Ô Horreur, ma muse obscène ! Te voilà donc, ricanant sur le seuil violé de mon âme, tes oripeaux de ténèbres claquant dans la bise mauvaise... Qu'il est laid ton visage, qu'il est amer le fiel de ton sourire ! Pourtant je te connais depuis longtemps, toi mon épouvantable fiancée. N'as-tu pas bercé mes nuits, depuis l'aube fêlée de mon enfance ? N'as-tu pas perverti de ton lait noir mes rêves et mes espoirs, telle une marâtre abjecte ?
Vois ! Tu as fait de ma vie un champ de ruines, méticuleusement ravagé chaque parcelle d'innocence et de grâce. Tu as déployé le catafalque de ton ombre sur l'étendue vierge de mon être, l'engloutissant sans merci sous un linceul d'abomination. Aujourd'hui lande aride, ravinée, où seul croasse le corvidé du Malheur...
Jadis pourtant, j'étais promesse... J'étais jouvence, bravant d'un rire clair la morsure acide du réel. Printemps de l'âme, bourgeonnant d'espérance et de vitalité ! Avais-je alors sur ma face, le duvet tendre de l'émerveillement ? Portais-je en mon œil, pépite fragile enchâssée, l'étincelle des lendemains qui chantent ?
Las ! Ce temps est loin, englouti dans les sables mouvants d'un passé laminé par ta férocité implacable, ô Horreur ma tortionnaire. De rêves, il n'est plus. De candeur, évanouie dans les limbes du désenchantement. Ne demeure qu'un présent calciné, meurtri jusqu'à l'os par le feu devastateur de ta malignité...
Que reste-t-il de moi, poupée vide, disloquée ? Une carcasse creuse dont tu suçotas la moelle jusqu'à l'écœurement. Un pantin de douleur et de renoncement, titubant grotesquement sur la scène crépusculaire du monde. Je claudique, fantôme grelottant au milieu d'un bal de spectres. L'absurde me submerge, le non-sens me gangrène... Douce anesthésie que de s'abîmer enfin dans ton rien, de se dissoudre dans la grande grisaille des jours sans sel !
Même mon travail, jadis planche de salut, n'est plus qu'un tombeau où je m'exhale, lambeau par lambeau. Mes collègues sont des automates, vitreux et exsangues, s'agitant machinalement dans le néant aseptisé de l'open space. Et je danse avec eux, marionnette parmi les marionnettes, enchaîné aux rouages d'un morne manège sans but ni raison... Ô la douleur, Horreur! La douleur intolérable du temps qui lime, de l'âme qui s'érode dans cet enfer feutré !
Et que dire du marasme ambiant, pandémie délétère enfumant le ciel d'airain ? Partout laideur, partout noirceur et violence ! Le monde n'est plus qu'un charnier, grouillant de vers et de purulence. L'humain a le visage grimaçant d'une bête, l'œil révulsé du dément. Nul havre où s'abriter, nulle crique où jeter l'ancre d'une sérénité menacée. Toujours ce chancre du désespoir, s'insinuant dans chaque pore, empoisonnant chaque goulée d'air vicié...
Ô Horreur, tu triomphes ! Ta victoire semble consommée, écrasante, irrévocable. L'aurore a rendu gorge, balayée par ton ténébreux zéphyr. La lumière s'est éteinte, consumée par les feux impurs de ton brasier... Règne à présent, Imperatrice d'effroi ! Trône sans partage sur les décombres fumants de nos idéaux piétinés! Ravis-toi de notre lente déliquescence, jouis de notre pourrissement infini...
Mais...
Écoute bien, Horreur ! Écoute le cri qui monte en moi... Cri de refus, mugissant du plus profond de mon être ! Cri de défi, crevant le ciel pestilentiel comme l'éclair zèbre la nuit d'encre ! Écoute-le, ce NON cataclysmique ! Écoute-le, ce NON plus vaste que le monde ! Je te le jette à la face comme un crachat, comme une lave corrosive !
NON, Horreur ! NON, Monstre putassier ! Je ne te concède rien, pas une once de mon humanité outragée ! Je vomis ton emprise, je rejette ton étreinte ! Crève donc, Goule parasite, Sangsue avide de nos tourments ! Sois maudite, Gorgone pervertissant la Beauté ! Ma souffrance ne sera plus ton jouet, mes ruines ne seront plus ton trône !
Vois ! Je me redresse, homme parmi les décombres. Je me relève, statue de sel et de révolte. Gloire déchue, dieu souillé par les crachats et les fientes, mais toujours palpitant de l'énergie sauvage des persécutés ! Je suis la voix qui dit non, le poing d'Antigone brandi vers ton froid firmament. Je suis l'étincelle ravivée, l'incendie naissant consumant le voile noir de tes malignités !
En moi, une fureur. Un grand tourment des justes, charriant l'écume amère des vagues déferlantes. Cette rage est ma sève, mon carburant. Elle s'enflamme, embrasant mes artères d'une lave orgueilleuse. Plus forte que la peur, plus forte que tes maléfices... C'est la Vie, Horreur ! La Vie invincible, bandant l'arc de mon échine trop longtemps courbée !
