1. Max
Tous les soirs, maman crie sur papa et papa crie sur maman. C’est toujours pareil, ça commence quand on est à table. Ça part d’une remarque, puis ça escalade. Papa dit un truc sur le repas, maman répond, ils parlent de plus en plus fort et quand les gros mots commencent à sortir, je me lève. Au départ, j’osais pas trop parce que maman m’a bien dit que c’est malpoli de partir de table sans finir. Mais quand j’ai remarqué qu’ils ne faisaient pas attention à moi, j’ai bougé. C’est pareil à chaque fois, je quitte la salle à manger au moment où ils sont tous les deux debout, l’un en face de l’autre comme dans les matchs de boxe que je vois à la télé.
J’allume pas la lumière, quand je débarque au salon. Je sais par cœur où est la télécommande et comment l’allumer, je suis un grand garçon. Des fois, si je me débrouille bien, j’arrive à attraper de la glace dans le frigo avant de partir et comme les parents ne me voient pas, ils ne disent rien.
À travers le mur du salon, Papa et maman sont en train de crier mais si je mets le volume assez fort, je ne les entends plus. À la place, j’entends les personnages qui bougent et qui rient, assez fort pour tout recouvrir même si des fois ça fait trop et ça me donne envie de me mettre les mains sur les oreilles.
J’aimerais vivre comme eux, j’aimerais avoir des super pouvoirs pour forcer mes parents à s’entendre et nous donner plein d’argent, pour qu’ils soient moins fatigués et pour pouvoir nous envoler loin d’ici. Des fois, j’en rêve quand je m’endors sur le canapé, je me dis que si j’y crois assez fort, ça va se passer.
Pourtant, quand je me réveille, rien n’a changé.
J’aimerais être assez fort pour ne plus pleurer tous les soirs, devant la télé.
2. Eva
Je déteste quand papa me parle d’avenir.
Ça revient tous les midis, tous les soirs, comme s’il y avait une urgence extrême à savoir ce que je vais faire pour le reste de ma vie. J’essaie d’être calme, de pas angoisser mais tout à l’heure, j’ai craqué et je lui ai dit que putain, j’en savais rien et que je pouvais pas faire cette décision alors qu’au final, je savais même pas qui j’étais. Je ne sais même plus ce qu’il m’a dit - un truc du genre tu ne fais pas d’efforts - mais j’étais déjà loin. J’aime pas me battre contre lui mais il comprend rien.
Et moi, je fatigue.
À 15 ans, je devrais pas être fatiguée comme ça.
Je ne supporte pas les bruits, dans le bus. J’ai mon gros casque sur les oreilles, j’ignore le monde. Le vieux centre commercial de cette ville paumée et hors du monde est dégueulasse, mais je ne sais pas où aller d’autre. Sur le parking je rencontre des potes et je fume avec eux jusqu’à ce que mon angoisse se calme. Quand je leur dis que je ne sais pas quelle place je veux avoir dans une société qui ne veut pas de moi, ils approuvent comme si je pêchais mais je n’ai pas envie de finir comme eux, non plus. En vrai, je sais pas.
Ils sont tous plus vieux que moi.
Les rayons des boutiques sont jolis, colorés mais vides. À chaque visite je combats l’envie de prendre une connerie, n’importe laquelle, et la glisser dans ma poche. C’est même pas que j’ai envie de boucles d’oreilles ou d’un paquet de bonbons, c’est plus pour voir ce qui se passerait, ce que je ressentirais que je me fasse prendre ou non.
Et finalement, je ne cède pas.
Je ne sais pas ce qui me retient encore, mais ça se passe toujours comme ça.
3. Charlie
Techniquement, j’ai un endroit où revenir.
Ça veut pas dire que j’ai envie d’y aller.
Tous les soirs, avant d’aller au foyer je me pose sur le pont, au-dessus des rails de train. Il y a plein de panneaux, du style ”NE PAS TOUCHER AUX FILS” ou ”NE PAS GRIMPER SUR LE GRILLAGE”, qui décorent l’endroit comme des posters dans une chambre. Personne ne m’a jamais dit de descendre, j’imagine qu’ils sont tous occupés ou qu’ils s’en foutent. Je vais pas m’en plaindre, je suis bien au sommet de mon perchoir, à regarder les trains qui filent, m’imaginer une vie loin d’ici. Une vie où il y aurait plus que de me lever, aller au travail et m’endormir devant une série le soir parce que je serais trop crevé-e pour faire quelque chose d’autre.
Quand j’en parle aux adultes, que je leur dis qu’il y a forcément plus à vivre que ça, j’ai le droit à des rires condescendants, des ”c’est pas comme ça que ça marche”.
Ils riront moins quand je me serai cassé-e d’ici, à l’aube, dans le premier train.
Quand le soleil disparaît derrière les silhouettes des immeubles et que le ciel devient bleu comme un hématome, je décroche. Dans mes oreilles, l’album se termine et j’accepte le silence qui s’ensuit. Depuis quelques semaines, ça va mieux mais je ne leur dis pas, c’est gênant d’être sentimental-e. Je marche jusqu’au vieux parc pas loin du centre commercial, en voyant les silhouettes je comprends que je suis la dernière personne arrivée.
Ça me va.
Une poignée de main compliquée pour Eva et un câlin pour Max (c’est pas gênant d’être gentil avec les petits, surtout avec lui). Quand on se voit, on ne dit pas grand chose mais c’est pas grave : dans notre silence, il y a des sentiments.
Et dans ces sentiments, on refait le monde.
Quand on se quitte, on ne dit pas grand chose. La maman de Max est à l’autre bout du parking, elle nous salue d’un geste fragile avant de le laisser grimper sur le siège. Eva n’a pas attendu, elle est déjà loin avec son gros casque sur les oreilles. Moi je reste encore un peu, je profite d’une balançoire solitaire associée à l’impression d’être seul-e au monde.
Je me dis que ça me va, de tuer le temps avec ces deux-là.
En attendant le jour où je prendrai le premier train.