Je cherchais à transporter mon bol dans l’évier pour ne pas passer pour un fainéant. Mais je vous laisse faire le calcul vous-même. Respirez, concentrez-vous. Deux mains d’un côté, deux béquilles et un bol de l’autre. Alors, si je mets le bol dans la bouche… Maman mit fin à ce plan qui me semblait pourtant infaillible en débarrassant la table elle-même et en m’incitant aller me détendre devant la télé (c’était une maman en or). J’obéis donc en me rendant dans la pièce d’en face sans discuter.
Hier soir, j’avais juste traversé ce salon dans la pénombre pour monter l’escalier vers les chambres (revoyez le plan de la maison dans l’annexe 2). Je pus enfin me familiariser avec les lieux. Tous les meubles y étaient sombres et massifs, laids mais pratiques, il faut l’avouer. Avec mon petit corps, je me sentais oppressé mais mon attention se porta sur l’immense bibliothèque près du poste TV. Elle était remplie, non de livres, mais de dizaines (centaines ? milliers ?) de cassettes vidéo enregistrées par les bons soins du maître de maison. Bien alignées, chacune d’entre elles était étiquetée du titre d’un ou deux films de genre varié. Un petit autocollant numéroté assurait un classement parfait au sein du meuble. Je retirais l’une d’elle au hasard : la n°246 qui contenait La Guerre des étoiles, quelle chance ! (La Guerre des étoiles, j’ai dit, pas Star Wars, la version originale, celle que George Lucas a fait disparaître définitivement pour la remplacer par celle bourrée de 3D maladroite que l’on nous impose sur tous les DVD). La deuxième partie de la cassette contenait La Folie des grandeurs, un autre classique que j’adore. A l’intérieur du boitier, étaient glissées 2 jaquettes découpées du magazine Télé K7 décrivant tous les détails techniques des films en question. Je rangeais méticuleusement la vidéo à sa place, entre la n°245 (Sissi Impératrice et Vendredi 13) et la n°247 (Emmanuelle et Papy fait de la Résistance). Si l’on en croyait la rangée la plus basse, le meuble contenait au moins 488 cassettes réparties sur deux épaisseurs. Je saurais au moins quoi faire en cas d’ennui. Contre un autre mur, était adossé un piano droit décoré d’anciennes figurines de soldats de plomb. Personne ne s’en était servi depuis longtemps, si l’on en croyait la couleur jaunâtre du napperon posé dessus. Enfin, si on parle en termes de couleur de fille, on dira ivoire. Qu’est-ce qu’une couleur de fille ?me direz-vous. Très bonne question anthropologique. Nous, les hommes (je parle de la moitié de mon lectorat), connaissons les couleurs normales : vert, rouge, bleu, jaune, … avec leurs déclinaisons : clair et foncé ; ce qui est largement suffisant pour apprécier la splendeur du monde. Mais vous, les filles, qui appréciez la complexité inutile, avez inventé des teintes imaginaires comme vert olive, rouge carmin, bleu lagon, jaune moutarde, rose poudré,… Je n’ai jamais compris l’intérêt de ces nuances, dont une bonne partie est, de toute façon, imperceptible par un œil humain normalement constitué, à part pour faire le business des magasins de décoration à la mode.
La dernière chose à attirer mon regard fut l’énorme télévision trônant sur un imposant meuble noir dont la partie inférieure était dissimulée par une vitre fumée sombre à travers laquelle brillait la pale lumière bleue venant de l’écran d’un magnétoscope. Sur les carreaux de la table basse, la télécommande me tendait ses petits bras avides. Je n’osais pas allumer l’appareil mais dans un accès d’audace je demandais à haute voix à ma mère, toujours dans la cuisine, l’autorisation de le mettre en route. A la réponse positive, je trouvais le courage d’appuyer sur la touche verte. La diode rouge sur la façade de la télé clignota et, quand elle devint fixe, je basculais mon doigt sur la partie – du bouton de volume afin d’éviter de faire trop de bruit à l’allumage. Après un bref Bzt, l’image apparut. J’avais l’intention de faire un panorama global des 6 chaînes mais je ne le fis pas. Je tombais sur TF1 et le Club Dorothée, mon émission culte de jeunesse. Une immense vague de nostalgie m’envahit et me fit frissonner d’émotion.
