Celle qui se mettait à l'abri

Par Bleumer

Ayant bien assez profité de la vue, il était temps de rentrer. Ce que je fis sans crainte, ayant vécu en région parisienne, j’avais une compétence innée pour l’orientation avec une spécialisation en transports en commun.

En route pour l’arrêt de bus, le doux chant des sirènes (enfin, sirènes…) :

« Hai, Seurize ! »

Et merde, vous la reconnaissez cette voix irritante, annonciatrice d’emmerdes infinis, à un moment où je voulais juste rentrer chez moi tranquillement et comme par hasard alors que j’étais seule ? Il avait dû attendre patiemment le départ de Diane pour ne pas avoir à se frotter à elle, courageux mais pas téméraire, dit-on…

« Qu’est-ce que tu me veux ? Je n’ai pas le temps de m’occuper de toi, je suis pressée.

- Hon vat raiglé no konte! Tavè pas à kacer avec moi kom sa ! aboya-t-il. »

Ouf, il allait me falloir un effort infini de concentration pour arriver à tenir une conversation avec ce type. Les bras croisés, le regard menaçant, Sylvain cherchait à m’impressionner.

« Que veux-tu ? Que je revienne avec toi ? Tu es avec Hanane, je crois. Tu ne veux pas me foutre la paix ?

- Man fout ! Jeu vait teu fer payé ! »

Il se rapprocha et m’attrapa le poignet :

« Je vè te péta, meuf ! »

Je criai. Tous les gens autour se retournèrent vers nous, il me lâcha immédiatement pour ne pas s’attirer de problèmes. Je m’éloignai aussi vite que ma jambe me le permettait, mais il me suivit, il avait l’air de vouloir mener à bien son intention de me casser la gueule, il espérait que je me retrouvasse dans un coin isolé. Et ce fut le cas, à cause d’une erreur que je fis. En voulant le semer, je tournai dans ce que je croyais mener vers le prochain arrêt de bus, mais je me trompai d’une rue et me voilà dans ce que je voulais éviter : une ruelle sombre et isolée. Et merde ! Avec un peu de chance, il ne m’a pas vue pass…

« Tu peu plut méchaper mintenan ! »

Et remerde !

J’ai mis de l’eau à bouillir pour le thé. Un pressentiment. Je n’en prépare que lorsque je reçois quelqu’un, ce qui est étrange, vu que je n’attends personne. Néanmoins, je sais que je vais en avoir besoin. La cloche de la porte tinte alors pour la première fois de la journée, ce qui peut apparaître quelque peu triste pour une journée d’ouverture. Je reconnais que la spécificité de ma boutique limite grandement l’affluence. Que m’importe. Grâce à la richesse accumulée au cours de mon humble existence, cette boutique représente plus pour moi un sanctuaire de solitude, un cabinet de curiosités où je peux installer mes vieux os au cœur de mes excentricités. Mes rares clients sont des habitués auxquels j’offre toujours une tasse de ces feuilles que je fais importer pour ma convenance personnelle. Les bulles dansent et frémissent à la surface et j’écarte le rideau de l’arrière-boutique pour voir qui est ce mystérieux client attendu et inattendu à la fois. Inattendu et inhabituel. Cette jeune adolescente n’a sûrement pas plus de 14 ou 15 ans. Son attitude m’interroge tout autant. Loin de s’intéresser à mes artefacts, elle reste à regarder au-dehors à l’affut. Essoufflée, la couleur de sa chevelure me rappelle avec émotion le coucher de soleil sur les plaines de mon Kenya natal. Son regard est tout aussi stupéfiant, un mélange harmonieux de détermination, de fureur et d’orgueil que je n’avais observé qu’une fois dans ma vie. Mon grand-père nous racontait souvent comment il avait perdu son bras au cours d’une partie de chasse. Après avoir été ainsi mutilé par un fauve, il avait passé tout le reste de la semaine à traquer la bête et revint au village avec sa dépouille.

