Ce qui nous Revient (nouvelle, partie 2/4)

Estelle découvrit une chambre spacieuse, qu’elle aurait sans doute considérée luxueuse si elle avait été mieux entretenue. Un grand tableau, qui représentait une sirène, rayonnait au milieu d’un papier-peint à motifs de coquillage. Défraîchi, celui-ci s’était écorné et même taché, par endroits, de trous noirs et moisis. Par miracle, Estelle trouva quelques draps propres et secs dans la grande armoire : ceux qui prenaient la poussière sur le lit à baldaquin, probablement depuis des lustres, ne lui inspiraient guère confiance. Lorsqu’elle était entrée, une souris s’était même échappée en dessous de la commode… Tout dans cette habitation respirait l’à-peu-près.

Une fois ses affaires rangées et son lit fait, Estelle rejoignit Aristide dans le salon. En vérité, c’était aussi un genre de débarras. Il l’invita à s’asseoir dans un immense fauteuil défoncé et servit deux tasses fumantes. Elle s’installa du mieux qu’elle pût, en lorgnant d’un air interloqué les planches stockées à la verticale, les briques éparpillées et autres sacs de ciment qui s’entassaient autour d’eux. Visiblement, son hôte aimait bricoler. Le maté la rasséréna d’un coup ; sitôt que l’infusion eut diffusé sa tendre chaleur dans ses membres, elle se sentit prête à travailler. Malgré le ressentiment qu’elle éprouvait envers sa mère, Estelle appréciait ces rares opportunités de représenter le convent de Virgade. Cette fonction lui donnait l’impression de faire quelque chose d’important… d’être quelqu’un d’important. Après avoir complimenté Aristide sur son maté, elle s’improvisa une mine conciliante et l’interrogea :

« À quel moment as-tu commencé à soupçonner que ta maison était hantée ? »

Ces mots, elle les avait stratégiquement choisis. Estelle aurait pu dire : « quand les phénomènes de hantise ont-ils commencé ? » Mais les clients, en particulier ceux qui subissaient ce genre de tourments surnaturels, manquaient souvent d’objectivité dans leurs récits. Il fallait garder en tête ce biais pour analyser froidement la situation, Mère le lui avait maintes fois répété. Aristide, fatigué mais clairement heureux de pouvoir enfin se confier, débita d’une traite :

« Ç’a commencé il y a quatre mois, vers la mi-ventôse. J’avais fait un genre de cauchemar, la nuit juste avant… J’étais dans une sorte de forêt. Il faisait sombre, c’était difficile d’en juger. J’entendais la voix de ma mère – paix à son âme – et je marchais dans la brume… Enfin, littéralement dedans. On aurait dit une sorte de purée. Je voyais la silhouette d’une femme, au-devant de moi, qui m’appelait… mais j’avais beau marcher de toutes mes forces, je ne progressais pas d’un centimètre ! Plus je m’énervais, plus je m’enfonçais… Au bout d’un moment, j’étais tellement fatigué que je suis tombé à genoux dans cette mélasse blanche. Et puis je me suis réveillé. »

Il marqua un temps, comme apeuré. Estelle hocha la tête d’un air compréhensif. Pourtant elle n’avait reconnu dans ce récit aucun symbole ésotérique, aucune piste. L’oniromancie n’avait jamais été le fort de la famille Sceau, car elle assimilait la divination à une forme de magie noire. Pour ne pas troubler davantage son client, néanmoins, Estelle garda pour elle ces considérations et l’exhorta à continuer.

« Ce matin-là, j’ai trouvé la maison un peu plus froide que d’habitude. Sur le moment, je n’y ai pas prêté attention… Mais j’avais pourtant laissé le poêle brûler toute la nuit, il n’y manquait pas une buche ! Alors, sans me méfier, j’ai pris un sécateur et je suis parti couper le lierre sur l’arrière de la façade. J’ai dû y passer un bon moment… Et puis soudain, plus rien.

— Plus rien, c’est-à-dire ?

