B’jour, j’ai fait un rêve et bla bla bla, vous connaissez le truc.
Keskiya ? Z’avez un problème ? Elle vous plait pas mon intro ? Je vous ferai remarquer que je n’ai pas signé de contrat pour être toujours aimable et de bonne humeur, pour vous faire des blagues à chaque fois, je fais tout cela pour vous apporter un peu de joie. L’un d’entre vous m’a-t-il remerciée ? Rien. Vous avez acheté le bouquin (sauf pour ceux qui lisent la version en ligne ou en avant-première ou qui l’ont emprunté à la bibliothèque ou à une copine, copain, ou se le sont fait offrir), mais ça ne fait pas tout ! Et vous ne dites rien, je parle comme à un mur. Si ça vous plait pas ce que je fais, vous n’avez qu’à changer de bouquin ! Et oui, moi aussi, j’ai mes humeurs. Je n’ai pas forcément envie tous les jours d’amuser la galerie, moi aussi, j’ai mes problèmes, tout n’est pas rose dans ma vie. Et vous avez vu la situation mondiale ? Des gens meurent tous les jours et je dois être drôle ? Si je vous insupporte autant, je me casse. Vous serez bien pour finir le bouquin. Ça vous plait pas? What do you want? Me to go to my plane and go back to France ? This is not a method ! This is a provocation! Et je suis… Et je suis… Je suis désolée…
Ça n’allait pas ce matin. Ce n’était pas parce que j’avais mal dormi. Ce n’était pas non plus le fait que ce soit la rentrée (ce qui n’était pas plus mal car, même si les vacances n’étaient pas désagréables, j’avais envie de sortir, besoin de sortir. Vous vous en doutez mais Maman avait essayé de m’en dissuader, elle me disait que c’était encore trop tôt, mais à ce train-là, je vais me retrouver majeure et ce sera toujours trop tôt. Je savais que c’était pour me protéger mais je n’allais pas rester dans ses jupes toute ma vie et je désirais quelques interactions sociales). Je m’étais sentie vaseuse en me levant. Je ne m’étais pas levée du pied gauche (vous savez que ce n’était pas possible pour moi), j’avais juste l’impression que mes neurones tournaient au ralenti, clapotaient mollement là-haut comme un retraité faisant la planche en Méditerranée. Je devais mobiliser la totalité de mes ressources énergétiques rien que pour déplacer ma pauvre carcasse dans l’espace et non pour alimenter un organe aussi secondaire qu’un cerveau.
Je descendis l’escalier au radar. Par chance (et au prix de quelques bleus et bosses), j’avais appris à me déplacer avec une seule béquille comme je l’avais évoqué (ce jour, je n’aurais sans doute pas pu coordonner mes deux bras simultanément). Une fois attablée, je délaissais mes céréales pleines de sucre et réclamais un café, lui sans sucre. Voyant que je n’étais pas dans mon assiette, Maman m’en servit un sans rien dire. Il me procura un certain électrochoc qui fit passer temporairement cette déplaisante fatigue. Mais la cause m’apparut peu après alors que j’étais aux toilettes. Alors, comment dire cela de façon délicate ? Ca y est ! J’étais une femme !
Si vous avez compris, tant mieux, sinon, ne comptez pas sur moi pour donner davantage d’explications. Au moins, si Camille me posait de nouveau la question, je saurais quoi lui répondre. En tout cas, j’avais l’impression que tous mes organes voulaient se barrer par le bas. C’était pénible et ne venez pas me gonfler avec les conneries de féminin sacré (dire qu’en 85, Chantal Goya affirmait en direct à la télé qu’elle était une fée et sa carrière fut mise entre parenthèses pendant une longue période et, maintenant, je veux dire à mon époque, n’importe quelle illuminée peut prétendre qu’elle est une sorcière, vous donner des formules magiques pour vous reconnecter à votre Intuition avec les cycles de la Lune et vous faire vous asperger le fion avec 3 gouttes d’huiles essentielles d’Ylang Ylang pour vous synchroniser avec la Nature et celle-là vendra des grimoires par milliers et fera des vues sur Internet, triste époque, n’est-ce pas ?). Assis sur ma cuvette, j’ai été obligée d’appeler ma mère pour lui réclamer un autre sous-vêtement et, elle, elle comprit tout de suite au moins car, en me tendant le salvateur morceau de tissu par la porte entrebâillée, elle me proposa : « Serviette ou tampon ? »
J’eus envie de mourir sur place. Je choisis la première option ne voulant pas m’aventurer à utiliser l’intrusive deuxième. La gêne atteignit un nouveau palier alors qu’elle me demanda si j’allais bien, si je voulais en parler, que c’était normal, que ce n’était pas grave. Je voulais juste sortir des toilettes à présent ! Surtout que je n’avais pas besoin de leçons à ce sujet : j’avais déjà entendu parler du phénomène.