Le programme était d’ordinaire proposé en direct en studio, mais durant les périodes de vacances, l’équipe d’animateurs changeait de décor. A l’occasion de cet hiver, Dorothée, Ariane, Jacky, Corbier et Patrick se trouvaient dans les Alpes à la recherche de la maison du Père Noël (un peu trop au Sud, à mon avis, mais, aller au Pôle Nord devait représenter un budget beaucoup trop important). Ce genre de mise en scène, de scénarisation, était devenu monnaie courante dans les dernières années du Club Dorothée, devenant de plus en plus absurde au fil des années allant, en définitive à demander à l’équipe de parcourir le monde à la recherche d’artefacts censés sauver le monde sous les injonctions de Sahara, le Dromadaire extraterrestre (même à mon jeune âge, je savais que ces scénarii étaient débiles, mais c’était quelques minutes de bouffonneries à supporter en attendant mes dessins animés préférés). Cette fois-ci, je considérais ces interludes avec un peu plus d’indulgence, les appréciant presque. Les filles tentaient de présenter leur quête aux téléspectateurs (tout en leur rappelant de voter pour leurs séries favorites par minitel), tandis que les hommes, dans leur manteau en fourrure blanche et leur toque estampillée Héros, ne faisaient que rabaisser leur manque d’intelligence et de sens de l’orientation en faisant ironiquement remarquer à quel point ils étaient forts, beaux et courageux contrairement à elles. Ce genre de plaisanteries aujourd’hui ferait grincer les dents d’aveugles féministes allergiques à un second degré bien peu subtil mais n’était qu’une ironique manière de se moquer des hommes et de leur confiance extrême. Quoi qu’il en soit, je ne parvenais pas à décrire ces sentiments qui me traversaient. Des milliers de tendres souvenirs passés devant la télévision à profiter de dessins animés qui sont aujourd’hui plus cultes les uns que les autres ? Une page de la culture avec un grand C. Je ne regardais l’émission que pour cela à vrai dire, les séquences les séparant avec les animateurs, je les suivais rarement, peu sensible aux jeux "seaux d’eau et tartes à la crème". Néanmoins, après en avoir été privé pendant autant d’années (je me souvenais encore avec émotion du dernier Club Dorothée, l’animatrice principale ayant conclu l’émission en chantant Un jour, on se retrouvera, j’avais longtemps espéré que ce soit vrai, en vain), tout était pardonné. Ce que je pardonnais moins était que la chute de cette émission par les hordes conservatrices et ignorantes avait signé la fin des émissions pour la jeunesse. Nous vivons dans un monde où, bien qu’ils existent des chaînes consacrées aux enfants, il n’y a plus de présentateurs ; plus aucun humain au milieu de ces enchaînements mécaniques de dessins animés frileux, aseptisés, sans âme, pour ne plus choquer personne. Dorothée avait été maladroite dans certains choix de ses séries, je ne le nie pas (même si Ken le Survivant n’avait jamais éveillé en moi une quelconque agressivité, ni provoqué de cauchemars) toute l’industrie de la jeunesse avait été punie. Maintenant que je connaissais le destin de mes émissions favorites, je voulais en profiter à fond, de Dorothée, certes, mais aussi du Disney Club, des Minikeums, de Samdinamyte, de K2DA et les autres.
Hypnotisé par la blonde animatrice promettant encore une heure de folie, je m’installais sur le canapé dont le cuir marron luisant crissa sous mon modeste poids. Blotti dans les coussins, mes chaussons glissés sur le sol, je m’allongeais à moitié, peinant à trouver une position alliant confort et ne sollicitant pas trop ma jambe. Je passais plusieurs minutes de béatitude. Maman passa pour me mettre une couverture, je me redressais, honteuse de m’être ainsi laissé aller alors que je ne me considérais pas chez moi, mais elle m’intima de garder ma position. Etant arrivée en fin d’émission, c’était malheureusement le temps des sitcoms que je ne regardais déjà pas à l’époque et encore je tombais sur les Power Rangers, la première saison. Tout le monde se souvient plutôt des séries AB Production, celles que les parents regardaient d’un œil méprisant les qualifiant de conneries ; Hélène et les Garçons en tête, faisant remarquer avec ce qu’ils imaginaient être un esprit brillant que les situations étaient invraisemblables et que ces prétendus étudiants devraient aller plus souvent en cours plutôt qu’à la cafèt’ ou au garage pour faire leur musique de jeunes. Ces mêmes personnes qui détestaient ces séries se consolaient avec de grandes œuvres intemporelles pour remonter le niveau déplorable de la télévision comme Les Feux de l’Amour ou Amour, Gloire et Beauté dont la portée intellectuelle était assurément bien au-delà. Ces séries dont je ne niais pas la naïveté avait au moins le mérite d’aborder des thèmes chers à leur époque comme la drogue, le harcèlement, le viol, le Sida ou l’homosexualité même si elles le faisaient avec une grande maladresse : « Hélène, j’ai le Sida –Oh. Non. » (notez l’intonation, j’ai bien écrit « Oh. Non. » et pas « Oh ! Noooon !!! » L’aplomb de cette femme était admirable au même niveau que son manque de talent dramatique).
