Celle qui pariait

Par Bleumer

La grille venait de s’ouvrir, les gladiateurs (ou les fauves, je pencherai plutôt pour cette solution en tant qu’adulte) entraient dans l’arène. Ma main dans celle de ma nouvelle amie (pour moi, mais ancienne pour Cerise), elle m’aida à faire quelques pas avec la délicatesse nécessaire pour cueillir une fleur (au cas où vous vous poseriez la question, oui, c’était moi la fleur !). Elle m’avait aussi aidé à remettre mon sac dont le poids me déséquilibrait. Je fus sensible à sa prévoyance. Pour les prochains jours, il me faudrait absolument trouver un moyen de réduire cette charge. On connait tous cette astuce de s’arranger avec un pote pour prendre la moitié des livres de la journée chacun, mais, d’une part, je n’avais pas encore de pote (soit j’allais m’en faire, soit j’allais phagocyter honteusement ceux de Cerise) et, d’autre part, vous savez bien que le pote en question oubliait toujours le livre parce qu’il était persuadé que c’était à vous de le prendre. Nous nous mîmes en chemin de concert, moi avec ma béquille et Diane se forçant à marcher à mon allure, m’agrippant le bras chaque fois que je faisais mine de tomber.

J’étais gênée de cette attention que je ne pensais pas mériter. Quand je levais la tête pour lui adresser ma reconnaissance, je la vis frissonner. Je me fâchais amicalement :

« Tu as froid ?

- Non, m’assura-t-elle.

- Stop ! »

Elle s’arrêta et me fixa d’un air interrogatif alors que je la scrutais. Je compris bien vite le problème qui ne m’avait pas sauté aux yeux au premier.

« Si, tu as froid, tu grelottes ! Tu es sortie bien peu couverte ! »

Elle était bien habillée, mais bon, juste un jean slim et une veste dans la même matière (elle devait quand même porter un pull là-dessous), je trouvais cela un peu trop léger. De mon côté, frileuse comme je suis, j’avais mis le paquet avec, pour couronner mes trois couches d’habit, une grosse doudoune qui me donnait un petit air de Bibendum. Petite minute mode ? Allez, c’est pour vous, c’est cadeau ! En bas, il est toujours dur d’être original, même si les filles ont plus d’options, j’avais choisi un jean aussi. Comme Cerise semblait affectionner les moulants tendance à cette époque, je dus fouiller un peu pour trouver quelque de moins serré. En dessous, de grosses chaussettes qui me remontaient au milieu des mollets. En haut, triple couche avec débardeur, tee-shirt à manches longues  (ce terme me dérange… Pour moi, le propre d’un tee-shirt est justement d’avoir les manches courtes, devrais-je parler d’un pull fin alors ?) et, enfin, un pull avec la tête du bonhomme Fido Dido, la mascotte de la boisson gazeuse 7up. Pour terminer, comme je l’évoquais pas si loin au-dessus,  un gros manteau qui me faisait un peu honte avec ses bandes de couleurs pastel (Respire, c’était l’époque, tu n’avais pas l’air ridicule). Je m’étais aussi collé un bandeau dans les cheveux pour ne pas les avoir dans les yeux (je n’avais pas trouvé ses élastiques).

Je défis alors mon écharpe et la jetais autour du cou de ma camarade sous son expression à la fois éberluée et touchée.

« Mais, Cherry, commença-t-elle.

- Pas d’objection, interrompis-je, on n’a pas idée de sortir comme ça en plein hiver ! Je fais quoi si tu tombes malade ! Avançons ! »

Elle n’osa rien dire.

Au passage de la grille, il était temps de… Allez ! Bossez un peu, je vais pas tout faire ! De quoi ? De… ? D’une … ? D’une description des lieux ! Merci aux deux qui suivent… Devant moi, se présentaient deux bâtiments, deux magnifiques odes au béton, rappelant les plus belles constructions allemandes des années 40 qui ornent encore aujourd’hui nos plages de Normandie de leur harmonieuse géométrie et de leur absence de fenêtres fonctionnelles. Ce devait être le projet minimaliste d’un étudiant d’architecture de deuxième année en échec scolaire à qui on avait juste demandé un truc qui tient debout. Le premier parallélépipède sur un étage sur la gauche devait abriter la partie administrative de l’établissement, les lumières aux fenêtres de son premier étage étaient déjà allumées. La silhouette d’un homme se tenait derrière l’une d’elle, observant la masse grouillante collégienne, jugeant à quel point nous avions l’air faibles et stupides (c’est pas faux). Il devait s’agir du directeur, même si cela semblait absurde, j’avais l’impression que son regard me transperçait directement. Un couloir extérieur couvert reliait ces bureaux à l’autre bâtisse beaucoup plus grande en surface et présentant trois étages. Il était percé d’une multitude de fenêtres toutes identiques, ce genre de fenêtre à battant, de celles qui basculent si tu tentes de les ouvrir trop grand, une angoisse de mes propres années scolaires, je n’osais jamais y toucher.

