Chapitre 1 Ce n’est pas juste
Il pense d’abord : Non.
Puis : Ce n’est pas juste.
Une pensée creuse, mécanique, sans poids réel. Comme si l’injustice était une donnée mesurable, quelque chose qui pouvait se corriger avec les bons arguments.
Mais il n’y a pas d’argument ici. Seulement le fait brut, irréversible
Ce n’est pas juste.
Thomas raccrocha.
Le téléphone était encore tiède dans sa main, une chaleur fugace qui s’évanouissait déjà. Comme tout le reste.
Il resta planté là, sous la pluie fine, immobile, comme un objet oublié sur le trottoir.
Il avait quitté le bureau sous un prétexte banal — « Un appel à prendre dehors » — mais il ne savait plus pourquoi il s’était donné la peine de sortir.
L’air lui paraissait plus lourd dehors que dedans, saturé d’humidité et d’odeurs indistinctes : le béton mouillé, les gaz d’échappement, quelque chose qui ressemblait à la rouille.
Il baissa les yeux.
Les flaques huileuses reflétaient vaguement les réverbères, comme des yeux entrouverts.
Une voiture passa trop près, éclaboussant le bas de son pantalon.
Il ne bougea pas. Pas même un sursaut.
Ce n’est pas juste.
La phrase s’accrochait à son crâne, tournait en boucle, un mantra absurde. Il n’y avait pourtant rien à contester.
Les mots du médecin résonnaient encore, nets et impitoyables :
— Nous avons fait tous les examens nécessaires. Le cancer est trop avancé. Nous ne pouvons rien faire de plus.
Un ton neutre. Formel. Une sentence.
Thomas avait répondu par réflexe, comme pour combler un vide :
— Mais… Elle est hospitalisée depuis deux semaines. Vous n’avez rien vu avant ?
Un silence.
Pas un silence gêné.
Un silence définitif.
— Parfois, les symptômes ne se manifestent qu’à un stade terminal.
Terminal.
Le mot s’était incrusté.
Il pesait quelque part en lui, profondément, comme un corps étranger impossible à extraire.
Puis le médecin avait ajouté, d’un ton qu’il voulait apaisant :
— Nous allons lui administrer des soins palliatifs. L’objectif, désormais, est de la soulager.
Soins palliatifs.
Deux mots.
Rien d’autre.
Il aurait voulu poser une question. Exiger un délai. Demander autre chose. N’importe quoi.
Mais il n’y avait plus rien à négocier.
Une rafale de vent lui fit frissonner. Il remit son téléphone dans sa poche, d’un geste lent, maladroit.
Autour de lui, la rue poursuivait son indifférence.
Une femme pressait le pas, parapluie tremblant sous les bourrasques. Un homme, casque sur les oreilles, traversait sans regarder. Les voitures glissaient sur les pavés mouillés, projetant des gerbes d’eau noire.
Il croisa brièvement le regard d’un passant qui lui lança un pardon distrait avant de poursuivre son chemin.
Ce contact, aussi dérisoire soit-il, eut l’effet d’un rappel brutal :
Il était là. Bien réel. Et pourtant plus absent que jamais. Il avança, lentement, les épaules enfoncées sous la capuche de son manteau. Il aurait pu rentrer, appeler quelqu’un.
Mais qui ?
Pour dire quoi ?
Une cloche tinta au loin. Il regarda sa montre sans voir l’heure.
Devant un café, il s’arrêta.
À travers la buée sur les vitres, il distinguait des ombres : des gens penchés sur des tasses, une serveuse qui passait, une lumière chaude et diffuse.
Tout semblait terriblement ordinaire.
Il hésita.
Entrer.
Commander un café, un whisky, n’importe quoi.
Juste être entouré de bruits, de conversations inutiles.
Il posa la main sur la poignée Le métal était tiède sous ses doigts, un contraste immédiat avec l’humidité glacée de la rue. De l’autre côté de la porte, il sentait la chaleur diffuser lentement, l’air épais d’un début de soirée, chargé d’odeurs de café brûlé et de bières tièdes. Il perçut un éclat de rire étouffé, le cliquetis des tasses sur le zinc.
Un bruit humain.
Il lui suffirait d’entrer.
Commander un café. Ou un whisky. N’importe quoi. S’asseoir à une table, capter des bribes de conversation, regarder les autres exister. Il pourrait même parler, s’adresser à quelqu’un. Demander du feu à un inconnu, glisser un commentaire sur la pluie battante.
