18 février 2050
Thomas Edel écoutait la radio en sirotant un café fumant. Il regardait par la fenêtre le paysage glacé qui s’étendait autour du petit chalet montagnard. La nuit dernière, la couverture neigeuse s’était encore épaissie. Les conifères étaient d’un blanc immaculé et on ne distinguait plus le chemin qui menait au chalet. Tout était uniforme. Les saisons sont encore visibles en montagnes, constata distraitement Thomas alors que l’animatrice radio évoquait des chaleurs inhabituelles dans certaines régions. Chaque semaine quasiment, l’animatrice relevait une anomalie climatique tant bien que l’inhabituel devenait habituel. Une machine qui savait calculer la fréquence des mots dans les enregistrements vocaux, indiquait une évolution exponentielle depuis vingt ans de l’utilisation des expressions « réchauffement climatique » ou bien « dérèglement climatique ».
Le poste de radio était posé sur le rebord intérieur de la fenêtre et pointait sa longue antenne vers le ciel. Perpendiculairement à ce rebord, était la table à manger : c’est là que Thomas buvait son café. Thomas était un jeune homme de trente-quatre ans à la carrure mince et bien proportionnée. Il avait la peau claire et les cheveux bruns, mû d’une ondulation que certains qualifiaient de spirituelle. Il avait des pommettes rebondies et un nez court surmonté de deux yeux gris bleu au reflet triste. Des cernes marquaient ses traits et des rides précoces se formaient sur son front. Thomas essayait de se concentrer sur ce que disait l’animatrice radio, mais le paysage mélancolique le ramenait sans cesse à ses pensées. Rien n’était digne de retenir son attention. Une tristesse profonde le détournait du monde extérieur. C’était comme si une créature gémissante s’était tapie dans ses entrailles et voulait y rester à jamais. Il était affligé d’une lassitude quotidienne dont il n’arrivait pas à se débarrasser, malgré quelques rares soubresauts inattendus de sa conscience qui en avait assez de ne recevoir que des ondes de désespoir.
Près de lui, son beau père, Emmanuel Tellier, faisait tinter une petite cuillère dans sa tasse de thé afin de dissoudre du miel. Il se balançait doucement dans un rocking-chair recouvert de fausses peaux de mouton en écoutant les informations avec la plus grande attention. Ces deux hommes auraient pu se trouver à l’un et l’autre bout de la planète, leur état d’esprit n’aurait divergé davantage. Pas que M. Tellier était joyeux, mais sa longue vie lui avait value un cœur léger. Il savait se mettre en colère, mais ne se laissait jamais abattre.
Deux agents du parti international, dont un agent français, se sont fait arrêter le mardi 10 mars à Moscou. Ils sont gardés dans une prison de haute sécurité dont la localisation est gardée secrète par les autorités russes. Ce début de охота на шпионов ou chasse aux espions en français, semble satisfaire l’ennemi, mais nous savons que les forces du parti international sont suffisamment puissantes pour le combattre, l’ennemi pouvant à peine estimer les nôtres.
En Allemagne, la région de Rhénanie-Palatinat a été touchée par de graves inondations, on décompte pour l’instant une vingtaine de morts …
La dernière phrase capta enfin l’attention de Thomas. Il éteignit immédiatement le post de radio. À présent ses pensées étaient focalisées sur cette phrase, cet enchainement de quelques mots qui pouvaient, selon l’auditeur, signifier tout ou rien. Impossible de s’en détacher. Thomas n’avait pas assez de lucidité pour en penser quoi ce soit, mais ses émotions se déchainaient en lui, incontrôlables.
_ Laisse, laisse les infos !
Emmanuel avait cessé le balancement dans son rocking-chair, mais le jeune homme ne broncha pas. Il avait les yeux rivés sur sa tasse de café qu’il entourait de ses mains pour se réchauffer. Elles étaient crispées. Toute son expression était figée, comme pour empêcher un cri de rage, ou de détresse, de franchir ses lèvres. En fermant les yeux il revit la scène, une énième fois.
5 février 2050
La rue était déserte. Le blanc éclatant des belles maisons était ternie par le ciel gris qui déversait des trombes d’eau. Tout le monde était chez soi, écoutant les instructions transmises par la gendarmerie de la préfecture. Seuls quelques chats errants sautaient de muret en muret. Thomas suivait des yeux un chat gris coursant un chat noir, sautant tant tôt sur une boîte aux lettre puis sur une voiture, avant de traverser la route pour se réfugier derrière une poubelle. Tout en guettant la rue, Thomas conseillait son interlocuteur au téléphone …
_ Ich würde ihnen Jetzt ein Termin zum Blutabnehmen verschreiben, aber ich weiss nicht in wieviel Zeit sowas sich ermöglichen wird. Ja. Ja, gut, dann schicke ich es ihnen per Mail. Ja … *
Soudain une eau brune apparue au carrefour, à quelques mètres de la maison. Il y avait un courant incroyable. C’était une vague qui surgissait de nul part. Elle était effrayante, et pourtant chacun l’attendait. Thomas vit le chat noir se faire balayer par les flots, puis disparaître. Il eut à peine le temps de pousser un miaulement désespéré.
_ Irène, t’as vu ça ! S’écria Thomas, effaré.
Déjà les flots progressaient dans la rue. Rien ne semblait pouvoir les arrêter.
18 février 2050
La catastrophe de 2021, à laquelle il avait survécu à peine âgé de six ans, s’était reproduite. Sa femme et lui furent évacués d’urgence quarante minutes plus tard par hélicoptère. Après avoir passé plusieurs jours dans une salle de sport transformée en refuge, ils avaient rejoint les Alpes françaises.
_ C’est ma radio, fit Emmanuel Tellier en se levant péniblement.
_ Je rallume dans dix secondes.
Thomas compta jusqu’à dix et ralluma le poste à contre cœur. Il aurait préféré le silence, au moins pour quelques instants supplémentaires. Mais le flot continu de paroles sortait de la radio, aussi déterminé que le courant qui avait envahi sa rue, à Schuld.
* Je vous prescrirais volontiers une prise de sang, mais je ne sais pas dans combien de temps une telle chose sera possible. Oui. Oui, bien, je vous envoie ça par mail.
Mise en scène assez anxiogène aux vues de notre propre actualité, on s'interroge aussi sur ce mode de vie entre ces deux hommes. Peut-être moins "décrire" les personnages d'un coup mais le faire découler au fur et à mesure pour permettre de s'immerger plutôt dans le propos et l'intrigue !
Merci pour le commentaire ! C'est vrai que je ne me suis pas trop pris la tête pour introduire ces deux personnages, le personnage principale apparaissant par la suite, je prends note du conseil 📝