Ce qui sépare les Protégés des Protecteurs

Par MariKy

Lorsque Gabael fit appeler Estelon, celui-ci se hâta vers le cabinet d’Hosgen, se préparant au pire. Une odeur âcre flottait encore dans la pièce, ainsi que le parfum acide de potions. Estelon se figea devant le bureau recouvert de chiffons, de produits, et d’un brûleur encore chaud. Windane grognait, les dents serrées, tandis qu’un filet de sang s’écoulait de son bras. Le poignard qui l’avait blessée traînait là, tâché de rouge. Estelon se rua vers elle et comprima la blessure de sa propre main. Il constata des marques sur son visage, ainsi que la sueur qui humidifiait sa peau. Il ne pouvait la laisser dans cet état. De sa main libre, il fouilla dans sa sacoche et sortit de quoi nettoyer sa plaie. Il recouvrit la blessure de pommade, puis enroula son bras dans un bandage. Tout ce temps, Windane resta muette, les yeux rivés sur la Rochelave au plafond.

— Que vous a-t-on fait ? souffla-t-il.

Windane daigna enfin tourner la tête, pour mieux lui cracher sa colère.

— Je ne veux pas de ta compassion.

— Je ne savais pas, proféra-t-il aussitôt. Je vous jure que je ne pensais pas…

Il se tut sous son regard et se mordit la lèvre. Ses mains tremblaient de la libérer, mais que pouvait-il faire ? On ne lui laissait aucune clé, et même s’il avait pu briser ses chaînes, ils n’auraient pas fait un pas au-dehors sans se faire tuer tous les deux.

— Laissez-moi au moins vous aider… implora-t-il en tirant sur les chaînes pour la redresser, j’ai de l’eau et de la nourriture.

Windane avait tout juste la force de lever la main pour saisir la gourde. Quand il voulut porter l’eau à sa bouche, elle le repoussa et préféra lutter seule contre les talismans qui pesaient sur ses poignets. Estelon se laissa choir sur le tabouret et baissa les yeux, impuissant.

— Je ne savais pas, répéta-t-il.

Elle avala difficilement la gorgée d’eau et le toisa avec mépris. Ses yeux se fixèrent sur sa tenue et, pour la première fois, Estelon sentit la cape peser lourdement sur ses épaules. Cette cape qui devait être son salut.

— Pourquoi, Estelon ?

La question le fit tressaillir. C’était comme si elle avait lu dans ses pensées. Pourquoi ? Lui-même se le demandait chaque jour depuis sa capture.

— Pour servir les Dieux et chasser le mal du royaume…

Sa réponse sonnait faux, même pour lui.

— C’est la mission que ce sont donnés les Gardiens de la Foi, enchaîna-t-il pour se convaincre. Ils traquent les infidèles et…

Nous. Il aurait dû dire « nous », et non pas « ils ». Windane ne lui laissa pas le temps de s’interroger sur son lapsus.

— Une guilde de meurtriers fanatiques, répliqua-t-elle.

Estelon secoua frénétiquement la tête.

— Nous ne sommes pas des…

Mais évidemment, c’était un mensonge. Comment prétendre servir les Dieux, comment prétendre racheter ses pêchés s’il achevait cette phrase ? Ses mains étaient tâchées de sang depuis longtemps. Depuis cinq ans déjà.

— Je cherchais seulement à me faire pardonner des Dieux…

Il se rendit compte en prononçant ces mots à quel point il s’était trompé. Il avait espéré un pardon divin pour ce qu’il avait fait. Il s’était bercé d’illusions. Sa quête de rédemption était un mirage, rien de plus. Il pouvait servir les Fondateurs jusqu’à son dernier souffle, jamais il n’obtiendrait le pardon. Il ne se pardonnerait jamais lui-même. Comment le pourrait-il ? Il avait tué son frère.

— Je vous ai menti, lâcha-t-il d’une voix brisée. Depuis le début, je vous ai menti. Je me suis même servi de lui pour vous approcher…

Estelon serra sa besace entre ses doigts jusqu’à tordre le cuir. Lui qui avait juré de servir les Dieux pour se racheter, lui qui avait juré sur la tombe de son frère… Il avait menti en son nom ! Comment avait-il pu se fourvoyer à ce point ?