— J’ai eu comme une absence. Quand je me suis réveillé, je me suis retrouvé au sol, dans le jardin… J’avais mal partout. Quelqu’un m’avait poussé, camarade. J’ai cru qu’un vagabond m’avait joué un sale tour, ou qu’un sanglier s’était aventuré dans la propriété… Mais j’ai regardé tout autour de moi, mais il n’y avait personne. Voilà. »

Aristide Aubrin se tut, les bras crispés sur les accoudoirs de son fauteuil. Sa bouche entrouverte exprimait l’anxiété, l’attente. Estelle ne sut pas comment réagir. Aux côtés de sa famille, elle avait déjà rencontré plusieurs victimes de hantise… mais celles-ci passaient généralement du coq à l’âne. Leurs conversations dérivaient invariablement vers des récriminations sur leur vie quotidienne et leurs proches… Celles-ci faisaient tant de références implicites à leur univers personnel qu’il fallait sans cesse interrompre leur verbiage pour demander des clarifications. Or ce témoin-ci se montrait jusque-là étonnamment clair, ordonné et concis.

« D’accord, opina Estelle Sceau après avoir avalé sa salive. Et ensuite ?

— Depuis, c’est le charivari. Pratiquement chaque jour, des objets changent de place sans explication… Les portes s’ouvrent ou se referment dès que j’ai le dos tourné ! Les fenêtres aussi. Lorsque je me lève de table, pour quelque raison que ce soit, quelqu’un finit mon assiette dans mon dos. Le four et le poêle s’allument tous seuls… Une fois, la maison a bien failli partir en fumée. Tiens, j’ai commencé à faire une chronologie de tout ça. »

Il fouilla dans sa poche puis lui mit dans les mains un calepin en cuir, pour s’excuser :

« Certaines heures, au début, sont approximatives… Désolé. J’ai fait de mon mieux pour me souvenir du moment précis où c’est arrivé à chaque fois. Tu comprends, au début, je refusais de croire à tout ça… J’ai mis du temps à admettre qu’il y avait un gros problème. »

Impressionnée, Estelle feuilletait le carnet : des pages et des pages entières de notes, en écriture cursive, détaillaient les évènements avec une rigueur militaire. Ce qu’on lui décrivait ressemblait fort à une invasion d’esprits-frappeurs. Il lui faudrait du temps pour éplucher tout cela… Nonobstant, Aristide lui en fit un résumé appuyé :

« Il y a pire ! De temps à autres, je vois des gens qui ne devraient pas être là. Des… Des morts, chuchota-t-il dans une crainte sacrée. Ils ne font rien de particulier, mais… Ils sont là. Dans le coin de l’œil.

— Dans le coin… de l’œil ?

— Près de ma tempe, tu sais ? À la limite du champ de vision. Ça ne dure jamais qu’une brève seconde. Ils se manifestent quand je me déplace d’une pièce à l’autre… au détour d’une pièce devant laquelle je passe, par exemple. Ou à l’autre bout de la cage d’escalier, quand j’y monte. Ils ne se laissent pas approcher. Sitôt que j’essaye de les dévisager tout à fait, de leur parler… Ils disparaissent. »

Un ange passa dans le salon encombré. Le tonnerre grondait au-dehors. Tout en observant le bruissement des arbres par la fenêtre, Estelle Sceau gambergeait. En plus des esprits-frappeurs, Aristide se faisait harceler par des fantômes. Deux faits rares en eux-mêmes, et rarissimes par leur concaténation… Elle n’avait aucune idée de ce que cela signifiait. Au bout d’un moment, elle osa poser une question indiscrète :

« Pardonne-moi, mais… Pourquoi as-tu mis si longtemps à contacter le convent, camarade ? Tous ces problèmes en quatre mois…

— J’avais honte, avoua-t-il après un moment. J’avais peur que la grandissime Calende me dise que j’avais fait quelque chose de mal… que je l’avais bien cherché, ou je ne sais quoi. Je me demande si ces fantômes sont en colère contre moi… »

Estelle hocha la tête. Elle s’était convaincue ou peut-être persuadée de deux choses : de l’une, c’était qu’Aristide Aubrin lui paraissait complètement sincère. De l’autre, c’était qu’elle aurait très bien pu se retrouver dans cette situation et réagir à l’identique. Ils étaient tous deux du genre à faire d’abord le point sur leur propre comportement, à culpabiliser plutôt qu’à blâmer les autres en premier recours…

« Bon, décida-t-elle après une grande inspiration. J’aurai quelques questions supplémentaires, avant d’émettre un premier avis.

— Bien sûr, l’assura-t-il en touchant enfin à sa tasse de maté.