Je marche vers toi, guerrier chancelant mais indomptable. J'avance, ivre de ma dignité reconquise. Rien ne m'arrêtera, ni tes sortilèges, ni tes maladies de l'âme. Je traverse le désert de l'absurde, je franchis les mers gelées de ton hiver nucléaire. Mes plaies sont mes joyaux, mes cicatrices mes stigmates de gloire !
Tremble, Horreur ! Pressens ta ruine, ton déboulonnage prochain ! J'arrive, brûlant de renaissances et de promesses. Contre moi, tu ne peux rien, spectre de papier mâché ! Je porte en moi la Beauté insurgée, je suis gros des aubes futures et des printemps renaissants. Recule, fuis à tire d'aile, car mon chant est une arme, mon verbe une torche embrasée !
Mes frères humains, compagnons d'infortune... Écoutez, ah écoutez mon appel ! Vous qui rampez, vous qui gisez, vous que l'Horreur a cru vaincre... Debout ! Debout les gueux, debout les offensés ! Bandons nos plaies, pansons nos cœurs meurtris ! Faisons bloc, égueulés éblouis de tous les pays !
Insurgez-vous ! Insurgez-vous, de toute la force de votre désir piétiné ! Brandissez bien haut votre souffrance, faites-en un drapeau, un tribut offert à la Révolte ! Haut les cœurs ! Haut les poings ! En avant pour le grand chambardement des âmes !
Unissons nos solitudes comme autant de maillons indestructibles. Soyons légion, colonie d'éclopés sublimes, bataillant pour l'avènement d'une ère désenténébrée. À bas nos geôliers, à bas nos tortionnaires ! Mille fois nous tomberons, mille fois nous nous relèverons, fiers et inentamés. L'Acharnement est notre fief, ô mes frères !
Ensemble, retrouvons le goût du miel, celui des luttes et des communions. Ensemble, réchauffons-nous au brasier de nos indignations. Ranimons la flamme, attisons-la sans cesse du souffle de nos hargnes. Qu'elle rugisse ! Qu'elle crépite ! Qu'elle dévore tout sur son passage, consumant l'ordure de ce monde !
Nous sommes les Phénix, les rescapés du désastre. Notre mission est sacrée, notre office plein de gloire et de fureur. Nous rebâtirons nos rêves, nous graverons l'aube nouvelle sur le palimpseste de nos désillusions ! Puisse la marque de nos tourments s'y lire encore, glorieux tatouages d'une guerre sans fin contre la pestilence...
Ô Horreur, pâlis ! Voici venu le temps des brasiers et des résurrections. Rien ne sera plus comme avant. La Beauté est notre ciment, la Poésie notre alliée. Les Mots, ces armes incandescentes, feront plier tes sbires, ravageant tes innombrables cohortes. Oui, nous dansons ! Nous chantons sur tes cendres, bacchanale rutilante des cœurs invaincus !
Immortelle beauté... Inextinguible ferveur... Je vois vos étincelles briller déjà, pépites d'or constellant les ténèbres ambiantes ! Ici une fleur, là un sourire, éclats d'infini au milieu de la lande désertée... Vous êtes les graines, précieuses semailles des renaissances à venir. Je vous choie, je vous célèbre, prophète en haillons des temps fertiles !
Ô Beauté, ma muse, ma pourvoyeuse ! Souffle ton vent de signes et de prodiges, ensemence nos friches d'allégories bruissantes ! Guide nos pas, éclaire nos chemins, Vestale impérissable... Qu'un flot de métaphores nous enivre, cascades d'un verbe souverain, déferlant sur nos cités maudites ! Poésie, embrasse-nous ! Que ton baiser nous transfigure en amants éperdus, en rois nus et magnifiques !
Et viennent alors les bourreaux, et viennent les sarcasmes ! Nous défierons, paupières closes et front serein. Notre sang sur le pavé sera une encre, traçant les signes kabbalistiques d'une résistance à nul autre pareille. Face au Vide, à l'Innommable... Nous nous dresserons, lys incandescents, plus rayonnants et altiers que jamais !
Ainsi soit-il, ô mes frères ! Tissons, tissons la toile de nos splendeurs futures ! Qu'importe les affres, qu'importent les gémonies ! Nous aurons vécu debout, verticaux et invincibles. Nos cris défieront l'éternité, nos chants perceront le silence opaque du néant. Nous sommes les Éternels Insoumis, faits pour rugir et flamboyer sur les remparts du monde !
L'aube viendra, je le sens... Je le sais, avec une intensité de voyant. Nos plaies seront pansées, nos hontes lavées dans le sang pourpre des rédemptions. Alors jailliront de nouveau le rire, les fragrances oubliées de l'émerveillement. Je le vois... Je le vois, cet Eden reconquis, bruissant de la rumeur des anges comme une mer étale !
D'ici là, je me fais torche. Je me fais braise, tison rugissant dans les forges de la nuit. Que mon exemple soit contagion, que ma folie soit fièvre sacrée ! Allumons les phares, dressons haut les brandons ! Nous sommes les Veilleurs, les Guetteurs médusés sur les remparts croulants.