Ce serait facile.
Il resserra sa prise sur la poignée.
La porte était lourde, il lui suffisait d’un geste. Un simple mouvement du poignet.
Derrière la vitre embuée, il aperçut une silhouette qui riait, penchée sur son verre. Un homme d’une cinquantaine d’années, costume élimé, cravate desserrée. Un rire franc, sincère, une main posée sur l’épaule de son voisin.
Une connexion.
Quelque chose qu’il ne comprenait plus.
Un instant, il se vit à l’intérieur. Assis. Un verre devant lui. Une présence absorbée dans le bruit du monde.
Puis tout se referma.
L’idée s’effondra avant même d’exister.
Il retira sa main, recula d’un pas.
— Vous prenez quelque chose ?
La voix le fit sursauter. Une serveuse, une trentaine d’années, le regard fixé sur lui avec cette patience distante, entre politesse et lassitude.
Il ouvrit la bouche. Une fraction de seconde, il envisagea de répondre.
Puis il secoua la tête.
— Non… Merci.
Il s’éloigna, sentant encore la chaleur de la poignée sur ses doigts.
Derrière lui, la porte s’ouvrit en grand. Un client sortit en riant, laissa un courant d’air tiède s’échapper. Thomas sentit la chaleur effleurer sa nuque. Puis la porte se referma.
Et tout redevint froid.
Son reflet apparut dans une vitrine : traits figés, mâchoire serrée. Un visage absent. Il détourna les yeux.
Un vélo frôla son bras. Le crissement des pneus sur les pavés déchira brièvement le bruit de la pluie. Le cycliste jeta un regard irrité, murmura un juron. Thomas ne réagit pas. Il ferma les yeux. L’image de sa mère surgit. Brutale. Nette.
Pas celle d’avant. Celle de maintenant. Une silhouette allongée sous des draps trop blancs. Ses doigts raides posés à plat sur le tissu. Son visage creusé mais calme. Ses yeux ouverts mais éteints.
Elle savait. Il rouvrit les yeux. Il ne savait pas encore où aller.
Mais il savait qu’il fallait continuer.
Le service des soins palliatifs était devenu une habitude.
Il passait la porte sans y penser, saluait vaguement les infirmières. Ses pas résonnaient sur le carrelage lisse, un écho feutré qui l’isolait encore un peu plus.
Tout semblait anesthésié.
Aujourd’hui, sa mère était trop faible.
Allongée, les paupières à moitié closes.
Sa respiration était chaotique, comme si elle cherchait l’air sans jamais le trouver.
Il connaissait cette respiration-là.
Il l’avait déjà vue.
Chez son père.
Juste avant la fin.
Il s’assit à côté d’elle, posa une main sur la couverture.
— J’ai eu une réunion ce matin. Pas très intéressante. Un collègue m’a invité à déjeuner, mais j’ai décliné. J’aime pas trop les gens du bureau. Ils parlent pour rien dire.
Sa voix sonnait creux.
Un raclement de gorge attira son attention.
Une infirmière s’approcha. Une femme d’une cinquantaine d’années, fatiguée mais efficace.
Elle jeta un œil aux constantes de sa mère, puis tourna son regard vers lui.
— Elle vous entend, vous savez.
Il acquiesça sans répondre.
— Vous voulez un café ?
Il hésita.
Puis accepta d’un signe de tête.
Elle revint quelques instants plus tard avec un gobelet brûlant qu’il prit sans un mot.
Le bip des machines continuait.
La lumière blafarde dessinait des ombres sur le mur.
Il fixa sa mère.
Sa main posée sur le drap.
Ses doigts si fins qu’ils semblaient disparaître : quelque chose se tordit en lui ; une tension insidieuse.
Pas un choc. Pas une explosion.
Plutôt une fissure lente, presque imperceptible. Ses doigts s’agrippèrent machinalement au tissu. Il n’avait pas l’habitude de pleurer. Il ne savait pas comment faire.
Alors il laissa faire.
Les larmes montèrent, hésitantes, comme si elles cherchaient leur place. Puis elles coulèrent. Pas une vague. Pas un sanglot bruyant. Juste une rupture muette. Un effondrement en silence.
Il pleurait sur tout.
