Combien de temps s’était écoulé depuis sa rencontre avec Hosgen ? Jour et nuit se confondaient dans une lueur rouge et un parfum de moisissure. Windane était de retour dans les cachots, allongée sur un lit de fortune. La douleur ne lui laissait pas de repos. Ce n’était pas seulement ses poignets, tirés en arrière par ces fers fixés au mur, c’était tout son corps qui semblait arraché à lui-même. Sa peau était aussi froide que son cœur, brisé par l’amertume et le chagrin. La trahison d’Estelon remuait ses entrailles, la mort de Lyron soulevait son estomac, et tout était sa faute. Elle était seule, prisonnière et coupable. Même la magie l’avait abandonnée. Aucun chant de flammes, aucune voix ne venait murmurer dans son sommeil. Alors elle ferma les yeux, cherchant le réconfort dans ses souvenirs. Le seul visage qui se présenta fut celui de Naelle, fier et souriant. Elle revoyait ses yeux verts, brillants de curiosité, et ses cheveux d’or qui scintillaient dans le soleil. Elle aurait tout donné pour la revoir. Abandonner la cape de Protecteur et regagner Sashanka sans se retourner… Mais que diraient-ils en apprenant la vérité ? Elle avait semé la mort autour d’elle. Le feu avait pris des vies et, par sa faute, Lyron avait perdu la sienne. Cette pensée souleva à nouveau son ventre tandis que les larmes noyaient ses yeux. C’était irréel, impossible. Comment y croire ? Elle voulait hurler et vomir sa colère. Elle ne pouvait pas les laisser détruire sa famille. Le meurtre de Lyron ne devait pas rester impuni.
Mue par la rage, Windane se redressa sur la paillasse et jeta un regard par-dessus son épaule. La chaîne qui reliait ses menottes passait dans un anneau de métal enfoncé dans la pierre. Peut-être qu’avec suffisamment d’effort… Elle serra les poings et tira d’un coup sec. Le geste provoqua une décharge dans son dos, réveillant la cicatrice. Windane retomba sur le lit, le souffle court. L’échec, pourtant, ne fit que renforcer sa détermination. La douleur n’était rien en comparaison de sa rage. Les poings serrés, elle tira à nouveau et refusa d’écouter son corps qui lui hurlait d’arrêter. Le sang battait dans son cou, la sueur perlait sur son front, mais elle serra les mains sur ses menottes et poussa davantage sur ses jambes. Finalement, ses pieds glissèrent sur le pavé et elle s’écroula à genoux avant de se cogner les côtes sur le bord du lit. Elle en eut le souffle coupé quelques secondes, puis inspira en gémissant. L’anneau dans le mur n’avait pas bougé.
Ses poumons se soulevaient à un rythme saccadé, et chaque inspiration lui rappelait le vide de sa poitrine, le froid de ses muscles endoloris. Il fallait se rendre à l’évidence : sans la force du feu, elle ne pourrait pas se libérer de ses chaînes. Les yeux clos, elle se concentra sur son cœur, imagina le brasier qui tournoyait en elle, ardent et destructeur. Il ne restait qu’une étincelle, des braises humides qui peinaient à s’embraser. Était-ce la Rochelave qui happait toute sa puissance, ou le feu qui lui faisait payer toutes ces années passées à le repousser ?
Son collier de Rochelave s’était mis à scintiller. Il semblait la narguer, comme un clin d’œil aux paroles d’Hosgen. Lyron avait-il su, malgré tout ? Le doute s’était insinué en elle, et jamais elle n’obtiendrait de réponse. Alors elle serra les poings et poussa un cri chargé de toute sa colère. C’était sa dernière chance. L’émotion gonfla ses veines, réchauffa son ventre, et la lave se déversa dans ses bras. Elle glissa lentement jusqu’à ses poings, et Windane hurla encore pour la pousser jusqu’à ses doigts. Enfin, le feu explosa d’un éclat sauvage et dangereux. La Rochelave s’éclaira en écho d’un rouge vif menaçant. Il fallait faire vite : la magie lui échappait déjà.
