À peine une seconde

Par MariKy

La nuit était sombre, sans lune pour éclairer les flots noirs qui se soulevaient à perte de vue. Les étoiles étaient masquées derrière un épais voile de nuages, si bien que les hommes n’avaient qu’une boussole pour se diriger dans l’immensité de l’océan. Enfin, une boussole, et un Protecteur, mais Lyron n’était pas d’une grande d’aide. Il était affaibli par ses blessures et, même s’il remontait chaque jour sur le pont dans l’espoir d’une vision qui les guiderait à travers les vagues, il ne voyait que les flots, encore et encore, autour d’eux.

— C’sont les récifs noirs qui nous appellent… grogna Manteg dans son début de barbe. Trois jours sans vent, puis deux tempêtes, puis cette obscurité à nous perdre un navire…

Il resserra les mains sur la barre et poussa un soupir. La dernière tempête les avait repoussés bien trop loin vers l’Est. Depuis lors, les courants les repoussaient vers le Nord et, pour ce qu’ils en savaient, les récifs se trouvaient là, aux portes de l’Océan Noir. C’était, à en croire les Prêcheurs, les vestiges d’un volcan plus vieux que l’océan, un volcan plus grand que la plus haute montagne d’Ayjaell. Le volcan d’où avait jailli la magie-flamme, et les dragons avec elle. Il avait cessé de cracher son feu quand l’océan l’avait englouti, mais il persistait à détruire toute vie s’approchant de lui. Les récifs noirs étaient ses derniers bras, cherchant à emporter les hommes dans l’autre monde. Tous les marins, qu’ils soient ayjaellins ou logasars, connaissaient cette légende. Tous y avaient perdu un frère ou un cousin. À la croisée des mers, les courants étaient si forts qu’il était presque impossible d’en réchapper… Sauf à avoir un devin à bord.

Une bourrasque fit soulever la cape violine de Lyron, qui chercha de sa main libre à la retenir tandis que les embruns s’écrasaient sur son visage. Puis il réalisa qu’il n’avait pas perdu sa capuche et que l’air était calme.

— Une tempête approche, annonça-t-il.

Le timonier se tourna vers lui d’un air désabusé.

— Dans combien de temps ?

Lyron secoua la tête d’un air désolé.

— On sera prévenus, au moins, soupira Manteg. Et puis, on en a vu d’autres…

À croire que les Fondateurs cherchaient à les empêcher de rejoindre les Terres du Nord. Où était-ce la femme à bord qui leur portait malheur ? Le Protecteur avait payé assez cher au port de Solastène pour qu’il accepte de l’embarquer sans poser de question, mais sa présence réveillait les superstitions. D’autant que la fille n’avait pas quitté la cabine depuis leur départ… à croire qu’ils avaient quelque chose à cacher. Manteg glissa la main dans sa veste, pesant la bourse que lui avait donné le Protecteur en échange de son silence. Qu’est-ce qui pouvait bien pousser un Élu dans son genre à fuir aussi précipitamment ? La réponse se trouvait dans la cabine, certainement… Mais Manteg était assez malin pour tenir sa langue. Alors il fixa son regard sur les vagues et ignora les cris étouffés qui s’échappaient de la cabine.

 

*

Elle devait courir, courir, au plus vite ! Tout autour d’elle, un immense jardin, une étendue gigantesque d’herbe verte, parsemée de buissons touffus et épineux, de bosquets de fleurs bleues, mauves et or. Elle courait sur un chemin de gravier à perdre haleine, retenant le bas de sa robe à deux mains pour ne pas trébucher. Sa gorge lui piquait à force d’avaler de gros goulots d’air, son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine d’enfant. Pourquoi être si petite ? Elle ne faisait pas la moitié d’un homme, malgré ses six ans. Lui, derrière, la dominait de plusieurs têtes. Elle devinait sa silhouette dans l’ombre d’un chêne. Une silhouette qui bientôt se dirigerait vers elle, pour la retrouver… Elle n’avait plus le temps de courir. Il était trop tard pour s’échapper. Elle plongea derrière un bosquet de ronces, accrochant sa robe au passage et écorchant ses genoux. Elle rampa sous les branches épineuses pour se cacher autant qu’elle pouvait des regards, n’entendant plus résonner à ses oreilles que les battements assourdissants de son cœur et le souffle rapide de ses poumons en feu. Elle chercha à n’être plus qu’une ombre, une infime souris dans les bosquets… Déjà la silhouette avait quitté le chêne. Il s’avançait par ici, comme s’il avait toujours su où la trouver. Il marchait lentement, savourant sa victoire par avance, tout en appelant d’une voix suave :

