Du haut de la colline s’élevait une sorte de crâne. Ses orbites monstrueuses semblaient jauger la gare en contrebas. Tout le village d’Aber-les-Mouillettes s’exposait au jugement énigmatique et muet de son sourire édenté…
Estelle Sceau, qui venait tout juste de débarquer sur le quai, s’arrêta un instant face à lui. Ses propres yeux papillotèrent, aveuglés par le soleil de l’après-midi… Ce qu’elle devinait à l’horizon, sur le relief qui surplombait les alentours, n’était qu’une curieuse maison peinte en blanc. Avec ces murs aux arêtes penchées, ce dôme en chapeau de gendarme et ce porche légèrement proéminent, les contours s’étaient brouillés jusqu’à former ce lugubre mirage. Le tout surplombait une terrasse couverte, où des balustrades et des piliers dessinaient une mâchoire acérée. Une cage d’escalier vitrée, entre les deux balcons de l’étage, faisait figure de… de figure, précisément.
L’architecte avait-il eu conscience, en dessinant les plans, de l’effet que produirait sa bâtisse sur ceux qui la contemplaient en descendant du train ? Estelle l’ignorait. C’était la première fois qu’elle visitait Aber-les-Mouillettes.
Si les dieux l’exauçaient, ce serait également la dernière.
Elle-même avait grandi en province… À quatorze ans, elle estimait en avoir fait le tour. Aussi, elle pouvait juger sans aucun scrupule les patelins de ce genre. D’ailleurs, ces trous perdus se ressemblaient tous. Son avenir, Estelle ne l’imaginait qu’à la capitale… ou même à l’étranger, pourquoi pas ? Sa grande sœur Céleste, lorsqu’elle lui avait fait part de ce grand projet l’été dernier, ne l’avait pourtant pas soutenue. À la table du petit-déjeuner, celle-ci s’était même affolée :
« Tu ne sais pas à quel point c’est dangereux ! Demande donc à l’auberge de Virgade… Brumât est rempli d’arnaqueurs et de détraqués. Certaines jeunes filles y sont montées pour trouver un travail et n’en sont jamais revenues.
— Parce qu’elles n’en avaient aucune envie, avait répliqué Estelle la bouche pleine de pain grillé. Moi, je préférerais mourir à Brumât que vivre à Virgade ! »
En attendant, elle se trouvait loin de son objectif. Sa frêle silhouette, la seule à descendre du véhicule, progressait à vitesse d’escargot sur le quai. La fumante locomotive, comme pour la narguer, repartit puis la dépassa bien avant qu’elle n’eût rejoint le reste du village. Estelle n’avait pourtant apporté que le strict nécessaire. Avec elle voyageaient une grosse valise pour ses effets personnels, un cartable pour rattraper les devoirs du pensionnat, un sac à main en bandoulière pour les trajets… et bien sûr le plus important : son étui à violoncelle. Ça vous posait une femme, l’étui à violoncelle. Lorsqu’Estelle trimbalait le sien, les gens la traitaient avec davantage de respect.
Le garçon de wagon, très gentil et d’ailleurs assez avenant, l’avait aidée à descendre tout cela : mais, arrivée à terre, elle n’avait trouvé personne. La casemate du chef de station était vide… Estelle se mordit la lèvre, ennuyée. Elle s’était naïvement dit qu’elle pourrait payer un porteur ou un conducteur de fiacre pour l’aider à transporter ses affaires… Mais dans cette bourgade, on ne s’embêtait pas même à contrôler les billets. Sur l’allée principale, elle aperçut tout de même une charrette à chevaux qui transportait des bottes de foin… Un vieux paysan la conduisait. Tout en dressant son pouce en l’air, elle l’interpela d’un sourire :
« Excuse-moi de te déranger, camarade ! Bonjour, pourrais-je s’il-te-plaît te demander si… »
Le bouseux fit aussitôt claquer ses rênes : ses deux percherons s’éloignèrent au quart de tour et transformèrent l’allée en un tourbillon de poussière. Entre deux quintes de toux, Estelle poussa un juron et s’essuya les yeux.
