« J’aurais besoin de clous et d’un marteau pour une analyse complémentaire, improvisa-t-elle une fois au rez-de-chaussée. Et d’un peu de ficelle, s’il-te-plaît… Ah de la sauge à brûler, si tu en as. »
Aristide, qui trouva ces objets dans son fatras en deux temps trois mouvements, s’en alarma :
« Tu veux faire un genre de rituel ?
— Rien de sérieux… Il faut juste que je trace un enclos spirituel pour purifier mon esprit, avant de passer aux choses sérieuses. Mieux vaut ne prendre aucun risque, si je dois entrer en contact avec des esprits !
— Tout de suite ? Tu ne veux pas dîner, d’abord ? Ce n’est pas le grand luxe, mais il reste du pain et du lait frais de ce matin… J’ai aussi du lard fumé et des haricots, si tu veux.
— Non, non, non, s’affola Estelle d’un air embarrassé. Merci beaucoup, mais j’ai mangé dans le train. Et j’ai acheté des biscuits pour ce soir, ne te donne surtout pas cette peine pour moi… Tu m’offres déjà le gîte, c’est trop ! Je serai dans ma chambre. À tout à l’heure ! »
Malgré les dénégations d’Aristide, qui la trouvait pâlotte, elle ne céda pas. Pourquoi se mettait-elle dans un état pareil ? Ah, oui : les frais. Sa mère était très à cheval sur les principes : une sorcière ne devait jamais abuser de l’hospitalité de ceux qui la recevaient… Bien entendu, Estelle n’avait rien d’une enchanteresse ; mais comme elle était tout de même associée au convent de Virgade, on la jugerait tout aussi durement… ou même davantage.
Enfermée dans sa chambre provisoire, Estelle poussa un soupir. Puis, elle se pencha pour examiner les lattes de plancher. Après avoir repéré quelques interstices, elle parvint à y planter treize clous sans trop abîmer le sol… Puis elle s’assit en tailleur, au sein du cercle ainsi formé. Tout en dénouant et renouant la ficelle, elle la fit passer et repasser entre les clous. Ainsi, elle put exécuter une figure géométrique complexe, mélange de triangles et d’hexagones, pour s’entourer d’une enceinte symbolique. Puis elle sortit de sa poche un briquet, pour enflammer le paquet de feuilles séchées. La sauge diffusa aussitôt une forte odeur d’encens qui lui asticota les narines. Tout en fermant les yeux, elle s’efforça de faire le vide dans sa tête. Dans ce cercle protecteur, elle se sentait tout à fait recentrée sur elle-même.
« Bon, songea-t-elle. Et maintenant, je fais quoi ? »
Aucune idée ne lui vint à l’esprit.
Mais que s’était-elle imaginé, qu’une divinité allait descendre des cieux, souffler à son oreille les secrets de cette maison, lui servir de démon personnel ? Estelle reproduisait un rituel qu’elle avait aperçu durant l’enfance, sans en saisir l’intérêt ni la signification. Cela remontait à si loin… Céleste, l’héritière du convent, avait de véritables pouvoirs : elle aurait sans doute pu interroger les esprits au sein de cette enceinte cloutée. Quant à la grandissime Calende… sans doute les aurait-elle tout bêtement aspirés vers une bouteille, qu’elle aurait ensuite refermée pour l’éternité. Mais le lien d’un sorcier à la magie, d’une apprentie-sorcière à sa maîtresse était quelque chose d’indéfinissable. Certaines Sceau, malgré leurs efforts, leur éducation, ne développaient aucun lien avec le monde astral. Estelle avait été de celles-là. Au bout d’un moment, sa mère s’était fait une raison : elle avait expédié sa fille en pension à onze ans et son apprentissage occulte avait aussitôt cessé. De toute manière, tous ses espoirs s’étaient déjà, à l’époque, concrétisés en la personne de Céleste : celle-ci avait déjà atteint l’Éveil, et prendrait tôt ou tard un élève auquel elle tenterait de transmettre à son tour quelques pouvoirs. D’ailleurs Céleste réussissait tout ce qu’elle entreprenait. Ainsi s’était écrite la tragédie des deux sœurs Sceau : on attendait beaucoup trop de l’une, et plus rien du tout de l’autre.
