« Camarade, s’étrangla celle-ci. Peux-tu me dire ce que nous faisons ici ?
— C’est plutôt à toi de me dire ce que tu fichais. Qu’est-ce qui t’a pris d’aller sur le toit ?
— S’il-te-plaît, s’exclama-t-elle. Réponds-moi d’abord. C’est important ! Dis-moi pourquoi tu te trouves là, dans ce jardin, à l’arrière de la maison… Il doit bien y avoir une raison, non ?
— Évidemment, s’agaça-t-il tout à fait. J’allais couper du lierre sur la façade… Il y en a partout.
— Sans sécateur ?
— Ah, admit-il. Oui, j’ai dû l’oublier… Attends-moi, je reviens. »
Tandis qu’il lui tournait le dos et repartait vers la maison, Estelle porta sa main à ses lèvres. Ses yeux, agrandis d’horreur, lorgnaient du nouveau du côté de l’échelle… Pas très loin de là où elle était tombée, elle remarqua une vieille dépression au niveau de l’herbe. Tout en s’approchant, elle y voyait maintenant les reliefs terreux d’un trou bosselé… et quelques morceaux d’ardoise brisée. Quelque chose était tombé à cet endroit, il y a peu, ou quelqu’un… mais certainement pas elle. Quand avaient commencé ces phénomènes surnaturels, déjà ? Ah, oui. Aristide avait éprouvé cette absence… l’impression de perdre connaissance quelques secondes.
Estelle se tripotait les mains. Toutes les apparitions des membres de sa famille, Aristide les avaient remarquées au niveau de l’étage. À l’endroit exact où son regard passait, subrepticement, sur les portraits accrochés au mur…
Il revenait déjà vers elle. Dans ses mains, en lieu et place d’un sécateur, il tenait un plateau. Une tasse de maté fumant y reposait.
« Tu devrais rentrer, lui indiqua-t-il d’un soupir. Tu vas attraper la mort, avec ce temps ! »
Estelle détourna les yeux. C’était plus fort qu’elle. Quelque chose remuait dans le fond de son estomac… Non, elle devait en avoir le cœur net. Il fallait jouer la comédie jusqu’au bout. En rassemblant tout son courage, elle réussit à improviser, d’un ton hésitant :
« T-Tu as une saleté dans les cheveux.
— Ah bon, réagit Aristide d’un ton soucieux. Où ça ? Il faudrait que je pose ce…
— Attends, en profita-t-elle pout l’interrompre. Je vais t-te l’enlever. »
Alors elle fit mine de triturer sa tempe droite. En fouillant sous la masse des cheveux grisonnants, Estelle finit par trouver une surface anormale. La peau, encroûtée, lui paraissait légèrement humide…
« AÏE, vociféra immédiatement Aristide Aubrin. Fais un peu gaffe, Violaine !
— C’est b-bon, lâcha Estelle les larmes aux yeux. Je… Je m’en suis occupée. C’est parti.
— Il y a intérêt, tu m’as pratiquement arraché les cheveux… Eh ! Où pars-tu comme ça ? »
Estelle, qui filait droit vers sa chambre, ne le regardait déjà plus.
« Au v-village, balbutia-t-elle. Je v-vais régler une affaire là-bas. Je ne serai pas longue.
— Ne parle pas aux inconnus, la sermonna-t-il dans son dos. Une jeune fille toute seule sur la route… Tout pourrait arriver. Tu en as conscience ?
— Oui, oui », ânonnait-elle.
Elle ne prit pas même la peine de repasser par sa chambre. Comme un automate, Estelle enjamba la clôture et s’éloigna vers le village. La descente, sans aucun bagage, ne lui prit qu’une dizaine de minutes… Son pas, décidé et rapide, la projetait toujours plus en avant tel un automate. Elle ressentait à peine la bruine sur son visage, les cailloux sous ses pieds : seule comptait sa mission. Son périple s’estompa comme un rêve : elle arrivait déjà à la taverne du village. L’arrivée d’Estelle suscita moult interrogations, mais elle n’en avait cure. Sa main, frénétique, pressait la sonnette sur le comptoir. Quelques secondes plus tard, le tenancier, fort courroucé, sortit des cuisines pour lui crier :
« Non mais ça va pas ? Qu’est-ce qui te prend ?
— Est-ce qu’un médecin habite ici ? Il faut aller le chercher de suite, insista Estelle avec toute l’assurance dont elle se sentait capable. Il y a eu un incident grave…
— Hein ?
— Aristide Aubrin, il… Il est tombé sur la tête en réparant son toit, hésita-t-elle à grands renforts de gesticulations. Il a un… un genre de traumatisme crânien, je ne sais pas !
— Quoi ? Quand c’est arrivé ?
