nom autre que je pourrais utiliser ? Je ne suis pas sûr d’apprécier celui qui circule en ville.

L’être hausse les épaules avant de s’asseoir sur le rebord du lit.

- Je suis une entité qui ne rentre dans aucune de vos cases. Je n’ai ni genre, ni âge, ni origine. Appelez-moi comme vous voulez.

Nouvel échange de regards, puis de sourires entendus. La créature parcourt la pièce du regard, s’arrête sur chaque portrait au mur. Délicatement, elle énonce :

- Je ne sens pas de peur en vous.

Il y a quelque chose de poussiéreux dans le sourire d’Alphonse.

- Pourquoi aurais-je peur ? J’ai fait tout ce que j’avais à faire. J’ai voyagé, j’ai aimé, j’ai offert ce que je pouvais.

- Vos légumes ont-ils tous été cueillis ?

À la mention du jardin qu’il a passé tant de temps à entretenir, le visage d’Alphonse s’éclaire. Il semble vouloir dire quelque chose, mais une ombre passe sur ses traits et il reste silencieux. Avec douceur, l’entité prend sa main dans les siennes.

- Demain soir, vos proches s’en régaleront.

Nouveau silence. Au bout de quelques lourdes secondes, l’homme répond :

- ... mais je ne pourrais pas être avec eux.

La prise se raffermit sur sa paume, amenant avec elle une chaleur surprenante. Alphonse lève les yeux, se heurte à un regard d’une infinie tendresse.

On ne m’avait jamais dit que la mort serait ainsi.

- Vous le serez, d’une manière. Je ne vous mentirai pas : la séparation les blessera. Mais personne ne regrettera de vous avoir connu, même après avoir vécu une telle douleur. Il leur faudra du temps, mais leur bonheur reviendra. Ce bonheur que vous avez aidé à construire tant de fois...

Le vent se lève à nouveau dans la chambre. Le regard d’Alphonse s’est humidifié, pourtant il ne bronche plus.

J’ai tant aimé, j’ai tant vécu.

- Êtes-vous prêt, Alphonse Hammond ?

Avec une vigueur quasi enfantine, le vieil homme hoche la tête. Alors que la créature se relève et l’aide à faire de même, il resserre sa prise.

- ... je crains que mes jambes ne me portent plus aussi bien qu’avant...

- Ne vous inquiétez pas. Votre âme a eu tout le temps de se préparer au voyage, faites-lui confiance.

Obéissant aux recommandations, Alphonse tente de se détendre. Il se sent alors filer, s’élever hors de son corps. Un regard en arrière, vers le chat qui, paniqué, renifle sa peau ridée.

Sur son visage, un sourire serein s’est dessiné.

 

- Madame la Mort ? Attendez, s’il vous plaît...

Ils sont tous deux en l’air, tous deux au-dehors, de l’autre côté de la fenêtre. L’entité, sans lui lâcher la main, se retourne et lui adresse un regard inquisiteur.

- Oui ?

- La porte d’entrée... il faut que je l’ouvre. Sundae n’aime pas être enfermé et je ne veux pas qu’il se balade sur le toit...

- Je comprends.

Entraînant Alphonse dans son sillage, l’entité s’approche de l’endroit où son grand-bi est stationné. Les autres âmes, en attente, accueillent Alphonse avec enthousiasme. Il y a quelques personnes âgées, trois autrefois malades et un petit enfant. D’un geste, la cycliste désigne la foule éthérée.

- Je vous laisse les rejoindre, vous aurez sans doute des choses à vous dire.

- Et vous ?

- Je vais ouvrir la porte. Et après... nous partirons.

- Pour aller où ?

Clin d’œil, l’entité est déjà loin. Alors que les âmes le pressent de question, Alphonse se rend compte qu’il connaît déjà la réponse. La réponse lui est donnée lorsque Mort revient et grimpe sur son vélo pâle.

 

 

 

 

Un miaulement d’adieu retentit, derrière la fenêtre, mais il n’y a plus personne pour l’entendre. Pourtant, dans le ciel, une étoile scintille avec force.

 

Alphonse est de retour à la maison.

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GreatFondue
Posté le 14/06/2020
Chacune de tes histoires contient quelque chose de si juste, si triste mais si doux. Tu réussis systématiquement à me toucher.
J'ai hâte de lire tout ce que ta plume produira
Merci infiniment pour ces textes
Elore
Posté le 26/06/2020
C'est toi qui me touche avec ce que tu me dis là ! Mon rêve a toujours été de remuer les gens avec mes mots, tu n'imagines pas comme tes réactions me font plaisir ♥ merci pour ta lecture !
_HP_
Posté le 13/06/2020
Hey !

Comme Zig j'ai compris assez rapidement où tu nous emmenais, mais cela n'empêche que ton récit est happant, tu m'as transportée durant quelques minutes ♥
C'est un sujet lourd que tu traites pourtant avec beaucoup de tendresse, de douceur et de poésie.
Mon coeur se serre pour ce petit chat, tout seul maintenant 🥺
La fin est douce et bien amenée.
C'était une très belle histoire, bravo ! ♥
Elore
Posté le 26/06/2020
Hey ♥

J'aime beaucoup l'idée de personnifier la Mort comme un être d'une infinie tendresse. Ça me change des trucs edgy que j'écris à côté x') je suis contente que ça t'ait plu et que l'histoire a résonné en toi, la carte m'a inspirée direct ♥

Merci pour ton chouette commentaire ♥
Zig
Posté le 13/06/2020
Coucou !

"Peter Pan." : Je me disais bien qu'il ne devait pas être loin, celui-là... Il flottait dans l'histoire !

J'ai compris dès le début où tu voulais en venir (et ce n'est pas étonnant, tu n'en fais pas mystère), et j'ai quand même été facilement transportée par ton récit. Il est poétique (comme toujours !), rythmé, bien écrit et plein d'émotions juste dosées, pile comme il faut, sans en faire trop ni pas assez (oui, merci Zig, on connait la définition de bien dosé...)

Je me demande si tu vas rattraper l'histoire manquée :p
Elore
Posté le 26/06/2020
Hey ! ♥

Bien sûr qu'il n'est pas loin quand une fenêtre est ouverte quelque part, toi-même tu sais :D

Même si je voulais en faire mystère, je ne pense pas que j'y arriverais, je ne suis pas très forte pour le suspense et les cachotteries x')

Merci beaucoup pour tes jolis compliments, venant d'une plume telle que la tienne ça me fait trop plaisir ♥

ET - rétroactivement - JE TE ZUTE AVEC L'HISTOIRE MANQUÉE.
Mais avec amour ♥
Cocochoup
Posté le 12/06/2020
c'est très doux, plein de poésie.
Le sujet est cruel mais tu rends ce moment plein de tendresse.
Décidément, j'aime beaucoup ta plume!
merci pour ce joli moment de lecture
Elore
Posté le 26/06/2020
Merci à toi pour ce joli commentaire Coco, je suis contente que ce texte t'ait plu ♥
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