Sur sa mère, qui mourait là, sous ses yeux, et qu’il ne pouvait pas sauver. Sur la vie qu’il n’avait jamais eue. Sur ses propres ratés. Sur ce qu’il ne ferait jamais. Il appuya son front contre le bord du lit, sentit le froid du métal sous sa peau.
— Maman… murmura-t-il, sans savoir pourquoi.
Il resta là, à pleurer. Puis il se redressa. Sa mère n’avait pas bougé. Toujours là. Encore là.
Il aurait voulu dire quelque chose.
Lui demander si elle avait peur. S’il devait rester plus longtemps, l’accompagner à son prochain rendez-vous.
Mais il savait déjà la réponse.
Une fois, quand il était enfant, il s’était coupé au couteau. Rien de grave, une entaille dans la paume. Elle avait regardé sa main, l’avait passée sous l’eau froide, avant de déclarer : « C’est fini, tu n’as plus mal. »
Il avait hoché la tête.
Elle ne mentait pas. Elle décidait.
Thomas inspira profondément, essuya ses joues.
— Ça va aller, dit-il.
Il n’avait personne à convaincre, il se rassit, fixant le plafond. Et il attendit.
Comme on attend une marée qu’on sait inévitable
Sa mère allait mourir. C’était une certitude. Il ne savait pas quand exactement, mais il savait.
Ce n’était pas une annonce brutale. Pas une chute. Juste un effritement lent, une chose qui avait commencé sans prévenir et qui suivait son cours.
Il se demanda comment tout avait commencé. Qui avait été là, avant elle.
Avant eux.
Locatello.
Le nom était resté dans la famille comme un vestige. Un endroit plus murmuré que raconté. Un village en Italie, planté quelque part dans l’histoire familiale, un point d’origine que personne n’avait jamais pris la peine de réellement lui expliquer.
Il savait seulement que c’était de là qu’ils venaient.
Son grand-père, Giuseppe, était parti de là-bas. Pas seul. Avec Maria, sa femme. Sa grand-mère.
Il n’avait jamais posé beaucoup de questions.
Quand on est enfant, les choses sont là. On ne se demande pas pourquoi.
Locatello existait dans les phrases de sa mère, dans la manière dont elle disait là-bas, comme si elle parlait d’un territoire invisible, d’un temps figé.
Là-bas, les hivers étaient rudes. Là-bas, la maison était petite. Là-bas, les hommes partaient et ne revenaient pas toujours.
Là-bas.
Il avait grandi avec cette idée d’un ailleurs qui leur appartenait, sans jamais savoir ce que ça signifiait vraiment. Aujourd’hui, il n’avait que des bribes. Des souvenirs qui ne lui appartenaient pas. Il n’était jamais allé à Locatello.
Mais il pouvait l’imaginer.
Un village en pierre, des rues étroites, un clocher qui dominait des toits de tuiles brunes. Une place centrale où les vieux s’asseyaient sur des bancs, échangeaient des mots rares en regardant le temps passer.
Il se demandait comment son grand-père avait quitté cet endroit.
Par quel train. Quelle route. S’il avait hésité avant de partir.
Il pensa à sa mère.
Nicole.
Née ici, en France. Mais façonnée là-bas, par ce qui avait précédé.
Elle n’avait jamais appris l’italien. Juste des mots éparpillés, des expressions que Maria glissait dans ses phrases. Elle ne parlait pas de son enfance. Ou alors, seulement des choses pratiques.
Ce qu’il fallait faire.
Ce qui devait être fait.
Les choses qu’on ne dit pas.
Il y avait toujours eu un espace entre eux. Pas de froid, pas de tension. Juste un vide.
Comme si elle n’avait jamais su comment être une mère.
Comme si elle avait pris ce rôle comme une fonction, un devoir, mais sans vraiment savoir comment l’habiter.
Il savait qu’elle mourrait bientôt.
Et il se demandait ce qu’il devait ressentir.
Il n’avait pas la réponse.
Seulement des images.
Locatello.
Les maisons en pierre. Les voix anciennes. Un homme qui posait des pierres, une femme qui murmurait des mots d’un autre pays. Tout ce qui avait précédé.
Tout ce qui l’avait amené là.
Super chapitre, les sentiments sont bien décris ainsi que les sensations. J'ai eu l'impression de sentir cette poignée de porte tiède dans ma main.
Le sujet n'est pas facile mais tu as réussi à le mettre sur papier