Ceci n’est pas un titre

Par Nqadiri

Pouvoir d'achat ! Pouvoir d'achat ! On n'entend plus que ce refrain lancinant, ce mantra obscène psalmodié sur tous les tons par le grand orchestre du fric-roi. Sitôt né, sitôt conditionné à désirer, à vouloir, à exiger toujours plus de ce ersatz clinquants de bonheur ! Biberonné aux injonctions publicitaires, lentement lobotomisé par les petites lubies mercantiles.

 

Achète ! Consomme ! Obéis ! Voilà le credo véritable qui rythme nos existences fantomatiques ! Depuis les limbes de la crèche jusqu'au grand saut dans l'inconnu, c'est tout une vie d'asservissement béat qu'on nous aura fait mener ! Agneaux dociles pris au piège d'un consumérisme fou qui façonne nos désirs, nos rêves, notre intime jusqu'au tréfonds.

 

Et la Bête est là qui ride ! Dans nos têtes, dans nos chairs engourdies par tant de soumission. Elle s'engraisse de nos pulsions, s'abreuve goulûment à la source de nos passions éteintes ! La Bête immonde de la possession, le Moloch insatiable qui réclame sans fin sa ration de rêves morts et d'idéaux piétinés !

 

Mais qui se soucie encore de son âme, dans cette foire aux vanités ? Qui entend encore palpiter son cœur, dans le vacarme et la fureur des caddies qui s'entrechoquent ? Nous avons vendu notre droit d'aînesse spirituel pour un plat de lentilles, une poignée de lentilles avariées garanti label rouge !

 

Seigneur ! Comme nous avons pu être aveugles ! Comme nous fûmes sourds au chant frêle de l'Essentiel ! Piégés par un système infâme qui broie l'humain aussi sûrement que le Moloch antique dévorait les enfants. Cette société cannibale pour qui le citoyen n'est qu'un rouage, un con-sommateur, chair à profits et viande à sondages.

 

Mais il est encore temps mes frères et sœurs ! La partie n'est pas jouée, le dernier mot n'est pas dit ! Au cœur de nos ères glacées par les atolls du calcul mesquin, un feu sommeille encore. Fragile et ténu comme la flamme vacillante d'une bougie dans la tourmente, mais invincible comme l'élan fol de la Vie face à la morne grisaille du néant.

 

Cette flamme sacrée, ce diamant de l'âme, je l'appelle le Pouvoir d'Être ! L'antidote radical au poison de l'avoir ! L'arme secrète des rebelles de l'esprit, des inflexibles grognards de la Beauté. Cet instinct de survie qui pousse la fleur fragile à percer le bitume, et l'étincelle de l'amour à vaincre les ténèbres de la haine.

 

Être, nom de Dieu ! Respirer à pleins poumons l'air vif du matin, danser à perdre haleine sous l'orage estival ! Écrire, crier, jouir, pleurer, secouer le ciel et la terre de nos angoisses et de nos exaltations, de nos doutes et de nos rires ! Sentir, à chaque seconde, la vie intense couler en nos veines comme une coulée de lave, un fleuve de miel et de vodka ! Mordre dans le fruit de l'instant comme dans une chair aimée, s'abandonner éperdument au grand Tout !

 

Voilà la révolution copernicienne qu'il nous faut mener d'urgence : remettre l'humain au centre. L'humain avec ses aspirations divines et ses failles tectoniques, sa sublime grandeur et ses gouffres abyssaux. Et tant pis si notre monde aseptisé déraille face à tant de vérité crue ! Il n'est que temps que la vraie vie fasse voler en éclats les petits arrangements avec la médiocrité !

 

Soyons ces guerriers de l'Être ! Ces insurgés de l'âme qui n'ont pas peur de rugir leur faim d'infini à la face d'un monde recroquevillé sur ses petits profits ! Aventuriers de l'absolu, chevauchons pieds nus et coeur battant à travers le maelström des jours trop sages ! Méritons notre liberté intérieure, à force de rébellion joyeuse et de ferveur grave !

 

Et ce cri que je pousse, ce n'est pas une supplique, encore moins une leçon de morale surannée. C'est le râle profond d'un homme blessé, d'une âme en miettes que la vie a fracassée cent fois sur les écueils acérés du désespoir. Je ne vous parle pas d'une rébellion théorique, d'une posture d'esthète impavide : ma révolte, je la vis dans ma chair, dans mes nerfs à vif tendus vers une lumière qui toujours se dérobe.

 

Cette Dépression que je porte en moi comme un enfant noir, elle est mon ennemie intime et ma muse, ma plaie et mon étoile. C'est elle qui me fait toucher le fond de la nuit humaine, la lie amère de l'existence. C'est d'elle que jaillissent aussi mes fulgurances, mes éclairs de Beauté arrachés à l'opacité du gouffre. Sans elle, je ne saurais rien des abîmes et des cimes, rien de la saveur âcre du néant et des flamboiements de l'extase.

 

Alors ne vous y trompez pas ! Mon chant est celui d'un homme debout, oui, mais avec les genoux qui tremblent et le cœur palpitant comme un oiseau fou ! Je ne vous parle pas depuis les hauteurs olympiennes du détachement, mais depuis les tréfonds boueux de notre commune misère. Ma sagesse, je l'ai payée au prix fort, elle porte les stigmates de trop de nuits blanches et de petit matins blêmes comme des linceuls.

