La conversation se poursuivit ainsi :
« Je penserais à une sorte de cas de réincarnation. Nous sommes dans cette éventualité dans le domaine du spirituel, commença-t-il.
- Je crois que les religions monothéistes sont à exclure. Bien qu’il y ait une affaire d’âme, elle n’est pas censée retourner sur Terre, remarquai-je.
- Les Juifs, par contre, peuvent adhérer à une doctrine de réincarnation des âmes. Vous n’avez pas de Juifs dans la famille ?
- Je ne crois pas, mais je ne peux en jurer.
- Ce qui va nous intéresser est plus du côté de la philosophie orientale, comme le Bouddhisme, l’Hindouisme ou certaines religions tribales africaines.
- J’ai entendu parler de bouquins comme le Rig-Veda. J’ai cru en voir un dans votre bibliothèque.
- Tout à fait, je suis surpris que vous connaissiez.
- Je vous rappelle que je suis plus âgée que j’en ai l’air, dis-je avec un petit sourire malicieux et enfantin. Dans ma jeunesse, j’ai eu ma période bouddhiste et j’ai un peu étudié tous ces trucs mystiques, sans me mettre à la drogue ! Je ne suis pas allée très loin, comme je ne supporte pas les insectes, je ne pouvais m’empêcher de tuer des mouches. J’ai quand même eu le temps d’entendre parler de la Transmigration des Âmes avec la métempsycose. En fonction de nos actes de notre vivant, on peut se retrouver réincarner en humain mais aussi en démon ou animal si on a vraiment merdé.
- Ce qui n’est pas le cas, vous deviez être quelqu’un de bien.
- C’est que vous ne connaissez pas Cerise. Question démon, c’est pas mal !
- En Afrique, comme au Gabon ou en Côte-d’Ivoire, l’âme est impersonnelle, indivisible et éternelle, elle quitte le corps à la mort pour en retrouver un autre qui vient de naître.
- Ce qui est à exclure, Cerise ne venait pas de naître et je ne suis pas mort, rejetai-je.
- Mais…
- Je ne suis pas mort, répétai-je d’un ton qui ne souffrait aucune discussion. »
J’avais l’impression que je venais de toucher un point sensible. Qui connait l’autre, peut livrer cent batailles sans jamais être en péril.
Je vous entends, vous savez. En tout cas, la conversation évoqua aussi les Egyptiens, les Grecs et d’autres mouvements plus obscurs comme l’Elkhasaïsme ou le Manichéisme, jusqu’à des théories plus modernes comme la doctrine spirite ou antoiniste ou les travaux de Ian Stevenson pour finalement tourner en rond : rien n’était prouvable. Cet homme était passionnant et sa culture impressionnante. C’était un plaisir de parler avec lui, je n’avais même pas envie de me montrer hautain, ce qui était exceptionnel venant de moi.
Nous en vînmes à parler de vies antérieures, mais, dans mon cas, il fallait peut-être parler de vie postérieure : dans le passé, j’avais vécu dans le futur, après tout. Mais nous ne parvenions pas, non plus, à trouver une explication convenable : il y a trois mois, Cerise était Cerise et j’étais moi. Sans plus.
Nous avons parlé de possession, mais toujours la composante temporelle ne collait pas. J’ai posé ma pierre à l’édifice avec mes connaissances en pop culture pour donner des exemples dans la fiction et c’est bizarrement dans ce domaine que nous trouvâmes le cas le plus ressemblant avec ma situation : Code Quantum. Dans cette série, à la suite d’une expérience scientifique qui foire (comme souvent avec les scientifiques de fiction), un homme se retrouve à voyager à travers les époques, prenant le contrôle de différentes personnes à chaque épisode pour régler son problème en espérant que chaque nouveau saut temporel le ramène à son époque dans son corps. Nous évoquâmes les problèmes de Cerise et j’en conclus que j’allais avoir un sacré boulot.
Nous fîmes un autre pas dans l’absurde en nous demandant si tout cela n’était pas juste un rêve, ce qui soulignait l’absurde et la vanité de cette situation.
« Si c’est un rêve, alors qui est le rêveur ? Et qu’arrivera-t-il s’il se réveille ?
- Peut-être êtes-vous une part de mon rêve ? supposa-t-il.
- Dans ce cas, comment expliquer que je me souvienne de moments où vous étiez absent ?
- Haha ! Je me souviens de ce que j’ai mangé hier et vous n’étiez pas là, non plus !