Les élèves se répartissaient vers la gauche pour ce que j’identifiais les plus jeunes et les grands entraient directement dans le grand bâtiment. Diane me guida à gauche sous un préau. Sur le bitume, une alignée de traits jaunes et blancs. Au début des jaunes, le chiffre 6 et devant chacun d’eux des lettres de A à F. Pour les blancs, c’était le 5 et encore les mêmes lettre. Je tentais de me figurer la signification de ces signes. Les enfants se répartissaient derrière les marques, se mettaient en rang plus ou moins ordonnés. J’eus alors le déclic. 6 pour les sixièmes et la lettre correspondait à la classe. 6 trait A : 6èmeA ; 6 trait B : 6èmeB. Qu’il est utile dans la vie d’être un génie ! C’était quoi ma classe déjà ? Diane me déposa devant le 5 trait A et alla se joindre aux membres du trait C. Je me retrouvais à présent livrée à moi-même, un peu perdue. Une chose était sûre : je n’avais pas à rester devant le trait, je longeais donc la colonne et me postai au bout de la file. Je sentais qu’on me regardait passer mais je gardais mes yeux droit devant. Aucune salutation ne vint de personne. Aucun ami ne venait m’accueillir. Bon, au moins, j’allais être tranquille. Ils s’étaient réunis en petit groupe veillant bien à ne pas déborder sur les files d’à côté et se racontaient leurs vacances respectives et leurs présents rapportés par Papa Noël. Ils se demandaient les uns les autres s’ils avaient bien fait leurs devoirs. Je flippais quelque peu : je n’avais rien fait, rien n’était inscrit dans mon cahier de texte et… Un coma, c’est une bonne excuse. En tendant un peu l’oreille pour percevoir la vacuité des conversations de mes nouveaux anciens camarades, je compris que j’étais devenue le nouveau sujet. Avec ma dégaine, je n’y trouvais rien d’étonnant.

Les rangées d’élèves partaient les unes après les autres avec, à leur tête, un professeur pour les guider. Je vis Diane partir.

Enfin, une femme se planta devant nous. Les discussions cessèrent instantanément et le rang se serra en une belle colonne. Elle sembla s’en satisfaire et, avec un léger signe de tête, elle nous fit avancer. Le pas était trop rapide pour et je peinais à suivre, trottant seule au bout de la ligne. Nous pénétrâmes dans le grand bâtiment. De petits carreaux tapissaient le sol de toutes les teintes de gris possibles, une autre approche de 50 nuances de Grey. En face, je percevais ce que j’imaginais être la cour de  récré d’où arrivaient les grands avec leurs profs. Pas le temps de me laisser distraire, ma classe bifurquait vers la gauche et entamait l’ascension d’un escalier. J’étais déjà gonflé à l’idée de les gravir (je m’étais entrainé à la maison, mais ces marches n’avaient pas la même hauteur, donc tout à réapprendre, tout en ne perdant pas de vue les autres, par chance, le gars devant moi avait un manteau blanc et un sac rouge et me servait de point de repère. En parlant de sac, il vous plait, le mien ? J’avais eu l’audace d’en réclamer un autre. Je n’avais pas réussi à complètement effacer les traces de sang sur l’ancien. Bien que, question respect, ça en imposait malgré le petit côté malsain). Mais, je finis par les perdre de vue malgré mes efforts et me retrouvai face à un couloir de portes numérotées. Là, c’était un drame. L’une d’elle se refermait juste, je la rouvris dans la foulée pour me retrouver devant UN professeur et une classe qui interrompit son installation pour me dévisager. Il me demanda avec circonspection :

« Oui ?

- Ce n’est pas la 5èmeA, je suppose… ? demandai-je timidement.

- Non, en effet, avec qui tu es censée être, Cerise ? »

Oups, il me connait. Soit il est un de mes autres profs et c’est normal, soit il ne l’est pas et ma réputation me précède et c’est souvent mauvais. Ma prof, son nom, c’était quoi ? J’avais révisé avant de venir. Un nom à la con en plus….

« Euh, Ca… Ca… Cabemazy, je crois ?

- Mme Catenassi est dans la salle voisine, la 104.