Pourtant, tandis qu’elle méditait en silence, Estelle persistait à implorer les morts de cette demeure :
« Soyez sympas, un peu… Juste une fois ! Après, je ne vous dérangerai plus. Et puis c’est vrai, quoi… Qu’est-ce que vous lui voulez, à ce brave gars ? Il y a des salauds plein les rues, allez plutôt les hanter ! »
Seul le vent sur la Butte-aux-Bécasses lui répondit. C’était peut-être mieux ainsi. Ces revenants qui tourmentaient Aristide paraissaient tapageurs, agressifs… S’ils s’étaient manifestés dans la chambre, Estelle n’aurait eu aucun moyen de se défendre ! Elle se serait retrouvée blessée, possédée… ou pire. Vraiment, elle en avait assez entendu pour faire un rapport détaillé à sa mère et sa sœur : le carnet d’Aristide Aubrin les aiderait aussi à formuler un diagnostic. Il fallait passer le relai à des gens plus capables. Estelle, en son fort intérieur, se donnait bonne conscience :
« Tu n’auras qu’à dire à Aristide qu’il n’est pas fou, mais qu’un exorcisme aussi important dépasse tes compétences. Tu lui promettras de rameuter ici une sorcière plus puissante, dès que possible… Et, dès demain, tu reprendras le train pour Virgade. »
De guerre lasse, elle quitta son cercle de clous et ses ficelles. Maintenant qu’elle se levait, cette œuvre lui apparaissait dans toute sa futilité : celle d’une enfant pathétique qui avait cru cuisiner quoi que ce fût en jouant à la dinette. Des fourmis lui mordillaient les mollets.
Tout en repartant vers le corridor, elle héla son hôte mais ne le trouva point. L’horloge au mur du vestibule dépassait les neuf heures du soir : Aristide Aubrin s’était sans doute déjà couché. Estelle avait passé deux bonnes heures dans son naos de bric et de broc, à plisser les yeux dans cette posture constipée… Néanmoins, sur le réchaud, elle découvrit une assiette tiède, posée en équilibre : l’homme avait laissé à chauffer rien que pour elle une part de son repas, en dépit de ses protestations… Estelle, aux anges, dévora les tranches de lard et le pain doré aux haricots rouges. Cet exercice de concentration mystique, tout infructueux qu’il eût été, l’avait ratiboisée et affamée.
La nuit, étrangement, lui fut clémente. L’âtre diffusait suffisamment de chaleur pour contrer les infiltrations d’air, dès lors qu’on se glissait sous la couette. Pour tout dire, le vacarme de cette pluie avait même quelque chose d’apaisant. Seule l’humidité omniprésente piquait un peu les narines.
Alors qu’elle s’engouffrait peu à peu dans le sommeil, Estelle songea qu’elle aurait peut-être dû interroger davantage Aristide sur ses cauchemars. Celui qu’il avait rapidement mentionné, bien qu’assez quelconque, n’était pas forcément anodin : n’avait-il pas aperçu sa défunte mère, dans ce décor forestier et liminal ? D’autant que les revenants, d’ordinaire, se servaient des songes pour faire passer des messages…
Or le carnet d’Aristide Aubrin, qu’elle avait tout de même compulsé avant de se mettre au lit, ne mentionnait aucune vision nocturne à part celle du premier mois. La seule chose qui avait interpelé Estelle, c’était cet évènement sonore qui se reproduisait chaque matin vers la même heure. Aux dires d’Aristide, un terrible boucan se déclenchait au niveau du toit pendant plusieurs minutes… puis cessait tout aussi brutalement. C’était le seul véritable phénomène de « coups invisibles » qu’il avait remarqué : mais sa régularité tranchait avec le comportement anarchique qu’on attribuait généralement aux esprits-frappeurs… Ceux-ci étaient effectivement connus pour cogner les murs à n’importe quel moment.
Il y avait, dans son récit manuscrit, quelques autres incongruités de ce genre. Les fantômes qu’il avait rencontrés semblaient étonnamment statiques et muets. Or un revenant avait toujours une mission, une complainte ; cela, Estelle en était certaine. On ne faisait pas le chemin depuis l’au-delà pour des prunes. Quant aux objets déplacés de manière inexplicable, ceux-ci faisaient bien entendu partie du folklore… mais pas les assiettes finies en douce. Un mort n’avait pas besoin de manger ! Quelque chose clochait, dans cette maison hantée… mais quoi ?
Estelle, la mort dans l’âme, triturait ses nattes. Elle s’était imaginée en enquêtrice, en redresseuse de tord… Mais ce n’était pas elle qui résoudrait le « Mystère de la Demeure au Crâne » de Céleste Sceau, à paraître prochainement aux éditions Phéruse. Elle n’avait rien d’une héroïne.
Comble de la déception, elle se leva le lendemain en pleine forme. Bon sang, si seulement un fantôme l’avait visitée, dans ses rêveries, pour lui murmurer un indice ! Était-ce trop demander ? Elle se serait réveillée en sursaut, haletante et tremblante… Avec ses yeux exorbités de terreur, elle aurait eu de la classe ! Mais non.