— Il y a… quatre mois. Voilà c’est ça. »
Tous les hommes s’esclaffèrent. Les piliers de l’établissement se claquaient le bidon, en la pointant du doigt. Estelle, exaspérée, frappa alors du poing sur la table et rouspéta :
« Ça n’a rien de drôle ! »
Les ivrognes, loin de l’écouter, reprirent de plus belle :
« C’est plutôt elle qui est tombée sur la tête, on dirait…
— Ça se voit que c’est une fille de la ville ! Là-bas, ils rameutent un hôpital entier au moindre bobo…
— Mais ça s-suffit, s’exclama-t-elle d’une voix plus chevrotante. Vous êtes tous d-demeurés, ou quoi ? Je vous dis que quelqu’un s’est blessé très gravement ! Il lui faut des soins au plus vite ! »
Le tavernier, d’un soupir, se mit à essuyer un verre tout en la raillant :
« Mon frère a toujours aimé faire son intéressant. Ne t’en fais pas pour lui, petite ! Il râle beaucoup, mais c’est une force de la nature… Il nous enterrera tous.
— Hein, s’étrangla Estelle. Ton frère ? Aristide Aubrin… c’est ton frère ?
— Ça va, bougonna-t-il. Pas la peine de me le reprocher. S’il t’a mis dans cet état en vingt-quatre heures, imagine ce que c’était de le supporter durant quarante-cinq ans !
— Mais… tu habites ici ? Je ne comprends pas. Aristide disait qu’il ne t’avait pas vu depuis des mois… Tu n’es pas passé le voir, depuis le temps ?
— On n’est pas vraiment proches. Et puis, il se débrouille très bien tout seul. C’est quoi, ton problème ? »
À ces mots, Estelle perdit tout contrôle. Un demi de bière tiède traînait sur le comptoir… Elle s’en saisit, pour le jeter à la figure du frère indigne.
« TOI, lui hurla-t-elle. C’est toi, le problème ! Espèce d’imbécile ! Tu l’as laissé tout seul dans ce trou à rats ? Sans prendre de ses nouvelles ?
— Mais pour qui tu te prends, connasse ? Je ne lui dois rien ! »
Il éleva le bras, comme pour lui envoyer un coup de poing ; plus rapide que lui, elle réagit d’un soufflet en plein visage. Les chaises de bar raclèrent le sol cependant qu’Estelle et le patron en venaient aux mains. Il devait faire deux fois son poids : cela n’empêcha pas les clients de tenter de la maîtriser.
« Tu devrais avoir honte, vociférait-elle.
— Mais c’est une vraie furie, gueula un des rustres en lui agrippant le bras.
— Non, lâchez-moi… Ôtez vos sales pattes de là !
— Il faut l’enfermer, suggéra un second rustre en l’éloignant de son adversaire.
— Non, intervint un troisième. Fiche-la dehors…
— Appelez un médecin, continuait-elle à beugler. Appelez un foutu médecin ! »
Cette commotion rameuta tout le village d’Aber-les-Mouillettes dans le tripot.
Il fallut une bonne heure d’explications et d’atermoiements avant qu’on consentît à prendre un peu Estelle au sérieux. Un docteur fut déniché, dépêché à la Butte-aux-Bécasses. De nombreux habitants le suivirent, curieux. Estelle les accompagna jusqu’en haut de la colline. Aristide Aubrin parut surpris, à juste titre, de voir la moitié du patelin débarquer dans son jardin : il se laissa néanmoins faire lorsque l’expert lui demanda gentiment de le laisser l’examiner. Un peu moins de deux minutes plus tard, ce docteur réclama un brancard. Quant à Aristide, on ne l’écouta pas lorsqu’il affirma qu’il ne pouvait laisser ainsi sa maison sans surveillance, qu’il s’y tramait de drôles de choses… Chacun tentait de la ramener à la raison : il était blessé, on devait l’emmener à l’hôpital le plus proche.
Estelle, croyant bien faire, s’approcha alors de lui d’une main douce et lui souffla :
« C’est bon, camarade. Tout va bien. Tu peux leur faire confiance, personne ici ne te veut le moindre mal… »
L’homme, pour toute réaction, la dévisagea alors de ses deux grands yeux ronds.
Puis il lui lança quatre mots, les plus terribles qu’Estelle n’eût jamais entendus :
« Mais qui t’es, toi ? »
Lentement, Estelle recula. Un mélange de dégoût et de terreur venait de remonter dans sa gorge. L’homme qu’elle avait connu n’était déjà plus ; leur relation s’était évanouie dans les tréfonds de sa mémoire immédiate… Il avait suffi d’une seconde d’inattention pour effacer les heures qu’Aristide Aubrin avait partagées avec elle.
Estelle faisait face à un fantôme.