Tout son corps se contracta pour soutenir l’effort de ses bras, tirant sur les chaînes jusqu’à faire craquer le métal. Windane força encore d’un coup sec. Le clou planté dans le mur avança brusquement de deux bons centimètres. Des bruits de bottes approchaient dans le couloir, elle puisa dans ses réserves pour tirer. La colère attisait les flammes qui, en réponse, gonflaient ses veines d’une force nouvelle, au point que le mur commençait à se fendre sous l’effort. Une clé glissa dans la serrure et la poignée tourna au moment où le crochet sauta du mur. Windane bascula en avant et se laissa rouler au sol, ramenant ses bras devant elle dans le même mouvement.
Le garde qui ouvrait la porte n’eut le temps de voir qu’une boule de feu foncer sur son visage puis son nez se brisa sous le choc. Windane déboula dans le couloir et renversa son équipier, saisi de terreur.
— Par les fondateurs, le démon ! Le démon !
Le cri se perdit dans son dos tandis qu’elle courrait dans le tunnel. Quand les flammes disparurent de ses poings par manque d’énergie, elle continua sans réfléchir. Elle dépassa plusieurs cachots vides avant de déboucher sur une grille de métal que les gardes avaient laissée entrouverte dans leur hâte. Un jeu de cartes traînait sur la table à côté de leurs godets à moitié vide, dans une salle voûtée pareille à une cave. Un couloir s’enfonçait sur la gauche, un autre sur la droite. Un escalier, au fond, remontait vers la surface. Windane grimpa à toute allure, alertée par l’écho des bottes qui martelaient le sol. Une lueur rouge gagnait le plafond dans son dos. Elle devait faire vite, s’éloigner de ces pierres qui l’affaiblissaient. Elle parvint dans une salle où s’entassaient tonneaux et boulets de canon sous une couche de poussière ancestrale, puis se rua vers une porte qu’elle ouvrit d’un geste brusque. Un éclair rouge passa devant ses yeux et la main d’Hosgen attrapa violemment son cou pour la soulever de terre. La Rochelave incrustée dans sa paume s’enfonça dans la gorge de Windane, étranglée, dont le corps convulsait sous le choc.
— Ne pense pas me fuir si facilement, tonna-t-il d’une voix froide.
Elle leva le poing pour frapper et se libérer de son étreinte mais Hosgen fit volte face et la plaqua contre le mur. Le choc réveilla la blessure de son dos et provoqua une vibration qui paralysa tous ses membres. Ses bras menottés retombèrent mollement sur son ventre.
— Seigneur Hosgen ! clama Gabael.
Le couloir s’illumina de rouge quand il accourut avec les gardes, portant chacun en collier un talisman de Rochelave.
— Tu ne peux t’échapper de mon emprise. Pas tant que ce pouvoir impur coulera dans tes veines. Je sens ta présence comme un parasite sur mes terres, cracha Hosgen avec dégoût.
La trachée comprimée, Windane suffoquait. Ses côtes brûlaient et déjà sa vision s’obscurcissait.
— Seigneur, hésita Gabael, elle va mourir…
Hosgen se ressaisit, projeta Windane dans la direction de ses hommes. Elle atterrit violemment pour glisser à leurs pieds.
— Les talismans ! ordonna Gabael.
Ils l’enchaînèrent et attachèrent un pendentif sur chacun de ses membres. Au bord de l’inconscience, Windane n’avait plus la force de se débattre.
— Comment a-t-elle pu s’échapper ? rugit Hosgen.
— C’est ma faute, s’amenda Gabael. Je pensais qu’une seule de nos pierres suffirait… Mais elle est parvenue à arracher les chaînes.
— C’est un sang de dragon ! tonna Hosgen. Une incarnation de magie-flamme ! Le feu n’a que faire de vos chaînes !
— Ça n’arrivera plus, Monseigneur, jura Gabael en baissant la tête.
— Non, c’est certain, car je m’en occupe personnellement à partir de maintenant. Emmenez-la dans mon cabinet.