La mort dans l’âme, Estelle s’habilla puis s’assit sur le banc du perron avec son violoncelle. Après l’avoir patiemment accordé, elle exécuta ses gammes matinales… Un Te Deum, et même un requiem qu’elle avait dénichés dans son livret à partitions. Si les défunts appréciaient sa prestation, peut-être arrêteraient-ils d’enquiquiner ce pauvre Aristide ? Estelle n’avait toujours pas vu le moindre spectre ici… Ça n’avait rien d’étonnant en soi. Les défunts avaient tendance à se faire discret sitôt qu’un étranger entrait dans leur demeure, comme des chats effarouchés. C’était le grand malheur des témoins de hantise, qui passaient ainsi pour des affabulateurs ou des fous.
Les notes d’Estelle lui parurent plus languissantes qu’à l’ordinaire, conséquence probable de l’humidité de l’endroit où avait séjourné l’instrument. Elle n’arrivait pas à progresser en musique ; sa prof du lycée des Bruinandines l’y encourageait, mais, à ses dires, Estelle « manquait de discipline ». Elle tentait de s’appliquer ; mais une force incontrôlable déviait ses doigts de l’archet, les propulsait chaque fois qu’elle se laissait charmer, immanquablement, par les mélodies… Elle ne jouait pas faux, mais jamais tout à fait juste non plus. On lui disait qu’elle s’améliorerait, tôt ou tard, si elle travaillait dur ; elle l’espérait de tout son cœur. Il lui fallait absolument décrocher le concours du Conservatoire ; sans cela, Estelle n’avait aucune idée de ce qu’elle allait bien pouvoir faire de sa vie. Sa mère l’avait vaguement poussée vers des études musicales sur l’insistance d’une ancienne institutrice, mais, depuis le début de la pension, la grandissime sorcière ne suivait que de loin son parcours. Soulagée que sa seconde fille se fût ainsi trouvée cette « voie de garage », Phéruse Sceau n’avait jamais envisagé la possibilité d’un autre échec, ni même d’un changement de cap. Estelle, terrorisée, n’avait pas abordé le sujet avec elle jusque-là.
Aristide, qui venait d’apparaître par la porte cochère, la salua d’un sourire :
« C’est magnifique !
— N’exagérons pas, marmonna Estelle. Je débute. »
Il lui apportait, sur un plateau, une tasse de maté chaud. Tout en finissant la sienne, il s’alluma une cigarette et contempla, quelques minutes, le paysage qui dégoulinait de la colline. Ces fameuses bécasses, réunies sur les branches de la propriété en congrès, débattaient en petits cris aigus d’un sujet connu d’elles seules. Estelle s’étonna :
« Tu as l’air en forme !
— J’ai toujours très bien dormi.
— Je ne t’ai pas remercié pour le repas, hier soir…
— Quel repas ?
— L’assiette que tu m’as déposée.
— Hein ? Je ne vois pas du tout de quoi tu parles. »
Elle fronça les sourcils. Un revenant avait-il déposé pour elle cette assiette ? Non, c’était une hypothèse ridicule : si les morts pouvaient servir d’aide-ménagères, personne n’aurait jamais tenté de faire exorciser sa maison.
Avant qu’Estelle pût en apprendre davantage, néanmoins, un tintamarre se déclara à l’étage/
« BAM ! »
Les coups matinaux qu’Aristide avait mentionnés dans son calepin, précisément !
« Bam-bam ! »
Attentive, elle reposa immédiatement son violoncelle et s’aventura dans le jardin : il LUI fallait identifier la source de ces bruits, depuis l’extérieur. Ce n’était pas, cette fois-ci, une porte qui claquait… mais une suite de bruits sourds et inégaux, difficiles à définir. L’ensemble, sans régularité aucune, rappelait celui d’une charrette brinquebalante.
« BAM ! Bam-bam-bam ! BAM ! »
Aristide voulut la suivre, mais elle l’arrêta aussitôt et proposa :
« Non ! Ne gâchons pas cette occasion… Tu vas me servir de leurre. Rentre et va à sa rencontre, comme d’habitude. Moi je vais essayer de contourner cet esprit par le toit, pour voir si je peux l’intercepter…
— Tu te mets en danger, s’inquiéta-t-il.
— Toi aussi, reconnut-elle. Mais c’est un esprit fugace, il ne se laissera pas voir si on ne louvoie pas un peu. Va ! »
Mal à l’aise, Aristide se résolut pourtant à exécuter ses consignes. Il disparut dans sa maison. Pendant ce temps, Estelle courut vers l’arrière et y trouva une échelle pliante. En l’appuyant au mur de derrière, elle put gagner la partie inférieure de toiture. La cacophonie clinquante se poursuivait.