— Elli… Elli…Je sais que tu es là…

Elle se plaqua un peu plus contre la terre, salissant les derniers pans de sa robe, pria intérieurement pour devenir invisible. Hélas, il était déjà sur elle. Elle entendit ses pas dans la terre, puis vit son ombre fondre sur elle. Il s’arrêta à un pas du bosquet, planta son regard dans les yeux sombres de la fillette. Lui avait des traits clairs, des yeux marron assortis à ses cheveux courts, et un sourire qui rayonnait.

— Je t’ai trouvée, petite sœur.

Elle explosa d’un rire cristallin quand il tendit la main vers elle.

 

Windane ouvrit les yeux un instant, mais ne vit qu’une lampe vacillante tanguer au-dessus d’elle. Était-elle dans un cauchemar ? Elle voulait retrouver le bras son frère. Elle devait saisir sa main, sortir de sa cachette et… Ses paupières s’étaient déjà refermées, appelant de nouvelles images à l’envahir.

La forêt regorgeait de chaleur, de parfums et de chants. Oiseaux, loups, feuillages : c’était tout un monde de couleurs et de vie qui bruissait dans le flux de magie. Il avait retrouvé les arbres qui grimpaient vers le ciel, les racines qui se fondaient dans la pierre et formaient des voiles de verdure au-dessus des toits. Il avait retrouvé la présence des siens, le parfum de sa cité, les murmures des Magens. Lorsqu’il glissa du ciel pour frôler la surface du lac, il emplit ses poumons de l’air lourd de magie. La vallée lui avait tant manqué. Il était un poisson prisonnier d’un ruisseau asséché qui replongeait avec délice dans les remous du monde. L’énergie avait-elle jamais été si vivante ? Elle rayonnait de plus belle au contact de cette aura rougeoyante qui enveloppait ses écailles. Il espérait que Windane le sentirait, par-delà l’océan.

— Danakan.

Le dragon rejoignit finalement la terre, aux pieds de cet homme qui l’attentait. Bien sûr, Nayhidan l’avait senti franchir la frontière. Danakan inclina la tête, dévoilant quelques canines en guise de sourire. Nayhidan marqua un temps d’arrêt, surpris par l’énergie qui flottait sur le corps du jeune dragon. Lui n’avait pas changé. Toujours ce même visage droit, cette peau de bronze, ces cheveux sombres qui cascadaient sur ses épaules.

— Nous t’avons cherché longtemps, Danakan.

Ses yeux gris s’étaient fixés sur le dragon, scrutant l’aura qui flottait à sa rencontre. Avait-il reconnu son empreinte ? Le dragon confirma ses soupçons.

Je l’ai vue, déclara-t-il.

La magie l’aida à raconter la suite. Il n’avait jamais forgé si facilement un lien d’esprit, comme si l’énergie ne demandait qu’à rejoindre Nayhidan. Les souvenirs flottèrent vers lui, narrant les semaines écoulées depuis sa capture dans la jungle : les pierres de sang, la cage, la traversée de l’océan, la douleur… et cette présence, enfin, comme un soleil au cœur de la nuit, comme une oasis au milieu du désert.

« Mon nom est Windane ! »

Lorsque Nayhidan rouvrit les yeux, un sourire pointait au coin de ses lèvres.

— Windane, souffla-t-il en glissant son regard sur la magie qui enveloppait le dragon.

Danakan inclina la tête, goûtant à l’énergie comme une caresse. Elle était si forte, si vivante, qu’il avait le sentiment de porter une seconde peau… C’était à la fois merveilleux et terrifiant. Car combien de jours encore pourrait-il tenir face à sa fureur ? Combien de jours tiendrait-elle, elle, sans la chaleur de sa puissance ? Alors, même si Nayhidan l’avait lu dans sa mémoire, Danakan sentit le besoin de partager ses doutes.

Windane m’a transmis son pouvoir. La magie… L’a-t-elle perdue à jamais ?