Comme j’avais perdu bien assez de temps, je me dépêchais de m’habiller (car j’avais préparé mes habits la veille, ce qui me différenciait des ados normaux). Le pire fut que tout cela força Maman à aller vite sur la route pour ne pas que j’arrive en retard (Alice devait s’être fait avoir dans le passé vu qu’elle était partie depuis plusieurs minutes), ce qui me fit craindre une nouvelle fois pour ma vie et me fit jurer de ne plus jamais monter en voiture avec elle (promesse que je savais pertinemment impossible à tenir). L’avantage fut que ce trajet me permit de relativiser mon état et me réveilla tout à fait, comme un dégrisement express. Je me retrouvais donc fraîche et dispose (et quelque peu pâlotte) à mon arrivée. Nous nous quittâmes sur une bise mutuelle et je pénétrai en territoire hostile. Ma démonstration d’affection maternelle me valut quelques ricanements que je fis stopper d’un regard impérieux (sans blague ? Ca a marché ? Si on m’avait dit que c’était aussi simple, je l’aurais fait avant).
Je pris place sur l’une des bornes cubiques en béton bordant la route en face du collège en attendant l’ouverture des grilles. Je plaçais mon sac entre mes pieds et ma béquille sur mes genoux : il m’apparaissait évident que si je la laissais à terre quelqu’un ne manquerait pas, intentionnellement ou non, de shooter dedans. Les enfants passaient en face de moi, je suscitais de nombreux commentaires : une fille handicapée ne devait pas être monnaie courante à l’école. Mais d’autres remarques m’intriguèrent un peu plus : « Comment ose-t-elle revenir ? » « Elle est encore là, celle-là ? » ou d’autres preuves de mépris et d’impopularité. Je préférais laisser tout cela de côté, j’avais bien plus important à gérer. Je préférais fermer les yeux me concentrant sur mon environnement, laissant le froid me pénétrer, s’insinuant dans mes narines à chaque respiration et me demandant si j’allais arriver à me repérer dans le grand bâtiment que je voyais un peu plus loin.
Je sentis une perturbation dans la Force, une présence en face de moi. Une petite voix timide, lançant un « Bonjour » à peine audible. Je rouvris mes yeux et tombais sur deux grands pieds entourés de Nike Air usagées. Je remontais peu à peu le long de deux fins mollets interminables et des cuisses enfermées dans un jean. Je m’arrêtais sur la hanche. Dieu que cette personne était grande ! Après cette pause, je repris mon ascension le long du flanc gauche (pour moi, droit pour l’autre) d’un buste vêtu d’une veste en jean. Un coude, enfin, le bras était replié et tenait la lanière d’un sac à dos noir. Une secousse : appuyée d’abord sur sa jambe droite, mon interlocutrice venait de passer sur celle de gauche. Cette personne n’en finissait pas ! Je profitais de l’épaule pour établir mon campement et discuter avec mon sherpa népalais de la fin de l’ascension et de ce qui nous attendait. Dernière étape. Je tombais sur un détail que j’aimais beaucoup : une chaîne avec un pendentif en forme de triskèle celte. L’amateur de mythologie que j’étais approuvait. Un long cou soutenait une tête qui commençait avec un menton anguleux puis une bouche fine avec une légère moue. Le nez, on va passer, vous savez comme je suis malhabile quand il s’agit de décrire un nez. Les yeux, souvent une partie intéressante, ceux-ci étaient d’un noir profond, les sourcils baissés lui donnaient l’air triste d’un chien battu. Enfin, des cheveux courts, tout aussi noirs, légèrement gaufrés. Et pour couronner cette aventure, la fantaisie d’une barrette rouge en forme de nœud. Enfin, j’étais arrivé au bout et je pouvais planter mon petit drapeau en haut de ce crâne.
J’avais dû mettre un peu trop de temps dans mon observation car la fille dansait d’un pied sur l’autre l’air gêné. Dieu qu’elle était grande ! Enfin, pour son âge qui devait être environ le mien, je ne m’estimais pas spécialement petite et j’étais assise, mais elle avait pris une avance indéniable dans sa croissance.