Gabael eut un regard inquiet mais n’osa protester. Il fit signe à ses hommes de soulever Windane et, sans ménagement, ils emportèrent son corps dans les tunnels. Elle sentit à peine leurs mains se refermer sur ses membres : elle ne distinguait que sa gorge écrasée et ses talismans qui s’enfonçaient dans sa chair comme de la lave, aspirant les derniers éclats de chaleur. Les pierres se succédèrent dans un tourbillon d’images floues, avant de laisser place à un bureau garni de livres, une armoire remplie de fioles. Le cabinet d’Hosgen était à peine plus grand que les geôles. Il se différenciait par la richesse de ses meubles, dont cette table de pierre qui trônait en son centre. Ce fut là qu’ils la déposèrent, qu’ils écartèrent ses membres pour la retenir par des chaînes fixées au sol. Pour faire bonne mesure, ils ajoutèrent une cage de fer au plafond pour y suspendre deux Rochelaves, en plus des talismans qui brûlaient aux poignets de Windane. Gabael vérifia lui-même chaque chaîne pour s’assurer qu’elle ne pourrait pas se sauver, mais c’était bien inutile : dépossédée de ses forces, elle avait sombré dans l’inconscience.
Son esprit n’émergea de la douleur que bien plus tard, rappelé à lui-même par une caresse sur son cou meurtri. Ouvrant les yeux, Windane découvrit Estelon penché sur elle pour enrouler un linge humide à l’odeur mentholée sur sa gorge. Il avait tressailli quand elle avait ouvert les yeux, mais il fixait le bandage sans affronter son regard. Elle tenta de prononcer son nom pour l’interpeler d’une voix brisée. Aussitôt, les mains d’Estelon se crispèrent, sans pour autant céder à son appel. Il termina le pansement en hâte et se tourna vers sa trousse.
— Estelon.
— Je suis désolé.
Les mots s’étaient jetés hors de lui pour la faire taire. Il ne voulait pas parler. Il implorait son silence. Elle insista.
— Pourquoi ?
Estelon serra le poing et dut se mordre l’intérieur de la joue pour résister au ton brisé de sa voix.
— Vous êtes un démon, lâcha-t-il. Une créature de magie-flamme.
Pourtant, ses mots ne portaient pas le même dégoût que chez les autres.
— Aide-moi, implora-t-elle.
Il se retourna malgré lui, croisa son regard suppliant, si vulnérable. Il s’approcha et, sans réfléchir, essuya une larme qui glissait sur la tempe de Windane. Devinant l’espoir dans son regard, il comprit son erreur et fit un pas en arrière.
— Je ne peux pas vous aider. Je ne peux pas.
Elle laissa échapper une nouvelle larme et serra les dents, résignée. Il n’y avait aucune aide à attendre de lui. La détresse laissant place à la colère, elle ferma les yeux pour mieux l’ignorer. Elle l’entendit alors qui hésitait, puis qui approchait de nouveau.
— Vous devez boire un peu, fit-il en lui proposant sa gourde.
Windane le fixa d’un regard sombre, sans gratitude, avant de se décider à hocher la tête. Sa gorge avait désespérément besoin d’eau et le liquide, même tiède, parut un élixir à ses lèvres. Elle toussa plusieurs fois, avala goulûment ce qu’elle pouvait. Quand elle eut terminé, il resta les bras ballants, incapable de partir.
— Je suis désolé, souffla-t-il. Pour Lyron…
Il n’avait pas osé ? Elle releva brusquement le visage et Estelon chancela face à l’expression de haine qui s’abattit sur lui.
— Tu n’as pas le droit de prononcer son nom ! Tu n’es rien pour mériter de prononcer son nom !
Il ouvrit la bouche, stupéfait, avant d’incliner la tête en soumission et de rassembler ses affaires. Il s’arrêta une dernière fois à la porte et répéta, sans oser affronter son regard :
— Je suis désolé.
Puis il disparut dans le couloir.