Nayhidan ne répondit pas immédiatement. Il franchit les derniers pas qui le séparaient de Danakan, tendit le bras vers le buste du dragon. Quand la magie enveloppa sa main, Nayhidan ferma les yeux. Il n’y avait aucune écaille sous sa paume. Il sentait sa peau à elle, il sentait son cœur battre, sa poitrine se soulever au rythme lent de sa respiration. Et puis, sous ses côtes, une étincelle.

Il esquissa un sourire et Danakan eut sa réponse.

 

Pour la première fois depuis longtemps, Windane ne s’éveilla pas en sursaut. La paix qu’elle ressentait paraissait tellement irréelle qu’elle aurait voulu retenir le rêve pour toujours. Elle finit tout de même par reprendre conscience, réveillée par cette main sur sa poitrine. Ses yeux s’ouvrirent à ce contact. L’image de Nayhidan flotta un instant devant son regard avant de se fondre dans la pénombre de la cabine. Le poids de ses doigts contre sa peau s’étiolait comme un rêve oublié, mais une chaleur persistait sous ses côtes. Ce n’était qu’une étincelle, une infime pulsation près de son cœur. Windane serra le poing, le cœur battant. Pour la première fois de sa vie, elle espérait sentir à nouveau les braises prendre vie dans ses veines.

— Reviens…

Le feu répondit par un simple murmure dans son sang, qu’elle perçut en picotements familiers dans ses doigts. Il était encore faible, mais il était bien là.

— Tu as repris des forces, à ce que je vois.

Lyron venait de pénétrer dans la cabine, sa cape couverte d’embruns. Il avait dû sentir la magie lui revenir, car il baissait les yeux sur son poing, rassuré. Elle confirma d’un signe de tête et serra les draps entre ses doigts. Le moment était venu, sans doute, de lui raconter la vérité. Ils n’avaient pas vraiment pris le temps de parler depuis le moment où elle avait assommé Sunva. Ils avaient préféré mettre le plus de distance possible entre eux et Osmund. Le plus difficile avait été de convaincre Essiel de les laisser partir. La gouvernante avait sangloté tout au long de leurs adieux, implorant Lyron de demander audience au Roi. Lyron n’avait rien voulu entendre. « Si je veux être reçu par le Roi, je devrais d’abord me présenter à la Garde Royale, dirigée par Osmund lui-même… ». C’était un risque qu’il refusait de courir, pas si vite après avoir retrouvé Windane, pas avant de l’avoir mise à l’abri. Il l’avait veillée chaque jour, chaque nuit depuis leur départ. Il avait serré sa main dans son sommeil tandis que les cauchemars lui arrachaient des cris.

— Je t’ai apporté de l’eau, reprit-il en lui tendant une outre, et je peux aller te chercher un bol de soupe en cuisine si tu as un peu d’appétit…

— Merci, souffla-t-elle d’une voix rauque, mais je ne pourrai rien avaler tant que mon estomac continuera de faire des bonds…

Elle avait appuyé ses pieds nus sur le sol pour retrouver un semblant d’équilibre au cœur de la houle. Lyron s’en amusa.

— Alors voilà ton point faible ? Je suis un peu déçu, tout de même. Tu résistes à tant de choses… Je ne pensais pas que de simples vagues auraient raison de toi !

Elle pinça les lèvres et lui lança un regard noir qui acheva de le rassurer. Il l’observa en souriant tandis qu’elle vidait la gourde à grandes gorgées. Enfin, elle passa la main sur sa bouche et soupira.

— Je te dois quelques explications, je crois.

— Seulement si tu t’en sens prête, Windane.

Elle passa la main sur sa poitrine, rappelant l’image de Nayhidan pour se donner du courage.

— C’est Estelon qui m’a trahie.

— Je le sais, fit Lyron avec rancœur. J’ai eu l’occasion de le voir. Son spectre, du moins… La cape bleue qu’il t’a donnée pour le carnaval, c’était pour mieux te repérer…

Ses mots réveillaient la cicatrice dans le dos de Windane. Le tiraillement passé, elle acquiesça.

— Je crois que c’est à cause de ce qui s’est passé à Watz… C’est à partir de ce moment qu’ils ont commencé à me suivre.

— Les Séides ?

— Ils se font appeler les Gardiens de la Foi, corrigea Windane.

— Des fanatiques. L’idée est la même.

Elle secoua la tête.