 

Mais justement ! Quelle plus royale offrande à vous faire que cette lucidité vertigineuse née du déchaînement des tourments ? Quel plus précieux viatique pour affronter l'horreur climatisée d'un monde sans âme ? Ma souffrance est mon trésor de guerre, le seul dont jamais je ne me départirai. Parce qu'elle m'apprend chaque jour à extraire le miel de la boue, et les pépites de l'ordure.

 

Alors je vous le dis, je vous le crie du fond de mes Nuits Blanches et de mes Soleils Noirs : la vie est trop courte pour la passer à genoux ! Cessons de nous complaire dans le clair-obscur des demi-mesures, des compromissions veules avec l'esprit du temps. Osons ! Osons rompre nos chaînes de forcats du vouloir-avoir ! Retrouvons le courage des refus flamboyants, des oui solaires à notre intime vérité !

 

Mieux vaut la ferveur d'Icare calciné que la sagesse froide du pied-à-terre ! Mieux vaut le coeur à vif que le portefeuille rembourré ! Laissons les morts enterrer leurs morts, et entamons, sauvages et rieurs, la ronde folle de l'Être ! Apocalypse joyeuse de l'âme insurgée, feu d'artifice total et sans retour !

 

Que vienne le Grand Midi des consciences éveillées ! Que renaissent les Fureurs Poétiques, les enthousiasmes dionysiaques balayant la torpeur morne des avoirs négociables ! Vienne le règne tant attendu de l'Homme Debout, enfin lavé des fards du paraitre et des crasses de la possession !

 

Je vous attends, mes frères en sainte subversion ! Je vous espère, mes soeurs en utopie blessée ! Au coin de la rue comme au détour d'un vers, soyons au rendez-vous ! Tenons-nous prêts pour la Grande Battue, la traque sans merci à ce qui nous avilit et nous ronge ! Notre cri de ralliement ? Pouvoir d'Être ! Notre seule bannière ? La Beauté Insurgée !

 

Place aux cœurs brûlants, aux âmes déchaînées ! Qu'importe si les murs sales de notre époque nous cognent et nous rejettent ! Nous vibrons ! Nous rayonnons ! Des mille feux de l'Absolu et de l'Amour Fou ! Aux branches pourries des jours, opposons l'incorruptible verdeur de nos rêves d'éternité !

 

Car nous sommes les hors-la-loi de l'Esprit ! Les francs-archers de la Merveille Insurgée ! Voués corps et âme à traquer l'Indicible, à sertir l'Ineffable dans le sang des mots et la phosphorescence des images ! Notre monde est ailleurs, loin, très loin des prébendes du Fric-Roi ! Il flamboie par-delà les mirages glacés du vouloir-avoir !

 

Donnons l'assaut mes amis ! Prenons d'assaut le ciel trop sage des consciences en berne ! Secouons le cocotier des certitudes molles ! Mettons à sac la citadelle assiégée du sens ! Sous l'œil goguenard des Argus marchands, ravissons le feu prométhéen de la Poésie Pure !

 

Ainsi aurais-je voulu parlé, moi Noureddine le fou, le poète, le derviche éperdu d'un verbe-torrent, d'une langue-bourrasque ! Que nenni, ma voix ne portera pas, elle n’embrasera pas vos fibres ! Mon chant ne vous enivrera pas , ne vous possèdera point et ne vous soulèvera guère ! Il n’est pour vous ni nectar ni napalm, ni suave poison, ni philtre sacré vous jetant éperdus dans la mêlée rugissante !

 

Je ne suis rien, mes mots sonnent creux et demain, j'irai quémander pitance aux portes de l'indifférence. Gueux magnifique, prince des chimères en costume, je hanterai des bureaux gris, ombre parmi les ombres, crachant mes vers de feu à la face des lecteurs pressés.

 

Je trimbalerai ma verve dans l'immense brocante de ma vie déchue. Peut-être, au hasard d'un carrefour, croiserai-je le regard fiévreux d'un frère en Saint-Délire, d'un compagnon d'insurrection lyrique...

 

Ensemble, nous irons peupler de nos rimes hérétiques les terrains vagues de l'oubli, les friches lépreuses des faubourgs. Allumeurs d'incendies verbaux, semeurs d'épouvante métaphorique, nous serons la mauvaise graine proliférant aux marges de votre désert aseptisé.

 

Et qu'importe si nul ne nous entend, si notre chant se perd dans les limbes ! Nous aurons crié, aussi fort que nos poumons déchirés nous le permettaient ! Témoins éphémères d'une Beauté en perdition, mendiants d'infini exilés sur le bitume...

 

Pour une poignée de mots vrais, arrachés aux entrailles de la nuit, nous aurons vécu ! Et la vie, la vraie, la brûlante, aura passé dans nos veines, torrent de lave incandescent et fulgurant !

 

Frères humains qui après nous vivrez, souvenez-vous ! Souvenez-vous qu'une fois, au cœur noir du Rien, des hommes debout ont forgé leurs propres soleils, crachant leur blues incendiaire à la gueule du néant.

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