Caché dans le recoin sombre du tunnel, Hosgen suivit des yeux le soigneur qui refermait la porte de son cabinet. Ce dernier jeta un regard inquiet aux alentours sans l’apercevoir puis détala vers la sortie. Hosgen se demanda un instant s’il était raisonnable de le garder dans leurs rangs. Le temps passé avec la sang de dragon avait troublé son esprit, le rendant plus sensible à son envoûtement. Estelon avait vu ce dont la fille était capable, et pourtant il ne parvenait pas à la considérer comme un démon. Quel charme lui avait-elle jeté pour l’aveugler à ce point ?
Après réflexion, Hosgen décida de lui laisser une nouvelle chance. Estelon était une recrue précieuse à leur cause, Gabael n’avait de cesse d’en vanter les mérites. En plus de ses talents en potions et en médecine, le jeune homme disposait de quelques connaissances en langue ancienne. Il lui était utile, tout comme l’avait été son oncle Hartur, en son temps. Peut-être devrait-il lui accorder plus de responsabilités ou lui offrir un meilleur poste. Hosgen avait toujours su s’assurer la loyauté des hommes.
Il approcha de son cabinet et posa une main sur la porte de bois, attentif à la présence enfermée à l’intérieur. Il pouvait ressentir sa chaleur dans sa paume, une énergie qu’il avait reconnue dès l’instant où Gabael l’avait amenée à la porte du fort. Elle se propageait comme la gangrène dans son sang, dans ses chairs. La Rochelave ne suffisait pas à arrêter son pouvoir parasite. La magie l’infestait, le souillait de l’intérieur. Lorsque cette sensation prenait le dessus, Hosgen devait se contrôler pour ne pas la tuer dans l’instant. Néanmoins, le dégoût devait cohabiter avec un sentiment tout autre depuis qu’il avait vu son visage. Les traits étaient si parfaitement identiques, son regard si parfaitement égal à celui d’autrefois… L’espace d’une seconde, il avait cru à un fantôme resurgi du passé. Mais ce n’était que cela, un fantôme. Ce visage, c’était un mirage créé par l’esprit, une manœuvre perfide pour l’amadouer.
Il ouvrit la porte sans montrer signe d’hésitation, pénétrant dans la lueur rouge de son cabinet transformé en prison. La créature était allongée sur la table, les membres écartés et maintenus contre la pierre à l’aide de chaînes. Les talismans écarlates collaient à la peau de ses poignets et de ses chevilles, attirés par le feu. Le haut de sa tunique déchirée révélait quelques morceaux délicieux de la peau de son buste. Même impuissante et asservie, elle persistait à garder ce pouvoir sur lui.
Hosgen détacha son regard pour remonter jusqu’au visage et fut une fois de plus ébranlé par la similitude de ses traits délicats. Ses lèvres si parfaitement dessinées, sa peau soyeuse et parfumée. Le noir profond de ses cheveux, aussi longs qu’autrefois… Il caressa du bout des doigts le contour de son front, effleurant les mèches ondulées qui collaient à sa peau moite. La fille fut éveillée en sursaut par ce contact, et lui lança un regard farouche. Un instant, elle sembla reconnaître ses yeux, mais la lueur d’espoir disparut pour laisser place à une expression teintée de haine et de peur. Elle avait donc finalement appris à le craindre.
— Comment se fait-il qu’une créature aussi infâme puisse se cacher derrière un si beau visage ?
La Rochelave incrustée dans sa paume tirait sa main vers Windane. Elle absorbait sa puissance, réclamait toujours plus. Hosgen retint la pierre à quelques millimètres de sa joue tandis que la jeune femme se crispait.
— La brûlure serait-elle douloureuse ? ricana-t-il, j’imagine qu’une créature comme toi n’est pas familière à ce genre de souffrance.
Le talisman laissa une traînée rouge quand il glissa sa main le long de sa mâchoire. Windane se crispa en silence.
— Personne ne sera témoin des restes de ta fierté, fit-il d’un ton narquois. Tu finiras bien par crier.
Il chercha la peur dans son regard et enfonça la pierre dans son cou.
— D’où viens-tu ?