— C’est plus compliqué que ça. Celui qui les dirige… Hosgen. Il se prétend Fondateur et je crois… Enfin, je ne sais pas ce qu’il est, mais il n’est certainement pas humain. Il voulait comprendre mes pouvoirs, alors il m’a… Il a fouillé dans ma mémoire. Et chaque fois que j’étais trop faible pour parler, il faisait venir Estelon pour me soigner.

— Ce sale petit…

— Estelon m’a demandé pardon, l’interrompit-elle d’un haussement d’épaules. Il regrettait et il a voulu m’aider, à sa façon.

— C’est lui qui t’a aidé à t’enfuir ?

— Il m’a donné une occasion… Mais il n’a rien fait de plus. Non, si j’ai réussi à leur échapper, c’est uniquement grâce à Danakan. C’est un… un autre prisonnier.

Lyron ne releva pas l’hésitation. Elle avait serré les bras sur sa poitrine, réprimant un frisson chaque fois qu’elle prononçait le nom de cet homme qui se prétendait Fondateur. Il posa la main sur son épaule pour la soutenir.

— Un Fondateur qui s’en prendrait aux Protecteurs ? Cet homme est fou, rien de plus. Un Protecteur malade, peut-être… J’ai vu ce dont ces fanatiques sont capables. Ce Sunva, qui m’a attaqué, il portait des pierres de Rochelave incrustées dans ses bras pour modifier ses pouvoirs…

— Pour effacer la magie, commenta Windane. C’est ce qu’Hosgen cherche à accomplir. Je l’ai entendu comploter contre le Roi Thylmor, il a même parlé de convaincre les Logasars… Il espère déclencher une nouvelle guerre de magie, Lyron ! Il veut effacer toute la magie !

Les yeux de Lyron s’étaient agrandis dès l’instant où elle avait prononcé le nom des Logasars. Il recula d’un pas, stupéfait.

— Je sais que tout cela doit te paraître absurde, reprit Windane. Mais je te jure que…

— Je te crois, l’interrompit Lyron. Hélas, je te crois…

Il inspira longuement et vint s’asseoir à ses côtés.

— Je t’ai déjà parlé de la vision que les Fondateurs m’ont envoyé, n’est-ce pas ?

— Celle de la disparition de la magie ? Tu disais qu’ils te demandaient de m’emmener en Terres du Nord.

Il acquiesça.

— Mais je ne t’ai pas raconté la chute d’Ayjaell, telle que les Dieux me l’ont décrite… Et ce que tu viens de m’expliquer y fait terriblement écho. Car dans ma vision, j’ai vu les Logasars envahir Solastène. J’ai vu Valonar Sowr en personne mettre notre monde à feu et à sang.

Ce fut au tour de Windane de secouer la tête, effarée.

— Alors Hosgen va réussir ? Lyron, nous ne pouvons pas le laisser faire… Essiel avait raison, nous n’aurions pas dû partir…

Ses doigts s’étaient mis à trembler de rage et d’impuissance. Ils fuyaient les Séides, ils fuyaient les poisons d’Hosgen, ils fuyaient les pouvoirs d’Osmund… Tout cela par sa faute. Sans elle, Lyron n’aurait jamais eu à porter cette marque dans la nuque. Il aurait pu affronter le Protecteur aux tatouages sans craindre son pouvoir.

— Chaque chose en son temps, Windane. Tu n’es pas en état de te battre, et moi non plus, fit-il en passant la main sur son abdomen. Tu n’as pas à t’en vouloir, tu as déjà fait beaucoup ! Tu t’es libérée, tu m’as sauvé la vie et tu as révélé la vraie nature d’Osmund et des Séides. Dès notre arrivée à Fort Terrat, j’écrirai à Violetto pour lui expliquer ce que tu viens de me dire, mais je suis certain qu’il a déjà commencé à mener son enquête…

— Alors quoi ? On va se cacher en Terres du Nord et attendre ?

— Nous verrons bien ce que les Dieux nous réservent là-bas. Si ma vision est juste, nous y trouverons le moyen de sauver la magie… Et puis il faudra que je me débarrasse de ce tatouage. Cela laissera le temps aux Érudits de s’organiser et de nous trouver des soutiens. Il va nous en falloir pour faire tomber le grand Commandeur du Roi…

Windane serra les dents et baissa les yeux sur ses poings serrés, dépitée.

— Si seulement j’avais assez de magie… J’aurais pu effacer la marque d’Osmund.

— Effacer le tatouage ? répéta Lyron, perplexe.