Sa mère avait le chic pour lui faire découvrir des endroits pittoresques.
Estelle avait reçu son billet par la poste cinq jours plus tôt, au pensionnat des Bruinandines. Comme les vacances d’été approchaient, toutes les autres adolescentes de sa classe avaient déjà préparé leur retour au domicile familial… C’était donc avec soulagement qu’elle avait enfin reçu son sésame pour Virgade. Cependant, lorsqu’elle avait découvert cette escale imprévue par Aber-les-Mouillettes sur le papier, Estelle s’était étranglée. Mère lui avait imposé à la dernière minute cette irritante étape entre Bruinand et leur village natal… Tout ça pour une commission
« Tu nous éviteras ainsi un déplacement coûteux », avait précisé Phéruse Sceau à sa fille. Avec cette précision délicieuse et ironique : « Je sais combien tu aimes te rendre utile. »
Caprice qui lui gâcherait toute une journée de congés, puisqu’on ne pouvait y attraper que deux trains par jour… Estelle, en lisant sa missive, l’avait froissée et jetée en boule contre le mur. Certes, la perspective de macérer tout l’été au domicile familial, dans la médiocrité de sa cambrousse, ne l’enchantait guère ; mais cette année-là, c’était différent. Céleste, son aînée qu’elle n’avait pas vue depuis des lustres puisqu’elle étudiait dans une ville différente, serait de la partie : les deux sœurs avaient de moins en moins l’occasion de se voir… Et par-dessus le marché, leur génitrice gaspillait, sans gêne aucune, cette belle journée de vacances qu’Estelle et sa sœur auraient pu passer ensemble ! Estelle avait bien tenté de modifier son billet, sans succès… De toute façon, elle n’avait pas les moyens de s’en acheter un autre.
Voilà comment elle avait échoué dans ce cloaque, chargée d’une mission dont Phéruse Sceau, la Calende, sorcière et grandissime suzeraine du grand convent de Virgade, aurait dû s’acquitter elle-même. Car la magie n’était pas héréditaire : Estelle, malgré tous ses efforts, n’avait jamais réussi à lancer le moindre sort. Cet importun client, qui habitait Aber-les-Mouillettes, avait donc réclamé l’aide de la plus puissante magicienne de l’univers. L’homme serait sans doute ravi d’apprendre qu’on lui expédiait, à la place de la grandissime Calende, une gamine dénuée du moindre pouvoir magique… D’autant que la mère Sceau ne prenait pas ces histoires de revenants au sérieux. Sa récente lettre à Estelle n’avait laissé aucun doute là-dessous :
« Cette affaire de maison hantée repose sur du vent ! J’ai quarante ans d’expérience en sorcellerie… je sens ces choses-là ! D’ailleurs la plupart des témoins d’apparitions racontent n’importe quoi. Les gens croient vraiment que tout tourne autour d’eux… Et qu’ils sont suffisamment intéressants pour retenir l’attention d’un défunt. En vérité, l’écrasante majorité des morts sont parfaitement heureux de disparaître dans l’au-delà sans même se retourner. Et franchement, quand on voit les crétins qu’ils laissent derrière eux… on les comprend. Tu m’excuseras donc, Estelle, si je ne me déplace pas à Trifouilly-les-Oies pour du beurre ! Par conscience professionnelle et par courtoisie, néanmoins, notre convent se doit d’envoyer quelqu’un. Tu me représenteras donc auprès d’Aristide Aubrin. »
Estelle se mit donc en quête de l’adresse de celui-ci, déterminée à s’acquitter au plus vite de cette corvée. Il n’y avait pas de noms sur les murs des rues, par ici : tout le monde se connaissait. Par chance, elle localisa assez vite l’estaminet du village. Les poivrots, attablés devant leurs verres de tord-boyau, se moquèrent des quatre bagages de la nouvelle arrivante. Estelle feignit de les ignorer et glissa d’avance au tenancier un pourboire pour lui demander le chemin :
« Aristide Aubrin, ça te dit quelque chose ?