Il fallut appuyer davantage et répéter sa question pour l’entendre gémir un son entre ses dents serrées. Il retira sa main un instant, juste assez pour l’entendre grommeler une réponse.
— De Salbrun.
— Petit diablotin menteur… siffla-t-il.
Il déposa de nouveau la paume sur sa gorge et ne bougea pas avant de l’entendre suffoquer. Il retira le talisman juste à temps pour l’empêcher de perdre conscience, et lui laissa quelques secondes pour reprendre son souffle.
— Tu ne peux ruser avec moi, Windane Prontherin.
Il se réjouit de la voir tressaillir et poursuivit :
— Fille de Sylvan et Mataen, du village de Sashanka, sœur jumelle de Naelle… Je connais tout de toi et de ta famille impure !
— Ils n’ont rien à voir avec cela ! s’écria-t-elle.
— Bien au contraire, Windane. Ne sont-ils pas de ton sang ? Un sang de démon. Un sang de magie-flamme.
— Mon père est Porteur de première génération, il est sang de Protecteur ! jura-t-elle.
— Mais pas toi, n’est-ce pas ? L’admets-tu finalement ?
Elle serra la mâchoire et ne répondit pas. Il glissa la main dans son cou jusqu’à effleurer sa gorge, et s’empara de son collier du bout des doigts, jetant un regard dédaigneux à la perle offerte par Lyron.
— Une Rochelave de si mauvaise qualité ! C’est hélas tout ce que ton défunt Maître a pu trouver pour se protéger de toi !
— Lyron n’a jamais douté de moi, jura-t-elle. Je suis une Élue !
— Tu te trompes encore, fit-il en se penchant à son oreille. Les Fondateurs ne sont en rien impliqués dans ton existence, sang de dragon.
Puis il recula et marcha autour d’elle en aboyant ses questions.
— D’où provient la magie sombre qui t’anime ? Pourquoi as-tu été envoyée vers moi ?
— Je ne sais pas ! cria-t-elle en réponse.
Il revint vers elle en deux enjambées et plaqua ses mains de chaque côté de sa tête.
— Nous allons donc le découvrir ensemble…
Il plaqua un linge sur le nez de Windane, la forçant à respirer une odeur acide qui remonta dans son crâne. Après quelques secondes, son corps s’engourdit, à commencer par sa mâchoire. Ses jambes et ses bras contractés retombèrent mollement sur la table, si bien qu’elle n’eût pas la capacité de résister lorsqu’il versa un liquide dans sa bouche. Elle fut contrainte d’avaler le produit et il la relâcha tandis qu’elle tentait en vain de recracher le poison qui se répandait dans son corps. Hosgen se tourna vers son bureau, posa un récipient au-dessus d’une bougie. Il versa quelques gouttes d’une potion dans le réceptacle et attendit.
Déjà, Windane sentait la tête lui tourner. La pièce se mettait à tournoyer et sa vue se rétrécissait, jusqu’à ne distinguer qu’un point rouge qui semblait vibrer au rythme de son pouls, de plus en plus lent. Le produit versé par Hosgen au-dessus de la flamme s’évapora en une fumée grise qui remplit tout l’espace, voilant d’un brouillard sombre la lueur de la Rochelave. La fumée s’infiltra dans les narines de Windane et envahit ses poumons.
— D’où vient ta magie ? souffla Hosgen à son oreille.
La fumée avait envahi Windane jusque dans ses pensées. Ses volutes continuaient de danser sous ses paupières pour la plonger dans leur tourbillon. Elle se laissa emporter.