Pendant cinq ans, il avait travaillé pour Hosgen au nom de sa rédemption, mais il n’avait fait qu’enterrer sa culpabilité. Il avait tu son crime, il avait pleuré avec sa mère sur sa tombe, il avait menti à tous les siens, et plus encore à lui-même. Pour suivre Windane, il avait prétendu rendre visite à Calen. Il avait imaginé son frère vivant à l’Académie. N’avait-il pas fini par y croire un peu lui-même ? Il devait mettre fin à cette folie. Il leur devait la vérité. À Calen. À Windane.

— Calen est mort… Il n’a jamais été élève de l’Académie, je vous ai menti. Il est mort depuis cinq ans, et c’est moi qui l’ai tué.

Estelon avait toujours été l’enfant prodige de la famille. À seulement dix-sept ans, il était déjà le meilleur apprenti de son oncle. Il s’imaginait herboriste à la cour, auteur d’encyclopédies illustrées des plantes et des potions. Et puis Calen… Son cher petit frère, cet enfant naïf qui lui courait après et l’admirait… Son cher petit frère s’était révélé meilleur que lui au regard des Dieux. Il s’était révélé Protecteur.

— La magie de mon frère a effacé tout ce que j’avais pu accomplir. Du jour au lendemain, je suis devenu le frère de Calen. Celui qui n’avait pas été choisi. Celui qui n’avait plus de mérite…

Il n’avait jamais cessé d’aimer Calen, pourtant. Il n’avait jamais cessé d’être fier de lui. Mais il était jeune, idiot et arrogant. Il voulait comprendre pourquoi les Dieux l’avaient choisi. Il espérait trouver la réponse dans son sang. Si la science pouvait l’expliquer, alors il aurait pu l’accepter. Il aurait pu le publier. Il s’imaginait déjà célèbre pour sa découverte…

— Bien sûr, Calen a accepté de se prêter à mes recherches. Il m’admirait, il avait confiance en moi… Et moi, je ne voyais plus en lui qu’un objet d’études. Je lui ai fait prendre des potions. Je lui ai pris son sang…

Le regard d’Estelon était rivé sur le bandage au bras de Windane, comme un écho terrible du passé. Il voulait croire que Calen n’avait jamais souffert, mais comment le savoir ? Son petit frère voulait l’aider à comprendre. Son petit frère voulait lui redonner le sourire. Aucun d’eux n’avait pensé qu’Estelon puisse commettre une erreur.

— Quand Calen a commencé à avoir de la fièvre, j’ai minimisé ses symptômes. J’ai refusé de voir l’infection, parce qu’il aurait fallu admettre que j’en étais responsable. J’ai pris conscience trop tard de ce que j’avais causé… Alors, il était trop tard pour le sauver.

Les cris de désespoir de sa mère hantaient son sommeil depuis lors. Elle était morte de chagrin quelques mois après Calen, sans jamais avoir su la vérité. Estelon n’avait pas eu le courage de lui avouer. Ni à elle, ni à personne.

— Hosgen est le seul à savoir…

Pourtant Estelon n’avait rien dit. Il avait bien failli se confesser à son oncle sur son lit de mort, mais même là, les mots n’avaient pas pu franchir ses lèvres. Il avait juré à Hartur de servir les Dieux, comme lui. Il s’était engagé auprès de Gabael, il avait rejoint l’assemblée… Les cris de sa mère avaient surgi au premier regard d’Hosgen. C’était comme une révélation. Estelon avait vu la lumière des cieux dans ses pupilles, il avait senti le poids de son âme soulevé par son aura.

— Une simple lecture d’esprit et tu t’es cru investi d’une mission divine ? siffla Windane.

Elle l’avait écouté, partagée entre l’horreur et l’indignation. Estelon se releva et secoua la tête.