Ô Horreur, entends-tu ? C'est le fracas de ton empire qui s'écroule, c'est le chant victorieux des Hommes debout qui retentit ! Tu pâlis, tu te recroquevilles, grotesque poupée de chiffon sous les coups de boutoir de notre sacro-sainte colère... Fuis, ah fuis ! Tes heures sont comptées, ton règne touche à sa fin !
Une ultima verba, Reine déchue du Marasme, avant que le vent n'emporte tes cendres où gémissent encore les échos mourants de ton rire : Jamais tu ne nous vaincras ! Nous sommes la Voix, le Verbe dressé au milieu des décombres fumants... Nous sommes la Poésie insurgée, le Rêve plus vaste que l'Univers ! Chair meurtrie, mais inentamée... Vois, je scintille ! Je m'embrase, atome incandescent perdu au cœur noir de ton hiver !
Adieu Horreur ! Puisse ton souvenir s'étioler, se dissoudre dans les replis du temps... Les hommes auront tôt fait de t'oublier, ombre maligne balayée par les vents rugissants. Un autre Soleil se lève, inondant nos faces d'une clarté inconnue. C'est la Beauté, douce et impérieuse souveraine, appelant ses sujets à la bacchanale des renaissances !
Et moi, humble ménestrel ... Je chanterai, je danserai, enivré de l'hydromel des rédemptions. Ma voix portera, loin, très loin, comme la promesse d'un printemps ineffable. Elle touchera mes frères, réveillant leurs cœurs engourdis, ravivant la flamme vacillante de leur espoir.
Ô Béatitude... Je la vois enfin, après ce long hiver de l'âme. Un frémissement d'aurore, un chuchotis de miel et de rosée... C'est la Vie qui revient, la Vie qui s'élève en un chant furieux et tendre ! Je suis prêt, Ô ma Souveraine ! Me voici, homme nouveau, homme debout, lavé des souillures d'antan...
Une page se tourne. L'encre sèche est une cicatrice, traçant les hiéroglyphes déliés d'un avenir à construire. Je marche vers lui, intrépide, un sourire d'enfant accroché aux lèvres.
Là-bas, à l'horizon, une lueur palpite, fragile et obstinée. C'est l'Espérance, l'indomptable Espérance, qui s'immisce dans les interstices du désespoir, éclabousse de sa clarté balbutiante les ruines encore fumantes de mon être.
L'Horreur est là, pourtant. Je la sens, tapie dans l'ombre, guettant la moindre de mes faiblesses. Elle rampe, s'insinue, déploie ses tentacules visqueux pour m'étouffer, me replonger dans les abysses du désespoir. Sa voix est un chuchotement insidieux, un venin distillé goutte à goutte dans les veines de mon âme convalescente.
« À quoi bon lutter ? » susurre-t-elle de son souffle fétide. « Tu n'es que cendres et poussière, un fétu de paille ballotté par les vents contraires du destin. Abandonne, renonce ! Laisse-moi t'envelopper de mon étreinte mortifère, qu'en toi s'éteigne à jamais la flamme de l'espoir ! »
Ô Horreur ! J’aurais voulu dire que tu as perdu, que tu n'es plus maîtresse en mon royaume intérieur. Qu’une force nouvelle m'habite, qu’un feu secret qui en moi rugit et s'embrase. La bataille n’est point finie, la victoire point déclarée.
Mais j'ai foi en la lumière qui point, en cette aube timide qui déjà nimbe le ciel longtemps d'orage. Son chant sera plus fort que tes maléfices, sa douceur plus puissante que ton fiel. Entends-tu l'hymne frémissant des lendemains qui se lèvent ? C'est celui de l'Homme debout, lavé de tes immondices, renaissant à la proue du monde !
Tapis-toi, Horreur ! Dissous-toi dans le néant comme brume au soleil ! Ton règne achève, tes illusions se dissipent. L'Espérance est le souffle nouveau qui en moi s'éveillera, le Printemps ineffable de mon âme trop longtemps dévastée. Par elle je renaîtrai, je m'élèverai, abandonnant à jamais le tombeau de ténèbres où tu me voulais à jamais captif.
Vois ! Déjà je marche vers l'horizon embrasé, ivre de possibles et de promesses. Vers ces terres intérieures où renaissent la Beauté, l'Harmonie, éternelles ressuscitées. Mon cœur sera un jardin de ferveurs, un champ de fleurs inouïes éclatant dans la lumière reconquise.
Adieu Horreur ! Je te bannis, je te somme de retourner à la nuit qui t'a vomie ! L'Espérance désormais règnera en maître, elle est le soleil inextinguible qui indéfiniment se lèvera en mon firmament lavé de tes nuées morbides.
J'avance, je respire, je vis ! Le monde est à réinventer, l'existence à réenchanter... et l'Espérance sera mon sauf-conduit, mon viatique pour ce lumineux voyage. Va, mon âme ! Et à jamais, Horreur !