Ce qui l'attendait, lui

Par MariKy

Le sol tanguait, prêt à se dérober sous ses pieds. Il fallait un sacré sens de l’équilibre et une longue expérience de la mer pour avancer dans l’entrepont sans se cogner aux parois. Le plus gros de la tempête était passé, mais restait cette houle agacée qui projetait leur embarcation au gré de ses caprices. L’océan noir regrettait de n’avoir su les prendre. Shael marqua une pause pour écouter son chant. Même là, au cœur des planches, il percevait l’écho vengeur des vagues, l’écume qui venait se briser contre la coque.

Il poussa un soupir et secoua la tête pour chasser cette idée. Ce n’était que des superstitions, une légende qu’il racontait à ses filles les jours d’orage. L’océan noir n’était pas un esprit en colère, simplement une étendue d’eaux profondes à la rencontre de plusieurs mers. La mer chaude de Solana remontait le long des côtes d’Ayjaell pour affronter le froid descendu du Nord et de l’Est. Les récifs maudits se dressaient au point de rencontre, au cœur d’un maelstrom perpétuel qui attirait les malchanceux pris dans les courants. C’était pire encore à la mauvaise saison. Aux beaux jours, on pouvait connaître quelques moments de répit entre les tempêtes et tenter de passer entre les gouttes, mais dès que pointait l’automne, l’océan noir devenait une montagne de glace et de tonnerre presque impossible à franchir. C’était un miracle qu’ils aient pu le traverser à temps.

Aux colonies, pourtant, l’été semblait durer toujours. La jungle était restée humide et tiède jusqu’au dernier instant. Le soleil se levait et se couchait à un rythme constant, sans jamais leur offrir quelques minutes de clarté supplémentaire, sans jamais rallonger les nuits. Shael n’aimait pas l’île du Nord. Il était homme de la côte, homme de tempête et de bourrasques, venu d’un pays où le soleil et la pluie se menaient une guerre sans pitié tout le jour. Il n’était pas fait pour vivre dans cette jungle où le ciel était figé, où le temps ne s’écoulait qu’en cycles redondants. Bien sûr, il avait gardé pour lui ses réflexions. Un Logasar ne se plaignait jamais.

Shael reporta son poids d’une jambe à l’autre pour garder l’équilibre au moment où le brick remonta une nouvelle vague, puis profita de la descente dans un creux pour se laisser tomber jusqu’à l’échelle. Il grimpa rapidement pour rejoindre les cabines de l’arrière. La pluie frappait la coque en continu, charriée par un vent fort venu des terres sauvages. Il allait gonfler les voiles et pousser le deux mâts plus vie encore vers Logas. Shael aurait dû s’en réjouir. Son pays lui manquait, sa femme lui manquait, et ses filles… Ses filles auraient sans doute quitté l’enfance à son retour. Il avait hâte de les retrouver. Et pourtant, son cœur s’étreignait à la pensée de ce qui les attendait au pays. À la pensée de ce qui l’attendait, lui.

Arrêté devant la porte de la cabine, Shael se redressa, tira sur les pans de sa veste d’officier. Un Logasar prenait toujours soin de son uniforme, c’était une marque de respect envers son supérieur, d’autant plus quand on avait choisi volontairement d’en porter les couleurs. Il passa une main sur son visage pour lisser sa moustache et enfin, frappa contre le bois.

— Seigneur Aron ?

Aucune réponse. Shael relâcha ses épaules et soupira. Évidemment, il aurait dû s’y attendre. Il pivota dans le couloir, écoutant ces rafales qui sifflaient par l’interstice. La porte donnant sur le pont tremblait sous les bourrasques.

L’Aigle des mers était le dernier navire à avoir pris la mer au port de Salkan. Tous les autres avaient regagné Logas aux beaux jours, profitant des périodes d’accalmies pour faire la traversée. Sans doute que le nom d’Aron avait été prononcé plus d’une fois au cours de leurs banquets. Qu’importe. Ils n’étaient que des lâches, des enfants courant retrouver les jupons de leur mère. Shael en était certain, son commandant valait mieux que tous ceux-là. Une tempête, voilà qui ne risquait pas de l’arrêter.

Enfin, l’officier poussa le battant pour plonger dans le chaos. Un mélange d’embruns et d’averse lui gifla aussitôt le visage tandis que le vent tentait de lui arracher son manteau. Shael plissa les yeux pour repérer le Protecteur à la lueur des lanternes. Une dizaine d’hommes d’équipage allait d’un bord à l’autre pour tendre les cordes ou assurer les voiles, jetant quelques coups d’œil discrets vers la silhouette immobile sur la poupe.

Aron se tenait à quelques pas du capitaine, tourné vers ce grand large qui projetait son écume sur ses vêtements. Par les Fondateurs, comment pouvait-il tenir encore debout sans trembler ? Le garçon était trempé jusqu’à l’os, ses cheveux cendrés plaqués contre sa nuque, son visage offert aux éléments. Shael pressa le pas vers lui tout en serrant son propre manteau sur son corps.

— Vous devriez vous mettre à l’abri, mon Commandant !

Le vent avait-il chassé sa voix ? Non, Aron l’avait entendu. Il tourna la tête, comme à regret, et haussa les épaules.

— J’ai trop hâte d’apercevoir la côte, Shael.

— Enfin… Nous n’y serons pas avant plusieurs jours…

— Je le sais.

Une telle réponse aurait pu le surprendre ou le faire lever les yeux au ciel, mais c’était Aron. Shael ne cherchait plus à comprendre. Les Protecteurs avaient leur propre logique, leur propre manière de voir le monde. Celui-là d’autant plus qu’il ne possédait pas de pupille. Aron était le seul, de mémoire d’homme, à posséder les yeux d’orage. Il arrivait encore à Shael d’observer à la dérobée ces iris pleins, se demandant ce qu’il percevait qui restait invisible aux autres. Comme ce jour-là, avant leur départ des colonies. Aron était monté sur une souche pour fixer le haut de la colline… Qu’avait-il donc repéré au-delà de la jungle ? Shael ne le saurait jamais. Pour autant, il ne renonçait pas.

— Voulez-vous que je vous apporte quelque chose en cabine ? Le chef a préparé un plat de riz et de poisson, cela vous réchaufferait…

Aron déclina l’offre en secouant la tête.

— Je n’ai besoin de personne pour apporter ma nourriture, Shael. Je connais le chemin jusqu’au pont inférieur.

L’honneur de l’officier le poussa à insister.

— Je sais, mon commandant… Mais vous êtes l’Annihilateur, vous n’êtes pas obligé de vous joindre au reste de l’équipage…

Bien sûr, aucun des arguments avancés ne parvenait à le convaincre. Il n’allait tout de même pas rester là toute la nuit ? Shael était son officier, chargé de transmettre ses ordres tout autant que de veiller à sa sécurité. Aron s’apprêta à le renvoyer, craignant que son second ne reste planté à ses côtés pour le faire changer d’avis. Il s’interrompit au beau milieu d’une phrase.

— Sire ?

Le cœur de Shael fit un bond quand Aron traversa jusqu’à tribord. Son regard de tempête était rivé sur les vagues, ses mains agrippées sur le bord. L’officier observa par-dessus son épaule, cherchant en vain la cause d’une telle attention. Un réflexe idiot. Comment rivaliser avec la magie de l’Annihilateur ? Shael attendit, appela en vain. Lorsqu’Aron se retourna enfin, il s’élança si brusquement qu’il bouscula son officier au passage et s’époumona en direction du capitaine.

— Homme à la mer ! À tribord !

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