Quand on est en danger, dit-on, l’une des choses à faire est de se réfugier chez un commerçant pour se mettre à l’abri. Je n’aimais pas faire ça, mais la situation l’exigeait, à mon grand dam. Par contre, je ne me serais pas attendue à trouver une boutique dans cette ruelle, comme si elle ne devait pas être trouvée. Ça me ressemblait bien de me retrouver dans ce genre de situation. A travers la porte, je voyais les trois gars (le caïd au rabais avait été rejoint par ses sbires, un trio inséparable de garçons comme mon trio inséparable de copines) tourner en rond, ils discutaient et pointaient dans ma direction. Sylvain s’énervait et voulait venir me chercher, les deux autres ne voulaient pas s’approcher. Ils finirent par partir, mais je restais à surveiller pour ma sécurité. De même qu’il ne faut pas confondre vitesse et précipitation, il ne faut pas confondre témérité et stupidité et je n’étais pas stupide (s’il y en a qui doutent, je suis prête à leur péter les genoux ! Je deviens agressive, mais c’est pas moi, c’est vous qu’avez commencé d’abord. Allez, on respire, j’étais une jeune fille douce et délicate, une petite fleur qui s’épanouit au printemps, un papillon qui se laisse porter par la brise d’été et d’autres conneries du même genre. (Je devais préciser, comme je l’avais déjà fait, qu’ils n’auraient jamais osé me menacer ainsi si Diane était restée avec moi ! (Je ne supporte pas la lâcheté ! (Ca ne commencerait pas à faire beaucoup trop de parenthèses dans cette parenthèse, commençons à les fermer)))(On est bon là ? Attendez que je recompte) (Il en manque encore une, je crois) et la dernière). Et pourquoi ce type me regardait ainsi ? Je crois savoir : parce que j’étais entrée dans sa boutique et que j’avais l’air d’une folle.

Par respect pour elle, je la laisse reprendre son souffle. De plus, je ne veux troubler les pensées dans lesquelles elle semble plonger. Lorsque, enfin, elle porte son attention sur ma personne, je me permets de lui offrir ce sourire que je réserve aux invités de mon établissement. Il faut prendre soin des jeunes, les laisser s’épanouir en les surveillant de près ; "L’enfant aime la liberté, il en est la première victime", dit-on en Afrique. Elle reprend sa contenance, ajuste ses cheveux en désordre et me salue avec une grande politesse qu’on ne voit que rarement en ces jours. Elle a une sorte de distinction qui me la fait apparaître plus adulte qu’elle n’est. Quand elle se rend compte où elle est, ses yeux s’illuminent d’une lueur puérile. Il me faut probablement préciser ce que recèlent mes étagères. Je tiens, en effet, une boutique en rapport avec l’ésotérisme. Si la première partie de ma boutique  est consacrée à de classiques ouvrages récents d’astrologie, de voyance ou à  des bibelots porte-bonheurs (ce qui constitue mes ventes principales), je suis plutôt fier du fond où j’expose des objets plus rares venant du monde entier servant à des fins religieuses ou rituelles, ainsi qu’une bibliothèque où je garde mes livres les plus précieux et anciens. J’ai veillé à leur mettre des prix improbables pour dissuader quiconque voudrait les acquérir. Disons qu’il s’agit plus d’un petit musée qu’autre chose. Sa bouche se bée de stupeur et de satisfaction et elle papillonne dans mon arrière-boutique. Le fait qu’elle snobe l’entrée me conforte sur sa singularité. Elle s’attarde sur un hochet de divination Hemba qui provient du Zaïre qu’elle manipule avec grande précaution avant de le reposer avec délicatesse. Enfin, elle observe la bibliothèque, fascinée, elle en tire mon exemplaire de "The Equinox" d’Aleister Crowley, une édition originale de 1909 pour le feuilleter. Elle ne ressemble vraiment pas aux amatrices d’horoscope ou aux jeunes adultes gothiques dont je suis coutumier.

Je pris une seconde pour retrouver ma contenance. Par  correction, j’arrangeai mes cheveux qui avaient dû partir dans tous les sens après cette épique poursuite puis je saluai l’homme au comptoir avec amabilité, il était hors de question qu’il me prenne pour une fille mal élevée. La première impression que l’on donne est cruciale dans une relation sociale (enfin, ce devait être la deuxième, la véritable première avait probablement été : « C’est quoi, ça ? »).