Elle acquiesça, le regard rivé sur ses mains tremblantes. Le sang qui battait dans ses veines lui paraissait si froid, si lent. Le feu n’était qu’un soupir étouffé dans son buste, trop faible pour se changer en flammes d’or comme celles qui avaient guéri les blessures de Danakan.

— Je ne t’ai pas tout dit à propos de mes pouvoirs.

Voilà. Elle ne pouvait plus reculer, maintenant. Son cœur battait la chamade à l’idée de ce qu’elle s’apprêtait à lui révéler. Mais après ce qu’ils avaient traversé… Non, elle ne pouvait pas continuer à lui mentir.

— Tu as toujours cru en moi et j’ai vraiment essayé de mériter ton estime… Mais je ne suis pas celle que tu imagines, Lyron. Je ne suis pas Protecteur.

— C’est ce Hosgen qui t’a mis cette idée en tête ? Windane, nous en avons déjà parlé. Je sais que tu es différente, mais…

— Je ne suis pas seulement différente ! Je suis…

Sorcière.

Démon.

Créature de magie-flamme.

Sang de dragon.

Tant de noms, et aucun qui ne convienne tout à fait. Lyron attendait, les sourcils froncés. Quels mots auraient pu apaiser sa surprise ? Elle relâcha sa tension d’un soupir, essayant de calmer ce pouls qui battait contre ses tempes. Si les mots refusaient de sortir, mieux valait lui montrer.

Elle planta ses ongles dans ses paumes jusqu’à sentir les écailles se répandre à l’intérieur de son poing. Le feu ronronnait au rythme de son cœur, réveillé par la colère qui avait surgi dans sa voix. Son sang s’était réchauffé doucement, sans atteindre ce bouillonnement familier qui précédait les flammes. Avec un peu de concentration, avec un peu d’efforts…

— Windane, arrête !

La voix de Lyron la fit sursauter. La chaleur reflua aussitôt. Lyron avait les yeux écarquillés, le regard rivé sur elle sans pour autant la voir. Son regard la traversait, passait au-delà de la coque du navire pour se plonger au cœur des vagues. Windane retint son souffle, accroché à cet espoir dans ses yeux. Pendant une longue minute, il resta dans l’attente, priant qu’aucun son ne vienne troubler les remous de l’océan. En vain. La vibration sourde monta des profondeurs à faire trembler le navire.

— Il a perçu ta magie, souffla Lyron.

Les cris de Manteg vinrent confirmer ses craintes.

— Nautile Noir ! hurlait-il. Aux lances ! Que tout le monde s’attache au mât du navire !

Lyron se leva d’un bond et empoigna son épée.

— Reste ici, ordonna-t-il.

Hébétée, Windane n’eut pas le temps de réagir qu’il s’échappait de la cabine en direction du pont extérieur. Elle contempla un instant la porte close, trop stupéfaite pour agir. Un Nautile Noir ? Lyron avait déjà évoqué ce démon des océans. Ils vivaient dans les abysses et traquaient les vivants, en particulier les Protecteurs, qu’ils écrasaient dans leurs tentacules pour absorber leur sang. Du sang d’Élu, du sang divin. C’était ce que disait le livre de Violetto.

— Mais je suis jael na win, sang de feu !

Et elle n’était pas du genre à rester à sa place.

 

Les tentacules sombres du Nautile avaient agrippé le bateau de part en part. Lorsque Windane s’élança sur le pont balayé par l’écume, elle dénombra au moins cinq bras qui étranglaient l’avant du voilier pour le réduire en miettes. Les marins s’étaient tous attachés à l’aide d’une corde pour éviter d’être emportés et repoussaient les attaques à l’aide de lances. Elle repéra Lyron, en lutte contre l’un des tentacules. Il dansait entre ses assauts, attendant le bon moment pour trancher le muscle de la bête. Le Nautile attaquait avec prudence, la tête cachée sous les flots. Ses tentacules écrasaient la coque, frappaient dans l’air à la recherche de proies.

— Elle cherche à nous couler ! hurla le capitaine, il faut lui faire lâcher prise !

Windane inspira pour se donner courage et fonça vers la proue, où se jouait leur survie. Ses pieds nus glissaient contre le bois détrempé, l’écume glissa en brûlant dans ses yeux. Une vague plus haute que les autres manqua de la jeter par-dessus bord. Elle se retint aux cordages de justesse et, crachant une gerbe d’eau, se redressa pour continuer jusqu’au monstre.