La chaleur étouffante de l’été avait asséché Sashanka. Windane s’était éveillée trempée de sueur, avant même les premiers rayons de l’aube. Dans le lit d’à côté, Naelle dormait paisiblement, indifférente aux sursauts de sa sœur. Pourtant, Windane avait crié plusieurs fois dans son sommeil. Les flammes, cette nuit encore, avaient chanté dans ses rêves. Elle versa de l’eau dans le récipient de porcelaine sur la commode pour se rincer le visage et tenter de rafraîchir son corps. La chemise collait à sa peau frissonnante de fièvre et ses cheveux n’en finissaient plus de se glisser dans son cou moite. Tout montait de son ventre, de cette douleur que rien ne venait apaiser. Depuis des jours, la tension gonflait dans son abdomen, et les massages n’y faisaient rien. Sa mère avait voulu la rassurer et lui avait juré que c’était une souffrance normale pour une fille de son âge, que Naelle avait déjà vécu cela, et que le sang coulerait bientôt pour la libérer de ses maux. Mais Windane savait ce que c’était autre chose. Ça brûlait et tournoyait dans ses entrailles, jusque dans ses côtes. C’était bien trop fort, bien trop vivant.
L’air frais du matin saurait peut-être l’apaiser. Naelle poussa un gémissement contrarié dans son sommeil quand elle tira le rideau pour se glisser par la fenêtre. D’un bond, Windane gagna le chêne, puis poursuivit au cœur de la forêt. Elle allait d’arbre en arbre, savourant l’air sur sa peau humide, quand une crampe au ventre la stoppa dans son élan. La chute lui coupa le souffle, le choc lui fit tourner la tête. Affaiblie, elle se laissa rouler sur le côté sans chercher à se relever. La douleur était trop forte. Elle inspira une longue bouffée d’air, comme le lui avait conseillé sa mère pour apaiser la souffrance, mais il n’en résulta que l’effet inverse. En pénétrant dans ses poumons, l’air semblait s’embraser et nourrir la chose qui grondait dans son ventre. Son corps ne pouvait plus retenir cette force qui la dévorait de l’intérieur : la fièvre explosa dans tous ses membres et embrasa son sang. Elle poussa un gémissement sous l’effet de cette lave qui bouillait dans ses veines, qui remplissait la moindre parcelle de ses chairs. Un feu liquide se répandit en elle jusqu’à perler par sa peau comme la sueur. Elle voulut appeler à l’aide mais seul un grognement inhumain s’échappa de ses lèvres quand elle prit feu. Offerte à la magie-flamme, elle vit ses vêtements tomber en cendres et la forêt s’embraser autour d’elle.
Hosgen détacha sa main du front de Windane et recula en titubant, le souffle court. Les derniers frissons se dissipèrent à mesure que la sensation de chaleur dans son ventre s’atténuait. Il prit appui sur son bureau et saisit une coupe pour avaler une longue gorgée de vin. Le liquide s’écoula avec un délicieux picotement qui effaça les sensations du rêve. Il grimaça au souvenir du feu qu’il avait ressenti dans sa chair.
En pénétrant dans les souvenirs de la sang de dragon, il s’était attendu à ressentir l’énergie démoniaque qui la possédait, mais sa force était plus grande qu’il ne l’imaginait. Si grande que même Windane semblait victime de sa puissance. Se sentant pris d’un haut le cœur, il respira profondément et avala une nouvelle gorgée de vin. Quel monstre était-elle ? Le feu la possédait, cela ne faisait aucun doute. Il l’avait ressenti dès le début, mais n’avait pas saisi son intensité. Elle était bien plus dangereuse qu’il ne l’imaginait.
— Tu oses te prétendre Protecteur, après cela ?
Elle ferma les yeux pour échapper à son regard, mais fut contrainte de les rouvrir lorsqu’il attrapa son visage.
— Créature de feu…
Il tenait son visage si près du sien qu’elle distinguait nettement chaque veinure bleutée de son masque d’argent. Que n’aurait-elle donné pour briser son sourire narquois, et ses yeux qu’il ne méritait pas de posséder ! Ces yeux d’argent qu’elle aimait tant et qui la toisaient à présent avec dégoût. Les flammes restèrent muettes à son appel, absorbées par la Rochelave.
— Que caches-tu encore dans ta mémoire ?
Elle chercha à se débattre, à se défaire des chaînes, en vain. Hosgen attrapa sa mâchoire et la força à avaler de nouveau le poison brûlant avant de poser la main sur son front.
— Je ne veux pas y aller ! rugissait Windane.
