Nous avons relevé une baisse du taux de mortalité sur les routes d’après une étude de l’INSEE. Cela serait dû à la diminution du trafic entrainée par les mesures prises par le gouvernement en collaboration avec le parti international…
Emmanuel Tellier laissa échapper un rire rauque et grommela,
_ Et ils disent que la presse est libre !
Après avoir relayé sans scrupule les quelques nouvelles sur la chasse aux espions en Russie et les inondations en Rhénanie-Palatinat, l’animatrice informait ses auditeurs d’une chose qui les concernait tous : le trafic automobile. Depuis le début de l’année 2050, une déclaration interdisait aux Français de circuler le mercredi et le dimanche en voiture. Cette déclaration venait s’ajouter à une poignée d’autres restrictions imposées par le parti international, dans le but de diminuer considérablement l’emprunte carbone du pays. Concernant la vie quotidienne, ces restrictions s’appliquaient notamment à la consommation de viande que le parti limitait par des tickets de rationnement, à la consommation d’eau dont chaque foyer possédait un certain quota, ou encore au nombre d’enfants qui ne pouvait excéder trois, sous peine de devoir payer des taxes.
Ces restrictions avaient indigné un grand nombre de Français, mais cette indignation était restée silencieuse, le parti international interdisant les manifestations jugée non constructives. Officiellement, il était permis de scander son opinion dans la rue, mais dans la mesure où cette opinion était conforme aux idées du parti.
Emmanuel Tellier avait lui aussi connu cette révolte au sein de sa conscience, et il était persuadé que l’animatrice radio était comme lui et comme tous les français. Pourtant elle avait remplacé le terme restrictions par mesure, un euphémisme bien trop élogieux envers le parti international pour qu’il s’agisse d’un choix de la radio. Le vieil homme était très pointilleux sur ce genre de détails et un de ses passes temps matinaux consistait à relever la présence du parti international dans la presse. Le nombres démesuré d’informations relayées à propos des agents du parti et de leurs interventions dans le monde en était l’indice le plus flagrant. Pourtant le parti avait déclaré (le six octobre 2045) qu’il n’interviendrait pas dans la presse française. Ce paradoxe avait éveillé la flamme révolutionnaire dans le cœur du vieil homme et l’avait poussé à noter ses idées dans un journal qu’il conservait précieusement dans une boîte sous son lit. Il était empli de lettres imaginaires adressées au parti et l’une d’entre elles finissait ainsi : Ce n’est que pour sembler crédible devant le monde que vous faites ce genre de déclarations, espèces d’hypocrites.
Cela faisait huit ans que le parti international œuvrait dans l’ombre du gouvernement français et depuis, son influence n’avait cessé de croitre. Le parti international était une force puissante mais invisible. C’était comme une malédiction qui s’abattait sur les pays qui n’avait pas su respecter l’environnement. L’Allemagne, l’Espagne, le Portugal, la France et le Royaume-Unis étaient tombé entre ses griffes peu de temps après la Pologne, dont le coup d’état par le parti international en 2040 avait marqué le déclenchement d’une nouvelle ère. L’Arabie Saoudite, l’Iran, ainsi que quelques régions de la Chine s’étaient également laissée conquérir durant les huit dernières années, sans grande rébellion, dans une sorte de silence inquiétant.
Mr Tellier essaya à nouveau de se lever du rocking-chair mais une douleur le surpris dans son dos.
_ Ah la vieillesse, quelle infamie ! Grogna t-il en portant sa main au point douloureux.
Il lança un regard sévère à Médor, un Saint-Bernard qui le fixait avec indifférence. Le chien était allongé sur un tapis pelucheux devant la cheminée, qui n’était certes pas encore allumée.
_ Ça va papa ?
Emmanuel Tellier empoigna le dossier du rocking-chair pour se retourner. Derrière le fauteuil se tenait sa fille.
Irène était vêtue d’un élégant mentaux rembourré d’une épaisse fourrure synthétique, dont le col était remonté jusqu’aux oreilles. Elle avait son bonnet à la main et de grosses chaussettes aux pieds. Elle rejoignit son père et le saisit sous le bras pour le soutenir.
_ Tu ne veux pas plutôt finir ton thé avant de te lever ?
_Of, t’as raison, t’as raison …
Emmanuel Tellier se laissa retomber lourdement, faisant un peu éclabousser son thé sur sa robe de chambre.
Contrairement à sa fille, il était encore en pyjama. Il n’était jamais habillé avant dix heures, à moins qu’il faille se rendre quelque part d’urgence, ce qui n’arrivait presque jamais. Il aimait bien prendre son temps le matin, écouter la radio, regarder tomber la neige, et boire son thé au miel, bien emmitouflé dans sa robe de chambre et les pieds enfoncés dans de gros chaussons. Il avait de grandes lunettes rondes et une barbe grises et touffue qui lui donnaient un air de vieux penseur lorsqu’il se balançait dans son rocking-chair, et c’est ce qu’il prétendait être dans son for intérieur.
Irène mit le bonnet sur sa tête et prit une paire de bottes, encore légèrement humides du jour précédent, à côté de la porte d’entrée. Elle serra fort les lacets, puis se leva. La main sur la poignée, elle se tourna vers Thomas. Il regardait toujours sa tasse de café, mais dû sentir son regard, car il redressa la tête. À peine eurent ils trouvé ceux de l’autre que leurs yeux se détournèrent.
_ J’y vais, souffla Irène avant de sortir.
Il hocha imperceptiblement la tête.
Il y avait peu de vent ; l’air était statique et glacial. Il piquait le bout du nez de la jeune femme, mais elle s’en rendait à peine compte. Elle baissa machinalement la tête et se mit à avancer péniblement. Elle devait lever hauts ses pieds, et cela lui permettait de se concentrer sur chaque pas. Elle éprouvait une sorte de reconnaissance envers cette neige qui lui permettait de ne penser à rien, d’avoir le cerveau focalisé sur ce geste simple de lever un pied avant de l’enfoncer à nouveau dans la poudreuse épaisse.