« BAM-BAM ! »
À genoux sur les ardoises, elle progressait… du mieux qu’elle le pouvait. Une agrafe lui écorcha la main, mais elle tint bon. Arrivée à la saillie, elle réussit à enjamber le reste de la façade et se retrouva au-dessus du premier étage. A priori, elle devait se trouver pile entre la cage d’escalier et le couloir qui reliait les chambres…
Estelle ne devait surtout pas regarder en bas. Sous ses jambes repilées, elle entendit alors une voix.
« Qui va là, s’exclama Aristide. Montre-toi ! Pourquoi me harcèles-tu, Priscille ? »
Bon sang, on entendait vraiment tout, sur ce versant ! Il y manquait la moitié des tuiles… Estelle y décelait une ouverture noire et profonde, qui descendait jusqu’à la charpente. En y passant la tête, peut-être pourrait-elle espionner ce qui se passait à l’intérieur ? D’une main, elle s’appuya aux contours de ce trou… et regretta aussitôt son geste.
Un pan entier du toit s’écroula net : les débris de maçonnerie et de bois pourri sombrèrent en une colonne fumeuse. Estelle, catastrophée, se rattrapa sur les ardoises. Juste à temps, elle évita le projectile qui s’en dégagea… Une tornade plumeuse et virevoltante fondit à ses côtés ! Cette bourrasque faillit la faucher net. Éberluée, glacée d’effroi, Estelle reprit ses esprits en la voyant fuir vers les cieux… et éclata de rire.
Deux bécasses, courroucées, s’échappaient vers les grands arbres pour rejoindre leurs congénères.
« C’est la saison des amours, réfléchit-elle. Elles ont probablement fait leur nid quelque part sous ces poutres… Bon sang, quel boucan elles faisaient ! »
Cependant le soulagement d’Estelle laissa vite place à une intense déception : en fait, tout cela ne l’avançait guère. Certes, ces deux locataires imprévues expliquaient certains des sons fantomatiques qu’Aristide avait entendus ces derniers mois, depuis le début du printemps… mais pas le reste de sa hantise. Cette piste n’avait mené à rien ; maintenant, Estelle devait redescendre.
« Je progresse quand même, se rassura-t-elle. Il faut procéder par élimination. Quand j’aurai écarté le naturel du surnaturel, tout deviendra plus clair. »
Elle était maintenant au niveau de l’échelle : tout en prenant appui d’une main sur la gouttière, elle plaça son pied un sur des barreaux.
Ce fut à ce moment que la rigole se tordit.
Estelle eut à peine le temps de réagir ; déjà l’échelle, déséquilibrée par l’avant-toit qui se courbait, glissait de gauche à droite. Elle se sentit tomber à la renverse…
« ATTENTION », lui hurla quelqu’un.
Elle s’attendait à percuter le sol, tête la première. Au lieu de cela, Estelle atterrit à mi-parcours dans quelque chose de plus mou. Le cœur battant, elle se rattrapa à ce relief de secours. L’échelle dégringola derrière elle, piteusement. Après quelques secondes de terreur pure, Estelle sentit ses pieds se recoller au sol, et retrouver leur équilibre. Aristide, qui la retenait contre son corps, la gronda :
« Je t’avais dit de faire attention !
— Pardon, pardon ! Merci… »
Elle hocha la tête, d’un air aussi choqué que reconnaissant : l’homme venait de la rattraper dans ses bras. Pour l’intercepter ainsi à temps, il était probablement retourné à l’extérieur dès lors que les oiseaux s’étaient échappés… Sa prévenance lui avait évité une belle fracture, ou pire encore. Cette gouttière, trop faiblement fixée pour servir de support à quoi que ce fût, était devenue un piège mortel. Haletante, le cœur battant, Estelle s’enquit du sort de son sauveur :
« Tu n’as rien de cassé, toi ?
— Bien sûr que non ! C’est toi qui joues les équilibristes. Qu’est-ce qui t’a pris ?
— Tu le sais bien, s’agaça Estelle. J’essayais de voir tout ça d’un autre angle. Qu’est-ce qui s’est passé, de ton côté ?
— De mon côté ?
— Je parle de l’apparition à l’étage… Priscille, à quoi ressemblait-elle ?
— Hein ? De quoi parles-tu ? »
Ils se dévisagèrent stupidement quelques secondes.
« Le fantôme, précisa-t-elle pourtant. Celui avec lequel tu parlais il n’y a pas trois minutes, près des chambres !
— Nous sommes dans le jardin, lui expliqua-t-il comme si elle avait bu. Qu’est-ce que les chambres ont à voir là-dedans ? »
Son interlocuteur assénait sa version des faits avec une telle conviction qu’Estelle se demanda, un temps, si elle n’avait pas tout imaginé… Non, ce n’était pas possible. C’était lui qui avait oublié. Et d’ailleurs, si…
Le sang d’Estelle se congela soudain.