— Ce n’était pas une simple lecture d’esprit ! J’ai vu des lames le pénétrer sans faire couler son sang ! J’ai vu des guerriers, des seigneurs et des mages plier genoux devant lui ! J’ai entendu sa voix dans mes pensées ! Hosgen n’est ni un homme, ni un Protecteur !

Estelon l’avait su dès le premier jour. Il n’avait pas eu besoin des discours de Gabael pour s’en convaincre : il suffisait de voir la couleur ivoire de sa peau que le temps refusait de toucher, il suffisait d’entendre cette voix qui portait par-delà les distances, ou de sentir le tranchant de son regard qui sondait jusqu’au tréfonds de votre âme.

— Hosgen est un Dieu. Il est le dernier des Fondateurs, celui qui a choisi de rester parmi les hommes pour veiller au respect de leurs commandements !

Voilà pourquoi Estelon avait voulu croire à sa rédemption. Un Dieu lui avait offert cette cape en échange du pardon. Un Dieu lui avait demandé de la suivre. Un Dieu avait demandé de la trahir. Pourquoi aurait-il remis ses demandes en question ?

— Il ne cesse de répéter que la magie a corrompu les hommes et que les Protecteurs ont failli à leur tâche…

— Alors c’est à cela que je dois servir ? Un exemple sacrifié sur un autel pour convertir d’autres hallucinés à votre cause ?

— Il ne s’agit pas que de discours et de Prêcheurs, Hosgen entend véritablement purifier le monde !

— C’est le travail des Protecteurs, s’écria Windane, ceux-là même que vous assassinez !

Estelon recula d’un pas, secoué par sa rage et les larmes qui pointaient dans ses yeux. Il souffla d’une voix blanche :

— Vous ne comprenez pas… Hosgen ne veut pas éradiquer les démons. Pas seulement. Il compte effacer ce qui les nourrit, ce qui sépare les Protégés des Protecteurs. Il veut mettre fin à la magie elle-même.

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Gabhany
Posté le 05/01/2021
Waouh quelle fin ! Quelle claque ce chapitre, la scène de torture était parfaitement bien dosée, juste assez pour qu'on ait envie de tordre le cou à ce Hosgen ! J'ai l'impression qu'il n'est pas indifférent à Windane et je me demande qui est cette personne qu'elle lui rappelle ? Un espoir pour elle peut-être ? Car là sa situation est vraiment risquée ! Et donc Hosgen est un Fondateur ... mais que sont-ils rééllement ? Des mages plus puissants que d'autres ? J'ai hâte de lire la suite !
MariKy
Posté le 31/01/2021
Beaucoup de torture et peu de réponses... Je suis une grande sadique, je dois l'avouer :p
Hastur
Posté le 21/12/2020
Sacré chapitre ! Sacré programme ! Tentative d'évasion, torture, souvenirs, révélations... C'était très dense, mais on ne s'y perdait pas et pour ma part, j'étais accroché à chaque phrase :).

J'imagine qu'Estalon va finir par faire évader Windane ? C'est la seule solution que je perçois pour le moment. Au prix de sa vie peut-être ? Je suis très curieux en tout cas, car Hosgen paraît tellement maître des lieux. Je me demande comment il peut être trompé ^^.

Le feu de Windane devient maintenant quelque chose qu'elle recherche pour se sauver et non plus quelque chose qu'elle fuit. Sa disparition à cause de la roche lave ne la soulage en rien, mais créée seulement une absence, un vide, le froid. C'est intéressant :).

Je n'ai que deux choses que j'ai relevées durant ma lecture:
Très bonne idée de justifier l'intérêt de garder Estelon en vie ou en tout cas non loin. Ca renforce la cohérence, l'intelligence des personnages, et pour nous l'immersion :)

"rien impliqués dans ton existence, sang de dragon."
Pas de majuscules pour sang de dragon ici ?

A très vite pour la suite :).
MariKy
Posté le 27/12/2020
Comme toujours, merci de ta lecture et de tes commentaires ! J'ai pris du retard sur ma lecture de Scaevius mais je vais me rattraper très vite ;-)
J'adore écrire les méchants et torturer mes personnages, je dois être un peu sadique sur les bords... :p
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