« Bonjour, lui répondis-je enfin avec amabilité, c’était, après tout, la première personne de ce collège à m’adresser directement la parole. Je te connais, il me semble, ajoutai-je en plissant les yeux pour chercher dans ma mémoire (je ne la connaissais évidemment pas moi, mais je crois que j’avais vu sa photo quelque part dans la chambre de Cerise). »
Encouragée par cette réponse, elle sourit faiblement et passa sa main dans ses cheveux, une boucle tomba sur son front qu’elle ramena immédiatement en arrière. Je n’arrivais décidément pas à me dire qu’elle était belle, mais je trouvais quelque chose dans sa tenue (sa façon de se tenir, pas ses vêtements) de digne, d’élégant et de charmant qui m’aurait attiré en tant que garçon. Je n’avais jamais eu de goût pour les filles ostensiblement belles. Dans les séries américaines, je ne trouvais pas attirante la blonde capitaine des pom-pom girls, mais plus sa timide amie brune à lunettes qui se tenait derrière elle. Cette fille en était un parfait archétype, sans les lunettes. Elle avait le nez un peu trop long, les yeux un peu trop petits, la bouche un peu trop fine, les oreilles un peu trop décollées, le front un peu trop large, elle était en fait à peu de choses près parfaite, c’est marrant comme quelques centimètres en plus ou en moins à certains endroits du corps transforment une perfection en quelqu’un de quelconque. Mais je n’étais pas homme à m’attarder à ce genre de détails, je lui trouvais du charme (attention, des personnes mal intentionnées disent d’une femme qu’elle a du charme pour ne pas avoir à lui dire qu’elle est moche, moi, j’étais sincère).
Elle reprit, se mordant les lèvres, semblant choisir ses mots avec soin et elle partit à toute vitesse:
« Salut, Cherry, enfin, Cerise. Je… Je sais que tu ne veux pas que je te parle mais je tenais quand même à te dire que c’était cool que tu sois revenue. Enfin, ça me fait plaisir. J’avais eu très peur quand tu as eu… Enfin, tu vois quoi ? Voilà, je ne t’embête pas plus et je vais te laisser tranquille. En tout cas, je suis contente de te revoir. A la prochaine, alors. J’y vais maintenant. A plus…
- Attends, l’arrêtais-je alors qu’elle tournait déjà les talons. Je te connais, toi. Mais, où… ? »
Elle regarda à droite, à gauche, quelque peu perturbée. Elle murmura :
« C’est moi. Diane, tu m’as oubliée ? »
Diane… J’avais vu ce nom, ce nom au dos de quelques photos sur le tableau de Cerise. Je m’exclamai, la pointant du doigt d’une façon bien malpolie :
« Oui ! Diane ! La fille des photos, tu avais les cheveux plus longs, je crois. On a été se baigner ensemble.
-Oui…
-On a fait du sport ensemble.
-Oui, oui…
-T’étais à l’un de mes anniversaires.
-Même tous depuis qu’on se connaît ! Oh ! Tu te souviens de moi, alors ?
-Non, pas du tout. »
Ou comment précipiter quelqu’un du Paradis à l’Enfer en une seconde. Je m’excusai et lui sortis la version officielle :
« Pardonne-moi, mon amie, mais à la suite de mon accident, même si ça semble difficile à croire, j’ai perdu tous mes souvenirs personnels et cela inclut aussi toutes mes connaissances. Toi y compris, malheureusement.
- Mais ces trucs ensemble que tu as évoqués ?
- Navrée de te décevoir, mais j’ai vu des photos de nous deux et j’ai déduit qu’on était proches. Je dois aussi être très proche d’un gars.
-Oui, c’est vrai, admit-elle avec amertume.
-Je suis bien contente de retrouver une amie. »
Ces mots la transportèrent de joie :
« Une amie ? De nouveau, ton amie ? Oh, Cherry, ça me fait tellement plaisir ! »
Nos relations avaient dû être compliquées ces derniers temps, elle a pourtant l’air adorable. Mais quelque chose me dérangeait un peu, je me devais de poser la question.
« Tu m’appelle Cherry ?
-Oui, c’est le surnom que je t’avais trouvé, c’est mignon et ingénieux, non ?
-Certes, certes, et tu en as un, toi ?
-Didi, annonça-t-elle sans enthousiasme.
-C’est naze !
-Je n’avais jamais osé te le dire !
-Je te propose de m’en tenir à Diane, c’est assez court, je ne sais pas si cela nécessite vraiment un surnom.
-Ca me va. »
Les élèves autour de nous commençaient à converger vers le portail à l’appel de la sonnerie artificielle qui retentissait en grésillant d’un haut-parleur. Je tendis la main à ma nouvelle ancienne amie et elle m’aida à me lever. Répondant à une question que je ne lui laissais pas le temps de poser, je lui dis :
« Un souvenir de cet accident. »
Elle acquiesça avec un triste signe de tête, pour changer de sujet, elle me parla de l’un de ses principaux passe-temps.
« Tu sais, j’étais sûre que ça irait mieux entre nous, j’avais vu pour cette année : des liens brisés seront réparés.
-Où as-tu vu ça, donc ?
-Dans mon thème astral !
-Quoi ?
-Je sais que tu trouves ça ridicule mais j’avais regardé pour toi aussi, ils parlaient d’un nouveau départ.
-C’est sûr que question nouveau départ, ils ne se sont pas foutus de moi. »
Nous nous déplaçâmes au fur et à mesure de la discussion suivant le troupeau de nos condisciples.