— Commençons par l’essentiel. Tu as déjà tué quelqu’un ? »

Aristide faillit renverser tout le liquide brun sur toute la table basse.

« Non, s’indigna-t-il d’un œil plus vif. Sainte-Mère, non ! Que vas-tu imaginer ?

— Tu as oublié d’enterrer un cadavre, refusé de lui donner les honneurs funèbres ? Profané une dépouille en la dévorant ?

— Certainement pas ! Tu me prends pour qui ?

— As-tu délibérément laissé se produire un suicide dans cette maison ? Pratiques-tu les sacrifices de sang ?

— ASSEZ, feula-t-il pour de bon en se levant. On est des gens comme il faut, par ici ! Pourquoi tu m’accuses de… de toutes ces horreurs ?

— Chut. Tout va bien. »

Estelle venait de poser sa main sur la sienne. Avec douceur, elle lui sourit :

« J’essayais justement de te rassurer, camarade… Parce que non, tu n’as rien fait de mal. Il est extrêmement improbable que ces esprits soient en colère contre toi. Pour s’attirer la vengeance d’un revenant, il faut vraiment y aller fort !

— Hein ? Mais alors, pourquoi…

— Il y a plein d’autres explications possibles. On les passera au crible ensemble, l’une après l’autre. Ça va aller, camarade. Tu peux souffler, maintenant… On va s’occuper de toi. Je ne vais pas t’abandonner. »

Aristide Aubrin, le regard abattu, finit par se rasseoir. La tension des derniers mois s’était révélée sur lui d’un coup. Il s’alluma une cigarette. Estelle n’osa pas lui en quémander une, elle aussi : si sa mère apprenait qu’elle fumait, elle risquait gros. Au demeurant, elle se sentait pleine d’énergie. La détresse de ce notable campagnard l’avait émue, au point que son irritation de l’après-midi avait fondu. D’un seul coup, elle avait voulu accomplir l’impossible.

Tout cela aurait bien entendu été très noble… si elle avait su quoi faire pour aider ce pauvre gars.

Estelle n’était pas totalement ignare en matière de sciences occultes, mais elle faisait là face à un phénomène d’une ampleur inédite. L’affaire, légitimement terrifiante, dépassait de très loin ses maigres capacités. Une vraie sorcière aurait sans doute pu contacter un démon pour en apprendre davantage… Estelle n’aurait que son bon sens et quelques connaissances piochées çà et là dans les leçons ésotériques que la grandissime Calende lui avait prodiguées, en compagnie de sa sœur Céleste, durant leurs jeunes années. Mais cela, elle n’osait pas l’avouer tout de go à Aristide Aubrin. Il avait trop besoin de se sentir épaulé.

« Bon, lui demanda-t-il d’une voix surexcitée. Alors qu’est-ce qu’on fait ?

— Commence par me faire visiter la maison. Les gens et les lieux sont liés, c’est la base de la hantise… J’ai besoin de me situer. »

Si les nuages n’avaient pas tout à fait masqué le soleil, l’horizon ne tarderait pas à l’avaler : tout, au dehors, commençait à s’assombrir. Armé d’une lampe à pétrole, Aristide la conduisit de pièce en pièce. L’endroit où ils s’étaient réchauffés n’était que le petit salon : un plus grand, complètement délabré, se dévoilait plus loin. Ses doubles-portes restaient d’ordinaire fermées, car un des murs porteurs s’était en partie écroulé : une lézarde y faisait jour et nuit hululer un courant d’air glacial. Estelle découvrit ensuite une garde-robe, plusieurs dépendances, une cuisine, un cabinet de travail, une buanderie et même une basse-cour sans la moindre volaille. En suivant Aristide sur l’escalier branlant, elle s’étonna :

« Tu vis tout seul ici ?

— C’est un taudis, je sais. Je n’y suis revenu que depuis deux ans, mais il y a tant à faire pour remettre les choses en état… Cette maison a été laissée à l’abandon pendant plusieurs décennies. Mais l’argent a commencé à manquer dans les caisses de la famille, et j’ai dû vendre le reste de nos biens. C’est la seule propriété qui nous reste.

— Pardon, je ne voulais pas te critiquer… Simplement dire que le manoir était immense ! Je croyais que d’autres personnes y vivaient avec toi.