Mais alors que le Megazord venait de se former pour faire face à son ennemi géant dans un pataud ballet au milieu d’immeubles en carton, un autre poids perturba l’équilibre du canapé. Ma sœur (mais bon Dieu qu’elle est belle !) s’était posée et se mit à feuilleter un magazine sans trop se préoccuper de ma présence. De mon côté, j’avais cessé de respirer et me tenais le plus silencieux possible (son acuité était peut-être basée sur le mouvement). Il allait bien falloir que je finisse par me faire à sa présence si j’étais amené à rester là (ce que je n’espérais pas ou que j’espérais peut-être, il était bon de se faire materner à nouveau). Elle balançait son pied toujours nu au rythme de sa lecture faisant onduler le cuir des coussins, ce qui ne tarderait pas à me donner la nausée et je pense que ni vous, ni moi n’avons envie d’en voir le résultat. Enfin, avec un bruit sec, elle jeta son journal sur la table basse, manquant de renverser le cendrier qui s’y trouvait, et me transperça de ses yeux d’un bleu froid.
« Bon, déclara-t-elle. »
Mes oreilles se dressèrent comme un teckel aux aguets en attente de la confrontation dont cette interjection serait l’introduction. Je rassemblais mes informations sur la famille comme un étudiant qui vient de se voir dévoiler le sujet de son examen et qui tente de se faire une image mentale de la page de son cours qui s’y rapporte. Je révisais mon histoire d’amnésie pour éviter de me trahir.
« Je veux la vérité… »
Tu fais bien de m’en parler, très chère, j’aimerais bien la connaître aussi.
« Tout ça est vraiment trop bizarre… »
Tu m’étonnes…
« Je ne crois pas du tout à ton histoire bancale de perte de mémoire à la con…
- Moi non plus !
- Quoi ? »
J’aimerais bien perdre cette sale habitude de penser à voix haute.
« Je veux dire que je conçois tout à fait que cela puisse sembler incongru, mais il est indéniable que je n’ai aucun souvenir de cette vie et tu m’en vois désolé.
- Arrête de parler comme un dico, je sais que tu ne comprends pas la moitié des mots que tu débites. Et c’est un peu trop facile, ça, hurla-t-elle à voix basse pour n’alerter personne. Juste au moment où c’est la merde pour toi, à l’école, à la maison, avec l’autre. Paf ! La bagnole, l’hosto, l’amnésie, on efface tout et on recommence !
- Comment ça ?
- Tu le sais très bien, j’en suis persuadée. Je ne supporte pas que tu te foutes de Maman ainsi.
- Je n’en ai pas l’intention, je t’assure. Mais tu n’es pas contente que je m’en sois sorti ? , demandai-je pour faire diversion.
- Bien sûr que si, tu restes quand même ma sœur. Mais, mais, mais… Oh, merde, tu me gaves ! »
Elle se leva brusquement et se précipita dans l’escalier dont elle gravit les marches à toute allure. Je n’avais jamais mis une fille en colère de cette façon, je ne savais pas comment réagir. Sur la couverture du magazine, Sébastien Roch m’adressait une moue charmeuse. Ne me regarde pas comme ça, Cricri d’Amour, ça ne pourra pas marcher entre nous…
Je restais interdite par cet étrange échange qui m’apportait encore plus de questions sur la vie de la jeune Cerise. Qui es-tu, jeune fille ? Quels secrets me caches-tu ? A vrai dire, cela ne me regardait pas mais ma curiosité naturelle me poussait à vouloir en savoir plus, mais comment avoir des informations. D’après ce que m’avait dit Alice, je n’étais peut-être pas un petit ange. Quel genre de problèmes pouvais-tu avoir ou avoir provoqué ?
Qui es-tu, Cerise ?
J'aime assez la réaction incrédule de sa soeur et toujours ce petit côté décallé du protagoniste qui à la fois est curieux, mais se sent comme un voyageur dans ce corps et s'imagine peut-être qu'il repartira un jour. On ne le sent pas concerné par ce qui se passe et il continu ses joutes mentales.
Très bonne chute, j'aime bien les nouveaux questionnements apportés par la soeur. Ca apporte une dose de mystère bienvenue sur la vie de Cerise, qui n'était apparemment une petite fille modèle sans histoire. Est-ce que ses "problèmes" ont un lien avec le fait que le narrateur se soit retrouvé dans son corps ? En tout cas, tu apportes des éléments intéressants tout en finesse.
Le passage sur les cassettes était sympa également, ça avait du charme ce côté "nostalgie", qui est clairement une force de l'histoire.
Petite remarque :
"sorti ? , demandai-je pour faire diversion." il faut enlever la virgule
Un plaisir,
A bientôt !
Je ne connais pas ton âge mais je suis content que tu apprécies cette nostalgie, soit en te rappelant ta propre jeunesse soit en t'en donnant un tableau qui titille ton intérêt.
En effet, Cerise n'est pas toute blanche dans sa vie, si ça avait été le cas, ce serait moins drôle, non? Le fait que tu trouves que je donne les détails avec finesse me conforte, je n'en dis pas trop, mais assez pour intriguer et inciter à continuer.
Mon pauvre!^^