— C’la grosse maison blanche sur la Butte-aux-Bécasses, maugréa-t-il d’un ton aussi bourru qu’elle l’avait imaginé. Tu peux pas la rater, camarade. Elle a une forme particulière.
— Ah, oui ! De squelette ?
— De meringue, s’assombrit l’homme d’un air qui la fit grimacer de honte. Non mais franchement, tu es sûre que tu veux aller là-bas ? Ce vieil Aristide est complètement fauché… Alors si c’est pour récupérer une créance ou y vendre ton bric-à-brac au porte-à-porte, tu ferais mieux d’rebrousser chemin !
— Merci du conseil, ânonna-t-elle poliment. Pourrais-tu m’indiquer le chemin vers la Butte-aux-Bécasses ? »
Évidemment, c’était en pente.
Il fallut près d’une demi-heure de marche à Estelle pour gravir le sentier poussiéreux qui montait jusqu’au manoir Aubrin. À mi-parcours, il se mit même à pleuvoir. Elle avait envie de tuer le monde entier. Son dos endolori s’était courbé sous le poids de ses affaires. L’effort la faisait suer à grosses gouttes, mêlées à celle de l’averse. Quant à ses cheveux nattés et désormais poisseux, ceux-ci frappaient ses clavicules comme deux grosses baguettes sur la surface d’un tambour. Lorsqu’elle arriva à portée d’une barrière, Estelle prit deux bonnes minutes pour reprendre son souffle. La propriété des Aubrin surgissait d’un large terrain dont les pissenlits et les herbes folles, laissées à l’abandon, rivalisaient en hauteur avec sa clôture. Un lierre chaotique colonisait la façade et plusieurs ardoises manquaient sur le toit. La peinture s’était par plusieurs endroits écaillée, révélant un plâtre plus livide encore.
Depuis ce perchoir, à perte de vue, les champs s’étendaient en taches brunes et blondes. C’était pour Estelle un paysage inédit, car elle avait grandi sur la côte. Dans cette vallée interminable de blé et d’orge, elle se sentait comme piégée… Elle fit tinter la cloche sur la barrière qui la séparait du sinistre bâtiment. Ce ne fut qu’à ce moment qu’elle se rendit compte que la grandissime Calende ne s’était pas donnée la peine, dans sa lettre, de lui préciser l’heure prévue pour son passage au manoir. Mère avait dû l’oublier. Et s’il n’y avait personne, dans cette ruine ? Malmort, tout ce chemin pour rien !
Heureusement, la porte de la demeure finit par s’ouvrir. Une figure humaine en sortit, partit à la rencontre d’Estelle. Cet homme entre deux âges portait des vêtements bien taillés, quoique sales et usés : une épaisse masse de cheveux poivre-et-sel reposait sur son crâne. C’était l’archétype même du notable local, dont la famille avait jadis joui d’un grand respect avant de connaître un revers de fortune.
« Bonjour, camarade Aubrin.
— Bonjour, l’accueillit celui-ci d’une expression stupéfaite. Pardon, mais… ta tête ne me dis rien, jeune camarade. Tu t’appelles ?
— Sceau, articula-t-elle d’une légère inclinaison de tête. Estelle Sceau. Enchantée.
— Hein ? Qui ça ?
— Tu connais mieux ma mère, Phéruse. C’est la grandissime Calende qui m’envoie… Je viens pour l’exorcisme.
— Ah, bon ! C’était aujourd’hui ? Je ne savais pas. »
Estelle faillit fondre en larmes. L’heure de sa venue, mais quelle blague ! Sa mère n’avait pas même annoncé sa venue au client. Bon sang, comment allait-il réagir en apprenant qu’on ne lui avait pas envoyé de vraie sorcière ? Aristide Aubrin la ficherait dehors, à coup sûr. D’habitude, lorsqu’elle effectuait ce genre de visites à domicile pour sa génitrice, Estelle dormait dans une chambre d’ami. Il n’y avait même pas d’auberge, près de la gare…Où allait-elle bien pouvoir passer la nuit ? Dans un fossé ?