— C’était le cas, jadis. Nous sommes… Nous étions une famille très patriote. Les jeunes de la famille sont partis au front lors de la Guerre du Phosphore. Ils sont tous revenus dans un cercueil… Sauf moi et mon frère. Les vieux n’ont pas non plus été très chanceux. Le laitier passe déposer chaque jour un panier à provisions avec ma liste de courses, mais à part ça, c’est vrai que je ne vois plus grand monde…

— Désolée. Je ne voulais pas te tourmenter.

— Ne t’excuse pas. C’est important que tu connaisses l’histoire de cette demeure… Quand on l’a construite, la famille était beaucoup plus étendue. »

Il y avait en effet, à l’étage, près de six chambres à coucher et deux salles de bain. Estelle en avait également remarqué une autre en bas, près du couloir qui lui avait été attribué. Cet étage ressemblait à une antique nécropole, du genre de celles où on enterrait les morts avec leurs anciennes affaires pour les accompagner dans l’au-delà. Les vieux matelas percés y prenaient des allures de sarcophages… Estelle remarqua même, dans un recoin, un sac de billes et une corde à sauter qui lui crevèrent le cœur. Les affichettes d’un groupe de musique éculé étaient restées punaisées au mur d’une adolescente : elle avait plus ou moins l’âge d’Estelle lorsqu’elle était morte au champ d’honneur.

Mais le pire, c’étaient ces portraits. Sur chaque centimètre carré du corridor, les anciens membres de la famille Aubrin la dévisageaient d’un air atone. Les mâles avaient, pour la plupart, des tignasses semblables à celle d’Aristide, qu’ils mettaient d’ailleurs un point d’honneur à laisser s’exprimer. Estelle se demandait même si elle n’avait pas vu un faciès similaire, sur la route d’Aber-les-Mouillettes. Les femmes, avec leurs nez busqués et leurs grands yeux écarquillés, ressemblaient davantage à celles de la famille Sceau à mesure qu’Estelle remontait dans le temps. Il y avait là Odette, la mère qu’Aristide avait aperçu en rêve, son épouse, Priscille, et même leur fille, Violaine… Toutes plus refroidies les unes que les autres, désormais. Estelle finit même par localiser un certain Hyacinthe, commerçant d’algues, qui avait fait fortune dans la verrerie au Vème siècle : à en croire les calculs d’Aristide, lui et Estelle étaient arrière-arrière-arrière… arrière-arrière-arrière, arrière-arrière-petit-cousins éloignés au premier degré. Cela ne les avançait pas à grand-chose, mais elle le remercia pour cette information : chaque information qu’il lui transmettait sur leur famille lui rendait un peu de sa bonne humeur. Estelle, qui se prenait au jeu de la conversation, l’encourageait :

« C’est tout de même chouette que ta famille ait conservé autant de traces de son passé… On sent que tous ces gens ont été chéris.

— La généalogie est un bon passe-temps. Quand je suis rentré de la guerre, je me suis pris de passion pour ce manoir… Notre Meringuière a tellement de secrets.

— À ce propos… Beaucoup de gens sont-ils morts ici-même ?

— Quelques-uns, hasarda Aristide d’un mouvement d’épaule. Enfin, pas plus que la moyenne, je suppose… On est loin de tout, ici. La plupart des vieux meurent chez eux plutôt qu’à l’hôpital.

— J’aurais aussi des questions sur l’architecte, osa-t-elle enfin aborder ce sujet. Tu parles de meringues, mais, heu… Est-ce voulu que ta maison ait la forme d’un…

— CLAC !

— AAAAAAH ! »

Un grand bruit venait de retentir dans le dos d’Estelle… Quelque chose venait de frôler sa nuque ! Dans un cri, elle avait sursauté. Était-ce la main griffue d’un spectre ? Non : un simple courant d’air.

 « Foutues portes qui claquent, pesta Aristide en avisant une des chambres. Cet étage est devenu un vrai gruyère ! On ferait mieux de redescendre, tu vas t’enrhumer. »

Estelle, humiliée, hocha la tête en ramassant ses bras contre sa poitrine. Malmort, mais ce qu’elle pouvait être nouille, des fois ! Ce n’était pas en piaillant à la moindre anicroche qu’Aristide allait la prendre au sérieux en tant qu’exorciste ! Elle devait faire preuve d’assurance, de professionnalisme. Quitte à mentir un peu, pour la bonne cause…

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