Un matelot était parvenu à planter une lance dans un tentacule, qui s’élevait en tournoyant pour se débarrasser de l’arme, menaçant de s’abattre à l’endroit même où se tenait son agresseur. Windane se jeta sur l’homme et roula sur les planches recouvertes d’écume, tandis que le bras du mollusque géant retombait sur eux. Il s’écrasa sur la jambe de Windane et l’enfonça dans les planches du navire à grand fracas avant de se rétracter. Le grondement du monstre venait de se briser en sifflement à son contact.

— Windane ! Ne reste pas là !

Elle ignora les hurlements de Lyron et tira sur sa jambe pour la libérer, encore plus déterminée. Le démon avait senti les flammes dans son sang. Elle était la mieux placée pour le combattre. Son pantalon était déchiré, mais les écailles avaient protégé sa peau. Elle se releva, fébrile, prenant appui sur le bastingage quand le navire plongea de nouveau dans un creux. De son côté, Lyron affrontait un tentacule qui se dressait comme un serpent au-dessus de lui. Les marins s’étaient joints au combat, sans qu’aucun n’ait repéré le bras maigre qui surgissait par leur droite. Windane poussa un cri et s’élança vers eux. Trop tard.

Le premier tentacule repoussa les marins, tandis que le suivant se jetait sur Lyron et s’enroulait autour de son buste. Lyron poussa un cri étouffé, prisonnier de l’étreinte du monstre. Seule une corde nouée sur ses hanches avait permis de le sauver. Il penchait dangereusement vers le vide, le corps en proie à deux forces opposées.

— Ne le touche pas, son sang est un poison…

Sa voix était brisée tandis qu’il implorait Windane de reculer. Au lieu de quoi elle serra les poings et frappa aussi fort qu’elle put dans le muscle tendu du Nautile. Un grondement résonna depuis les flots, pourtant le monstre refusa de lâcher sa proie et tira encore davantage. Les marins avaient reculé, ne sachant comment réagir. Couper le tentacule reviendrait à asperger Lyron de son sang. Couper la corde le condamnerait.

— Sauve-toi, supplia Lyron.

Elle planta son regard dans le sien.

— Je ne suis pas Protecteur, répéta-t-elle. Et je suis désolée de ne pas te l’avoir dit plus tôt.

Puis elle ferma les yeux et implora le feu de rugir. Que les braises reprennent vie, ne serait-ce qu’un instant ! Une simple étincelle suffirait. Elle cria pour le rappeler, pour l’invoquer, puisant dans cette chaleur qui vibrait dans son ventre.

Lyron la perçut en même temps qu’elle. Cette vague de lave. Cette onde rougeoyante qui emplissait son cœur et se glissait dans ses veines. Le cri de Windane la poussait dans ses bras, plus loin encore, plus fort. Elle réchauffa ses poignets, elle bouillonna dans ses mains. L’énergie était faible, comme une aube naissante avant la brûlure du soleil, mais Lyron reconnaissait son empreinte. C’était la magie qu’il avait sentie en elle depuis le début, sans jamais comprendre sa nature. Sans jamais vouloir la comprendre.

Les flammes jaillirent du creux de ses poings, enveloppèrent ses mains entières d’un gant de feu pour illuminer la nuit. Le temps d’une seconde, il lui sembla que tous les bruits avaient cessé. Pas un cri, pas un souffle. Seul le grondement de la houle qui les propulsait de bas en haut comme de vulgaires insectes. La pluie se mêlait aux vagues, ne formant plus qu’un rideau opaque pour assombrir l’océan. Dans ces ténèbres meurtrières, tout juste troublées par le rugissement du feu, la scène avait l’allure d’un cauchemar.

Sans attendre une seconde de plus, Windane s’agrippa au tentacule qui maintenait Lyron prisonnier pour l’arracher. Chacun de ses doigts enflammés produisit une tache brune sur la peau visqueuse, libérant une fumée nauséabonde et toxique. Un gémissement terrible survint sous le navire tandis que le tentacule libérait sa proie pour s’envoler en convulsions incontrôlées.