- Mes sensations sont beaucoup trop précises pour que ce soit un rêve, j’ai fait tout ce que je pouvais pour me réveiller quand je me suis … réveillée. J’étais persuadée de rêver. Sans succès. Et je me souviens concrètement des odeurs, des sons, les voix de mes proches, le goût des aliments, une fois, je me suis même blessée et j’ai vu mon sang couler, ma jambe me fait régulièrement souffrir, malgré la douleur, je ne me suis pas réveillée. Et puis, je peux lire ce qui prouve que mon activité cérébrale est intacte, ce dont je ne suis habituellement pas capable dans mes rêves (pour preuve, je pris le livre qui était sur le comptoir et lui lût : J'ai rêvé d'elle, et nous nous pardonnions/ Non pas nos torts, il n'en est en amour, /Mais l'absolu de nos opinions/ Et que la vie ait pour nous pris ce tour. Comme par hasard, j’étais tombé sur un poème sur le rêve. Je ne l’avais pas fait exprès, promis.), les régions du cerveau qui gouvernent la lecture sont rarement actives durant le sommeil.
- Des études n’ont-elles pas prouvé que cela pouvait être possible si le sujet à une activité impliquant beaucoup la lecture, l’écriture ou la création linguistique ?
- J’avoue que je l’ignore, mais il est vrai que ça pourrait être mon cas, moi qui étais libraire et qui écris ce roman, mais les autres critères sont indéniables. Il est vrai que depuis que je suis là, je ne me souviens d’aucun de mes rêves et il y a ce truc d’impossibilité de dire mon nom, mon ancien nom. Alors qu’étrangement, je peux quand même parler de personnes autres qui peuvent avoir le même nom ou prénom que moi.
- Peut-être rêvez-vous avoir toutes ces sensations ?
- Je rêve que je rêve, on peut aller loin comme ça. Je peux rêver que je rêve que je rêve que je rêve que je rêve et ainsi de suite. C’est assez terrifiant si on y réfléchit bien, cela signifie qu’en cas de réveil, tout ce monde serait voué à disparaître et que notre existence est encore plus fragile que celle d’un insecte.
- Une dimension parallèle alors ?
- Intéressant aussi, si c’est le cas, je n’ai pas remarqué de différences particulières avec mon monde d’origine. D’autant plus que j’existe déjà ici.
- Ah bon ?
- Oui, une expérience assez étrange et quelque peu traumatisante, même si elle n’avait l’air de rien. J’ai appelé chez moi, enfin, chez mon ancien moi, le moi de là-dedans, je veux dire, dis-je en pointant un doigt sur ma tempe.
- Et alors ?
- Et alors, je suis tombée sur moi ! J’ai tout de suite raccroché. Très perturbant et très effrayant dans un sens.
- N’avez-vous pas l’intention de vous rencontrer ?
- J’y ai pensé, je pense beaucoup trop. Mais dans l’état actuel des choses, ce n’est pas possible : je suis une fillette de 13 ans, ma mère de ce monde n’acceptera jamais que je traverse la moitié de la France juste pour ça, pour aller voir un garçon, d’autant plus !
- Cela ne nous mène toujours à rien alors ?
- Je le crains, cher monsieur.
- Une autre explication serait que cette fille n’ait pas survécu à son accident. »
J’y avais pensé, ma présence n’était-elle qu’un moyen de la faire vivre encore un peu pour laisser le temps à ses proches de faire leur deuil ? C’était donc cela ma mission ?
« Néanmoins, cela n’explique par pourquoi, moi, personnellement, j’ai été appelé pour la remplacer.
- Peut-être êtes-vous mort aussi ? »
Un frisson me parcourut le cœur.
« Non, c’est ridicule ! Mon dernier souvenir en tant qu’homme a été de me coucher avec ma femme et j’allais très bien.
- Cela peut arriver sans qu’on le prévoie…
- Non.
- Même si on est en bonne santé, il suffit…
- NON ! »
J’avais froid d’un coup, j’étais glacée.
« C’est inconcevable, fis-je d’un ton que voulais inflexible bien que je me sentais particulièrement fébrile. Je ne suis pas mort, je ne peux pas être mort, je ne dois pas être mort, je ne veux pas être mort…
- C’était juste une hypothèse…
- Et bien, elle est fausse !
- Vous allez bien, mademoiselle Cerise ?