« Mets plutôt tes bagages à l’abri, avisa rapidement l’homme en lui montrant sa porte. Tu vas attraper la crève, avec ce temps ! »
Il attrapa d’autorité sa valise et son cartable, puis fonça vers la terrasse couverte. Estelle, au comble du soulagement, ne se fit pas prier pour le suivre. Le plancher vermoulu grinça cependant qu’elle s’asseyait sur le banc du porche. Des deux mains, elle tordit ses nattes pour les essorer. Au loin, des nuages noirs grondaient, et la pluie tombait toujours plus drue… Quelque chose lui disait que l’orage durerait jusqu’au lendemain. Elle était vraiment parvenue ici juste à temps ! Tout en s’avançant vers le vestibule, Estelle découvrit un intérieur… à l’image de l’extérieur. Quelques buches qui brûlaient dans le réchaud, mais la brise y faisait toujours frémir les rideaux. Une poussière mal nettoyée subsistait dans tous les recoins, et les boiseries dégageaient une légère odeur de renfermé. Aristide Aubrin, qui revenait du bout d’un couloir, s’inquiétait :
« Je ne comprends pas qu’on t’ait laissée venir à pied. Ça fait une trotte, jusqu’à la gare…La grandissime Calende est repartie tout de suite ? Je sais bien que le train ne reste quelques minutes, mais j’aurais pu la saluer sur le quai…
— Mère n’a pas pu venir.
— Comment ça, s’exclama-t-il. Ta mère te laisse prendre le train toute seule ? Mais quel âge as-tu ?
— Quatorze ans, affirma-t-elle avec grand sérieux. Et demi.
— Bon sang ! Je t’en aurais donné dix-huit, c’est hallucinant…
— Merci, se rengorgea-t-elle. J’ai beaucoup de maturité.
— Ce n’était pas un compliment. Phéruse est complètement folle ! Une jeune fille toute seule dans un compartiment… Tout pourrait arriver. Tu en as conscience ? »
Le sourire d’Estelle retomba aussitôt. Elle avait cru un instant qu’Aristide la traiterait comme une grande. Oui, bien sûr qu’elle en avait conscience ! La prenait-il pour une idiote ? Et puis, il ne fallait pas exagérer. Depuis qu’elle étudiait en pension, Estelle avait pris l’habitude des transports en commun : en trois ans, on ne lui avait pincé les seins que quatre fois… et elle s’était éloignée de ces malotrus sans trop de peine. Il suffisait de hurler.
« Je ne suis pas en sucre, insista-t-elle. Ne t’en fais pas pour moi… C’est plutôt toi qui as quelques problèmes, si j’ai bien compris ? Des locataires indésirables ?
— Installe-toi d’abord, décida Aristide tout en lui désignant la porte au bout du corridor. On en parlera autour d’un maté. J’ai mis tes affaires là-bas.
— Merci, camarade.
— Appelle-moi Aristide. Tu sais bien que nous sommes plus ou moins cousins. »
Non, elle ne le savait pas… Ceci dit, cette nouvelle ne l’étonnait qu’à moitié : comme la magie restait illégale, les quelques clients à qui la famille Sceau vendait encore ses services occultes se comptaient sur les doigts d’une main. La plupart provenait effectivement de familles qui s’étaient liées, par un mariage, à l’un ou l’autre membre de la famille Sceau : leurs descendants, s’ils n’étaient pas mis dans le secret de la sorcellerie, étaient considérés comme des gens de confiance. On leur avait enseigné, par les contes et légendes, le respect dû aux sorciers, la nécessité de leur existence… et le secret absolu qui devait protéger leurs activités. Sinon, toute la lignée finirait en prison.