Le grondement aigu qui monta de l’océan fut accompagné d’une nouvelle attaque désespérée. Le Nautile projeta deux de ses appendices dans la direction de Lyron. Aucun d’eux ne parvint à approcher sa cible. Windane frappa le premier pour l’éloigner, saisit le second d’une poigne ferme et résolue. Elle serra les doigts sur sa prise, retenant sa respiration pour éviter les vapeurs qui émanaient de la chair calcinée. Elle s’agrippa si fort, frappa si violemment de sa main libre, que le membre de la bête s’en trouva sectionné. Elle laissa retomber le moignon enflammé dans les vagues, comme un message au Nautile en fuite. Elle l’entendait plonger dans les profondeurs en gémissant de douleur.

Les cris des hommes, alors, se mêlèrent à ceux de la bête. Il y en avait encore quelques-uns pour crier de joie en voyant les bras visqueux s’en retourner dans l’océan, néanmoins leurs rires furent très vite remplacés par des exclamations quand ils comprirent ce qui avait fait fuir le monstre. Les uns après les autres, ils se figèrent devant les flammes.

— Le feu du démon ! hurla l’un d’eux. C’est elle qui a appelé le démon !

Windane n’avait que faire de leur réaction. Elle était sourde à leurs cris ou leurs menaces. En cet instant, tout ce qu’elle entendait, c’était le silence de Lyron. Tout ce qu’elle voyait, c’était le regard de Lyron. Il la dévisageait comme une étrangère.

Il avait ce regard, ce si terrible regard, si semblable à celui qu’avait eu Naelle la première fois. Elle pouvait y lire un sentiment plus terrible encore que la peur. Était-ce de l’effroi, du dégoût ? Le feu vint à se tarir et aucun d’eux ne prononça un mot. Que pouvait-elle ajouter ? Même si elle avait voulu parler, le Nautile ne lui en laissa pas l’occasion. Un tentacule, surgi de la mer en une vaine tentative pour attraper Lyron, s’enroula par mégarde autour de la cheville de Windane. Le Nautile rétracta aussitôt son bras, seulement Windane avait déjà basculé en arrière. Elle fut projetée contre le bastingage, emportée par-dessus bord. Elle se raccrocha de justesse, ses pieds cherchant une prise dans le bois trempé d’écume, tandis que la proue tombait entre deux vagues. Dans un dernier effort, elle tendit la main pour appeler à l’aide.

— Lyron !

Le Protecteur, toujours sidéré, sembla enfin se rendre compte du danger. Il baissa les yeux vers la main qu’elle lui tendait. Il n’hésita qu’un instant, juste un instant. À peine une seconde. Sa main était là, douce, simple, vulnérable. Seulement, pendant cette si petite seconde, ses yeux de devin le trahirent et lui montrèrent les flammes qui la recouvraient l’instant d’avant.

Qu’avait-elle pu lire dans son regard en cet instant, alors qu’elle l’implorait de lui sauver la vie ? Avant qu’il n’eût compris ce qui se passait, le navire avait plongé contre une vague. L’eau propulsa Windane contre la proue avec une force phénoménale, fracassant son corps affaibli. La vague déferla sur le pont, renversa l’équipage. Lyron lutta contre le courant pour revenir vers l’avant. Il se redressa, obligea ses jambes à le traîner jusqu’au bastingage et tendit, bien trop tard, sa main vers les flots.

— Windane ! hurla-t-il.

Il n’y avait plus que le grondement de la houle, les cris du vent, et le gémissement lointain du Nautile meurtri qui regagnait les profondeurs. Le bois était éraflé par les ongles de Windane, qui avait tenté une dernière fois de remonter à bord. Alors il se tourna vers Manteg, qui se relevait.

— Elle est tombée ! Il faut la secourir ! s’écria-t-il.

Il tentait lui-même de défaire la corde qui le retenait. Manteg posa une main sur son bras pour l’arrêter.

— C’est trop tard, Maître Lyron. On peut plus rien pour elle.

Lyron refusa de se laisser convaincre.

— Nous devons la sauver !

Manteg secoua la tête, et désigna de la main l’équipage. Aucun d’eux ne faisait un pas pour lui venir en aide.

— De toute façon, personne irait à son secours, Maître. On a tous vu l’feu sur ses mains.

— Vous avez bien fait de la laisser partir, j’pense, acheva Manteg.

Lyron lui jeta un regard horrifié. Manteg avait raison. Il l’avait laissée. Il n’avait pas attrapé sa main. C’était sa faute. Ses jambes vacillèrent et Lyron tomba à genoux sur la proue délabrée du voilier.

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