- Non… »
En plus d’avoir froid, je me sentais trembler, ma tête me faisait mal. Je crois que j’étais en train de tomber, néanmoins, il me soutint et m’assit sur un tabouret derrière le comptoir. Mes oreilles bourdonnaient, je ne voyais plus rien à cause d’un voile humide sur mes yeux, j’avais la bouche pâteuse, je ne pouvais qu’ânonner : « Peux pas, dois pas, veux pas… » . Je me retrouvais alors avec quelque chose de brûlant et réconfortant en main. Je n’avais pas envie de faire une blague évidente et de mauvais goût alors qu’elle me tendait les bras. Il m’avait donné une tasse à moitié remplie d’un liquide brun bien fumant. La chaleur me blessait, j’enveloppais mes mains dans mes manches pour protéger mes doigts. Il me dit :
« Je sais maintenant pourquoi j’avais besoin de faire du thé. Buvez. »
Allais-je obéir à cette in jonction d’un inconnu ? Telle une Alice mais pas ma sœur, j’inspectais la tasse comme si je m’attendais à trouver le mot "Poison" dessus. J’humais le breuvage, l’odeur me piqua le nez mais ressemblait à celle de quelque chose de consommable. Je pris une grosse gorgée. Le liquide brulant m’anesthésia la langue non sans avoir eu le temps de me laisser un goût particulièrement amer à la limite du supportable.
« Alors ? demanda-t-il.
- Trop chaud et dégueulasse, si je peux être franche.
- Parfait, si vous arrivez à ressentir tout cela, cela ne peut que signifier que vous êtes définitivement vivante, conclut-il en savourant sa propre tasse. »
La logique m’échappait, mais je souris, amusée par l’absurdité de la situation, à l’image de l’absurdité de mon existence.
Ma montre m’annonça l’arrivée prochaine du bus. Je ne devais pas le rater. Je remerciai le commerçant pour son hospitalité et pour ne pas m’avoir poussée à consommer. Dans n’importe quelle autre boutique, j’aurais culpabilisé et on m’aurait fait culpabiliser d’avoir monopolisé un employé aussi longtemps sans rien prendre, mais lui s’en foutait.
Il me laissa utiliser le téléphone de la boutique avant de partir pour avertir chez moi de mon retard, je prétextai que j’avais rencontré un ami et que je n’avais pas vu le temps passer. Ma mère n’était pas très contente, comme prévu, et me demanda de faire au plus vite.
« Pensez-vous que je pourrai revenir une autre fois ?
- Autant que vous le voulez, mon ami.
- J’avoue que j’ai bien envie de voir de plus près ce que vous avez dans le fond de la boutique. Ce sera sûrement quand j’aurai le droit de ressortir, je pense être punie pour avoir été dehors aussi tard !
- Bonne soirée.
- Au fait, je ne connais pas votre nom…
- Vous pouvez m’appeler Youssouf.
- Et bien, au revoir, M. Youssouf. »
Je reposai la tasse sur le comptoir et entrebâillai la porte pour voir si Sylvain et ses potes étaient encore là, ce qui était idiot vu le temps que j’avais passé là-dedans. Je ne vis personne. Je remis donc mon manteau et adressa un respectueux au revoir à M. Youssouf. Il fallait que je rentre au plus vite à la maison, la nuit était déjà bien commencée bien qu’il ne fut pas si tard. Hiver oblige.
Bien sûr, je me fis enguirlandée une fois la porte franchie. Comme j’avais prévenu, nous en sommes restés là. Une semaine sans sortie sauf pour l’école, comme je ne suis pas le genre de personne qui a envie de sortir, je n’en étais pas plus dérangée. Je ne mentionnai pas où j’étais passée, je me tins à mon histoire de copain rencontré. Je parlais de Bastien, Maman le connaissait à peine, mais elle savait que c’était quelqu’un de ma classe, je n’avais rien trouvé de plus crédible. A vrai dire, je me doutais que, vu qu’il m’aimait bien, il n’irait pas me balancer s’il était interrogé. Mieux valait qu’elle pense que j’avais passé de longues minutes à discuter avec un garçon de mon âge. Je l’ai déjà évoqué, mais je n’aurais pas bien pris le fait que mon enfant soit restée seule avec un homme adulte.
Je peux vous dire que si j’avais une fille, Ashley (je l’appelle Ashley juste pour l’exemple, si ma fille osait s’appeler Ashley, vous pouvez être sûrs que je lui mettrais mon poing dans la gueule) se tiendrait éloignée de tout ce qui peut être nocif pour elle : le rap, la télé, les réseaux sociaux, la betterave, l’Education Nationale, les chats, les crop tops et les garçons, surtout les mignons et populaires, ça les rend encore plus cons. Elle serait mise en sûreté dans un couvent (laïc pour aussi la préserver de la religion (Sainte Ashley, ne prie pas pour nous)) jusqu’à sa majorité à 25 ans et je me fous que la majorité ne soit pas à 25 ans. En tout cas, faisons un nouveau saut de lapin temporel car vous raconter ma vie, c’est bien, faire avancer l’histoire, c’est mieux.