— Tu iras, que tu le veuilles ou non ! tonna la voix forte de Sylvan.
Mataen se pencha vers son enfant, dont les yeux s’humidifiaient de larmes.
— Ton père a raison, Windane. Tu dois aller à l’école. Tu dois apprendre ! Regarde ta sœur, elle est déjà prête et elle t’attend !
Naelle, l’air renfrogné, patientait devant la porte, son ardoise dans les bras, toisant sa jumelle d’un air agacé. La fillette sécha ses larmes du revers de sa chemise.
— Tu n’as plus aucune fièvre, alors tu dois y aller. C’est ainsi.
Windane baissa les yeux et ne put rien ajouter. Elle seule savait pourquoi la fièvre avait disparu, mais qu’auraient-ils pensé d’elle ? Alors elle rejoignit Naelle sur le pas de la porte sans ajouter un mot. Celle-ci se mit en route sans attendre pour combler leur retard, et Windane dut courir pour la rattraper sur la route de Belledanne.
— Le Prêcheur va nous disputer si nous arrivons en retard ! protesta Naelle, tout ça à cause de tes jérémiades ! On a huit ans maintenant, tu ne devrais plus pleurer comme ça pour manquer l’école !
Windane baissa les yeux sous les reproches de sa sœur. Furieuse, elle s’éloigna la première en arrivant à l’école. Les garçons se retournaient sur son passage, jetant un regard du côté de Windane. Elle refusa de céder à leurs provocations et s’assit sur un rocher à l’écart de la bande. Elle releva la manche de sa chemise pour observer la peau de son bras. Elle ne semblait pas différente de la veille, et pourtant… Quelque chose avait changé au cours de la nuit. Quelque chose s’était transformé… Était-ce encore là ? Était-ce encore en elle ?
Ses yeux se posèrent sur un caillou à ses pieds. Elle s’en saisit et, prise de rage, tenta de se lacérer le bras. Aussitôt, les écailles sombres de la nuit apparurent pour la protéger.
— Aaah ! Mais qu’est-ce que c’est ? fit une voix écœurée derrière elle.
C’était Jona, l’un des garçons, qui s’était approché et l’observait d’un air horrifié.
— Tu es un monstre ! fit-il, dégoutté.
Elle l’attrapa par le bras pour le retenir.
— Non, ce n’est pas ma faute, c’est…
— Un monstre !
La colère et l’incompréhension remontèrent dans sa poitrine.
— Non, c’est faux ! cria-t-elle pour se convaincre.
Elle serra le poing et se jeta sur lui.
Windane sentit une larme couler sur sa joue tandis qu’Hosgen la libérait de ses souvenirs. Le poison avait brisé la cage qui retenait les images du passé. Elle revoyait les visages horrifiés des habitants de Belledanne, les cris et les insultes proférées par les enfants. Elle revoyait ce fameux jour où elle avait plongé sa main dans les flammes devant eux. Même Naelle l’avait regardée avec horreur.
— Une peau de dragon… murmura Hosgen, le souffle court.
Il s’appuya sur le bureau derrière lui et posa des yeux écarquillés sur le bras dénudé de Windane.
— Comment est-ce possible… Comment peux-tu te couvrir de leurs écailles ? rugit-il.
Il s’empara d’un couteau posé sur le bureau et l’abattit sur elle. Le poignard lacéra la peau, que le manque de magie avait rendue vulnérable, et fit couler le sang sur la table de pierre.
— Je l’ai vu… Je l’ai ressenti… soufflait-il.
Hosgen laissa tomber son couteau sur le bureau et recula. Il devait se ressaisir, reprendre ses esprits. Il était encore trop influencé par ses émotions. Il jeta un regard à Windane, qui se maîtrisait pour masquer la douleur. Un instant, voir son visage empreint de souffrance lui fit regretter son geste. Il fit volte face pour se détacher d’elle et repousser ce sentiment. Il ne devait pas se laisser attendrir par ses traits familiers.
— Je finirais par comprendre… murmura-t-il en quittant la pièce.