C’était un grand homme noir plutôt bien bâti, comme un stéréotype de vieux sage il portait des cheveux et un barbe blancs comme neige alors que ses yeux disparaissaient derrière des sourcils fournis. Il était habillé de façon traditionnelle avec un long boubou bleu ciel. Chaleureux, il s’inclina pour répondre à mes salutations avec un grand sourire. Pendant que j’étais ici, autant m’intéresser à ce qu’était ici et je peux vous dire que je n’étais pas déçue du voyage. La vache ! (Je vous prie de bien vouloir pardonner cette vulgarité. Je suis consciente que certaines personnes puissent être choquées mais il fallait bien avouer que c’était une putain de boutique). Je me retrouvais dans un improbable mélange entre un musée et une vieille bibliothèque (si on exceptait le devant qui renfermait des bibelots banals Made in China ou des géodes de cristaux tels qu’on en voit partout mais qui auraient fasciné Diane). Les étagères devant moi regorgeaient de fascinants objets en relation avec différentes formes d’ésotérisme venus du monde entier. Une vraie caverne d’Ali Merlin, l’Apache Aztèque des Anneaux. Ce qui attira mon attention en premier lieu était un objet qui n’avait l’air de rien : trois boulettes métalliques surmontées d’une figurine d’un singe stylisé. Je ne pus m’empêcher de prendre l’objet en main qui émit un petit tintement quand il fut remué, les boulettes étaient donc des sortes de grelots. L’étiquette le décrivait comme un "Hochet de divination" venu du Zaïre et son prix : 8000 balles. Pour un petit truc comme ça ? Je lâchai l’objet de surprise mais le rattrapa sans dommage avant de le reposer avec mille précautions. Je crois que le type n’avait rien remarqué, heureusement. Après tout, c’était de sa faute, il lui aurait fallu mettre une étiquette « ne pas toucher ». Je touchais les autres objets mais qu’avec les yeux, j’y vis pêle-mêle : Un Tjurunga d’Australie, un couteau Saami de Finlande, un peigne Yao de Chine, une étiquette « ne pas toucher », un masque funéraire du Pérou, … Passons à la bibliothèque, il y aurait moins de risques. Encore une fois, je ne fus pas déçue du voyage. Devant moi, des étagères recouvertes de reliures en cuir animal (je l’espérais en tout cas), des inscriptions en lettres d’or ou à l’inverse des couvertures antiques qui semblaient prêtes à partir en miette au moindre contact. Des traités de divinations, magie, sorcellerie (de vraies sorcières, pas celles qui font brûler des bougies à la rose). Je regardais plus attentivement les titres souvent en latin: Saducismus Triumphatus, Malleus Maleficarum (ou Marteau des sorcières), une traduction du Manuscrit de Voynich en Italien, le Codex Rohoczi visiblement dans une langue des Pays de l’Est, le Necronomicon Simon, The Equinox d’Aleister Crowley. Ce dernier semblait plus récent et je tendis la main pour le saisir et le consulter. Quand je l’ouvris, un nuage de poussière me fit tousser. Par chance, Cerise n’était pas asthmatique, je l’aurais fait crever autrement. La première page portait un tampon le datant de 1909 et je… Le vendeur s’était glissé dans mon dos et un frisson parcourut mon échine, non seulement, je n’aimais pas qu’on lise par-dessus mon épaule et, en plus, je ne me sentais pas sereine.

Cette jeune demoiselle m’intrigue, elle est si différente de mes autres clients que je ne peux m’empêcher de voir si l’ouvrage la passionne vraiment ou non. Elle frissonne à mon approche, je crains de lui avoir fait peur.

Non, je n’avais pas peur, c’est juste que je n’étais pas à l’aise. Mais, un instant, qu’est-ce que c’est que cette police d’écriture ?

C’est celle que j’utilise pour ma narration.

Quelle narration ? Mais c’est mon livre !

Que voulez-vous dire ?

Regardez la couverture, il y a marqué Le Temps de Cerise. Et Cerise, c’est moi.