- Merci. »

Je refermai la porte sous les rires, je l’avais bien mérité. La porte suivante était close, mais au nombre 104 peint dessus, il n’y avait pas de doute. J’y donnai trois coups, un peu anxieuse. Je n’avais guère envie de m’imposer une nouvelle humiliation par des gamins, ni de me confronter à un autre prof, je ne voulais pas me retrouver dans cette situation ambigüe de me faire disputer comme une gamine alors que je suis adulte, je ne me sentais pas le droit de répliquer, j’aurais des ennuis.

« Entrez ! »

Ok !

J’ouvris, je m’arrêtais sur le perron pour me faire détailler par la vieille gargouille assis au bureau qui avait baissé ses lunettes pour me jeter un regard par-dessus celles-ci. Elle reprit par une voix grave que des années de cigarettes avaient définitivement pourrie.

« Tiens, tiens, Cerise. Contente de te revoir parmi nous (le ton me disait qu’elle mentait, qu’en pensez-vous ?). Tu sais déjà te faire remarquer dès ton premier jour. »

Je fis un pas à l’intérieur mettant bien en avant ma béquille et mon handicap. Je le faisais juste quand je sentais que mon interlocuteur ne comprendrait pas mes explications ou que je n’avais pas envie d’en donner.

« Désolée, je n’ai pas réussi à suivre… »

Elle rougit, honteuse de s’être fait prendre en défaut. Elle se tut comme aurait du faire François Feldman au Téléthon, lançant un « Tout le monde debout ! » à un public de myopathes en fauteuil roulant. La classe assistait à cet échange, étrangement silencieuse, chacun sagement à sa place.

« Allez, va t’asseoir, ne fais pas perdre de temps aux autres.

- Je me mets où je veux ? Il y a des places attitrées ?

- Qu’est-ce que tu racontes ? Tu as oublié ça en un mois ?

- En fait, oui, je pensais que ma mère avait transmis les résultats de l’hôpital concernant mon cas à l’administration.

- Va t’asseoir. Et les autres ? Vous n’avez pas encore sorti vos feuilles ? Et toi, j’espère que tu as révisé. Ou tu vas me dire que tu as oublié ?

- Ah ? Nous avons un contrôle ? Je l’ignorais, je n’ai pas eu connaissance des devoirs depuis mon accident. »

Son teint gagna un ton dans le pantone des rouges et elle hurla :

« Karima ! »

Une fille sursauta au premier rang en poussant un petit cri de souris. Une fille brune à lunettes, stéréotype de la première de la classe qui ne devait pas avoir l’habitude de se faire engueuler ainsi.

« Je t’avais demandé de transmettre cours et devoirs à Cerise pour ne pas qu’elle prenne plus de retard. Tu habites pourtant à côté de chez elle ! Quelle déléguée tu es si on ne peut pas te faire confiance !

- Mais… Mais… Mais… bégaya-t-elle.

- Aucune importance ! intervins-je. »

Tout le monde se tourna vers moi, la prof avait viré au violet, mais les soubresauts des épaules de ma pauvre camarade m’avaient émue. Tout en essayant de garder mon aplomb, je repris, bien consciente que j’allais trop loin :

« J’ai révisé de mon côté, ça ira.

- Néanmoins, Karima a failli à ses responsabilités et…

- 15 !

- Quoi ?

- Si j’ai 15, ça prouvera que je n’ai pas pris de retard dans les programmes et le problème sera réglé.

- Ce sera déjà un miracle si tu arrives à 8.

- Je suis prête à monter la mise à 17.

-Ce n’est pas un jeu, mais très bien, si tu n’as pas 17, je vous colle toutes les deux !

- Ca me va !

- Mais… Mais… Mais… bredouilla l’enjeu du pari.

- Ne t’en fais pas, la rassurai-je avec mon air le plus cool, ça va aller. »

Je m’assis, pas à côté de Karima dont la place voisine était vacante, mais près d’un garçon vers le milieu de la salle qui me regarda me poser sur ma chaise comme si j’étais un monstre ou une héroïne ou contagieuse. L’enseignante passa des feuilles au premier de chaque rangée qui les transmit derrière eux. Je sortis prestement une copie double et un stylo de ma trousse. Me rappelant mes années collège, j’inscrivis mon nom dans le coin en haut à gauche, ma classe dans celui en haut à droite et un joli contrôle de mathématiques au milieu, je soulignais tout en rouge et écris 1) dans la marge en dessous, j’étais prête à débuter les hostilités, le cœur partagé entre la confiance de mes connaissances adultes et un affreux doute en ma capacité à résoudre des problèmes de collège en fin de compte. La lecture des énoncés  me rassura.

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