Anéantie, elle trouva un banc où s’écrouler. Le brancard s’éloignait déjà, et avec lui le reste des badauds. Elle, elle restait là les bras ballants, dans l’indifférence générale, à contempler le monde autour d’elle sans mot dire. Seul le tenancier resta un peu plus longtemps. La mine patibulaire, l’œil torve, il croisa les bras d’un air vexé et lui jeta :
« Tu es sur une propriété privée, ici. Tu as cinq minutes pour ramasser tes affaires et partir. »
Estelle comprenait à peine ce qu’on lui disait. Comme elle ne rendait à son interlocuteur qu’une bouche béante, celui-ci se fâcha pour de bon :
« Tu veux que j’appelle la police ? DÉGAGE !!! »
Seul l’instinct de préservation la convainquit de se relever. Estelle revint dans la chambre d’ami et ramassa ses affaires à toute vitesse. La tête baissée, elle s’enfuit alors de la propriété aussi vite que le permettaient ces nombreux bagages…
Ce fut ainsi qu’elle se retrouva, trente minutes plus tard, sur le quai d’Aber-les-Mouillettes. Adossée à un réverbère, Estelle sentait son pouls décélérer. Elle avait disposé ses sacs autour d’elle, comme un cercle protecteur. À en croire son billet de retour, le train n’arriverait pas avant deux heures… À mesure que sa tension redescendait, l’ennui fit naître en elle toutes sortes de divagations, de pensées funestes. Elle se maudissait :
« Maman avait raison, au final ! Ce n’était qu’une affaire profane, sans importance… indigne de son attention. Aucune magie là-dessous, rien que de la superstition et une bonne dose d’égocentrisme de ma part… Qu’est-ce que j’ai été bête ! »
Son estomac gargouillait. Elle s’assit sur sa valise, ouvrit le paquet de biscuits secs qu’elle gardait au fond de son cartable… Le beurre des palets était un peu passé ; ce n’était vraiment pas terrible, mais il n’y avait que ça. Il était d’ailleurs impensable d’acheter un encas à la taverne du coin. C’était dans ces moments-là qu’on appréciait une assiette de lards et de haricots à la tomate… Pour couper sa faim, Estelle s’offrit plutôt une cigarette.
« Arrête tes gamineries, se dit-elle. Tu n’es pas sa fille. Il en a eu, d’ailleurs, des enfants… Pour ce que ça lui a servi ! »
Elle ne se faisait plus aucune illusion quant à son prétendu attachement pour Aristide Aubrin. À travers lui, le temps d’une soirée, elle s’était construit une figure paternelle… Céleste et elle ne savaient rien de leur père… si toutefois c’était bien le même homme.
« Les femmes de la famille Sceau sont fières et indépendantes, répétait à l’envi leur mère. Qu’est-ce que ça peut vous faire, de savoir qui vous a faites toutes les deux ? Les hommes déçoivent toujours, de toute façon… On ne peut pas leur faire confiance. Ce sont eux, les faibles. La dernière chose dont j’ai envie, c’est qu’un de ces salopards déteigne sur vous. »
Ces mots, Estelle y avait cru. Tout en voyant, chaque matin, plusieurs de ses camarades de classe rentrer au bras de leur Papa… Pourtant, chaque fois qu’une de ses amies du lycée des Bruinandines recevait une lettre signée d’un homme de leur famille, Estelle sentait son cœur se transpercer. Céleste avait éprouvé elle aussi ce genre de manque, jadis ; mais cela lui était passé, à ses dires. Estelle, a contrario, n’avait jamais évolué. Il lui apparaissait seulement aujourd’hui que toutes ces dispositions à l’égard des mâles plaçaient sa mère dans une position idéale : celle de l’unique main secourable, de la seule voix audible. Ses filles ne pouvaient la critiquer, faute d’un pareil à qui la comparer. Mais que pouvait-on y faire ?
« C’est plié, lui souffla la petite voix dans sa tête. Tout est fichu. Tu peux bien te plaindre d’être orpheline tant que tu voudras, ça ne te ramènera personne. Pleure tant que tu voudras, va : on ne fera pas pour autant attention à toi. Ça ne marche que pour les autres enfants… Toi, tu es différente. Si tu veux survivre, il va falloir apprendre à sourire. Sans ça, nul ne voudra de toi. Crois-tu vraiment que la détresse enchante qui que ce soit ? Essaye d’être aimable, si tu veux qu’on t’aime. »
Cette petite voix dans sa tête n’était pas celle d’Estelle : celle-ci ne s’exprimait ni avec sa cadence, ni avec ses intonations. Elle savait bien à qui elle appartenait vraiment ; mais cela ne l’empêcherait pas de résonner tout de même dans les tréfonds de son for intérieur, à chaque instant de la journée… chaque jour du reste de sa vie.
Les yeux embués d’Estelle se levèrent vers l’horizon. La fumée de sa cigarette happait sans succès le ciel… Au loin, la Demeure du Crâne lui adressait un sourire édenté et mystérieux. Aristide Aubrin n’y résidait plus, n’y habiterait peut-être plus jamais… Alors, à qui pouvait bien s’adresser ce rictus ?
Les fantômes existaient, c’était certain ; mais tous n’étaient pas forcément morts. Certains, Estelle le savait désormais, étaient plus simplement absents. Elle eut alors cette conviction : oui, cette maison lui souriait… mais en tant que complice, comme une égale.
Elles étaient toutes deux hantées.
FIN