En effet, c’est indéniable, je vous prie de m’excuser. Je vous laisse continuer.

« Merci à vous, dis-je.

- Je vous en prie, Mademoiselle Cerise. »

Après un court silence, il reprit :

« Au fait, pourquoi me remerciez-vous ?

- Et comment connaissez-vous mon nom ?

- Qu’importe, "C’est au bout de la vieille corde qu’on tisse la nouvelle". C’est un proverbe africain, s’empressa-t-il de préciser. »

Devais-je lui dire que le seul proverbe africain que je connaissais était "Qui avale une noix de coco fait confiance à son anus." ? Sûrement pas, je lui demandai :

« Et qu’est-ce que cela signifie ?

- Je n’en suis pas sûr moi-même, répondit-il en riant. Cherchez-vous quelque chose en ma boutique ?

- A vrai dire, je suis entrée par hasard, je cherchais à fuir quelqu’un.

- Et bien, considère mon échoppe comme un sanctuaire où vous trouverez sécurité, paix et sérénité. Et peut-être un peu plus. Je vous ferai un prix. Un grigri pour réussir vos contrôles ? Un charme pour provoquer l’absence d’un professeur ? Un philtre pour l’élu de votre cœur ? »

Petite déception, n’était-il finalement qu’un simple marabout charlatan qui entend te ramener ta femme en moins de 24h, plus vite que la Redoute (On dirait Amazon aujourd’hui) ?

« Rassurez-moi, vous savez aussi bien que moi que rien de tout cela ne marche ?

- Oui, je le sais. Il faut travailler pour obtenir ce que l’on veut mais ces amulettes peuvent donner la force de faire le premier pas pour certains. "Mieux vaut marcher sans savoir où aller que rester assis à ne rien faire."

- C’est pareil pour la religion ou la superstition. Quand certains sont dans la mouise, ils s’en remettent à une autorité supérieure pour régler le problème et se résignent si ça ne fonctionne pas. Si ça peut en rassurer, pourquoi pas ? dis-je avant de me reprendre, pardon, peut-être êtes-vous croyant…

- Le question est difficile. Je suis, en théorie, musulman.

- En théorie ?

- Connaissez-vous le philosophe anglais Bertrand Russell ? Il disait : "Je ne pense pas que l’existence du Dieu chrétien soit plus probable que celle des dieux de l’Olympe ou du Valhalla." De même, si on prend le plus grand religieux de chaque croyance, il sera capable de vous prouver de façon infaillible à quel point il a raison et les autres ont tort. Dans ce cas, qui croire ? Quoi croire ?

- Je pense un peu la même chose. J’ai une approche assez cartésienne. Je ne rejette pas l’existence du surnaturel, je suis même friande de ce genre d’histoire. Il faut tout de même admettre qu’il y a des phénomènes qui demeurent inexpliqués… »

Et si je le faisais flipper ?

« … Comme celui que je vis actuellement…

- Que voulez-vous dire ?

- Et si je vous disais que je suis un homme du futur dont l’esprit est enfermé dans le corps de cette enfant ?

- Très intéressant, rétorqua-t-il sans sembler être perturbé plus que cela.

- Et vous me croyez ? fis-je entre étonnement et déception que ma révélation n’ait pas eu l’effet désiré.

- Vous n’avez aucune raison de me mentir. Comme vous, j’ai grand intérêt pour le mystérieux, votre situation est très singulière. Je sentais bien que vous n’étiez pas ordinaire. Vos centres d’intérêt ne sont pas en accord avec votre âge apparent. Mais dois-je vous appeler Monsieur ?

- Ne vous forcez pas, cela fait un petit moment qu’on me considère comme une fille, je m’y suis habituée. Alors avez-vous une théorie sur mon cas ?

- C’est très difficile à dire. Dans la fiction, on rencontre souvent des cas de voyage dans le temps ou d’échange de corps. Mais là, changement d’époque et de corps, je n’ai pas d’exemple en tête. Si l’on essaie de chercher des explications plus mystiques, car nous sommes, après tout, dans une situation surnaturelle… »

J’acquiesçai d’un signe de tête.

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