Ceux qui déterrent la poussière

Les rafales balaient les dunes sous la lumière du soir. Les hommes s’affairent sur un chantier vieux de plusieurs de leurs générations où, dit-on, les rois de Massal ont enfoui leurs fortunes inégalées. Le bruit court que sous ces mêmes sables, une succession de chercheurs d’or accomplis ont enseveli une partie leurs richesses pour remercier la terre.

 

Deux jeunes gens assistent leur père. Une fouisseuse à la main, le dos courbé, Segor commence déjà à ressembler à ses paumes : tout ridé.

Il jette des coups d’œil inquiets au vieil homme, puis à ses côtés. Là où ne se tient plus son frère. Il a péri en raid, Segor l’a vu tomber. Il a rapporté ses cheveux à leurs parents. Silla et Mina ont pleuré, et Entor a déploré que le mauvais fils leur revenait. Segor n’a même pas serré les poings : il s’y attendait.

Il continue de chercher, prêt à lui donner tort en l’inondant de richesses. Il n’imagine pourtant pas réussir, lui qui ne triomphe jamais de rien. La meilleure partie de sa vie, et tout ce qu’il a obtenu, ce sont des cors aux mains.

Il s’arrête un instant de creuser, se repose sur le manche de la fouisseuse et observe les autres chasseurs de trésors occupés à piocher. Son regard dérive sur les nuages bas, présage d’une tempête en approche ; promesse que leur labeur du jour sera bientôt anéanti. Leurs concurrents remballent donc. Entor fronce les sourcils, mais fait signe à ses enfants de poursuivre l’excavation. Segor acquiesce sans protester.

 

— Regarde cette pierre-là, lui dit son père. Toute carrée. C’est artificiel, ça. On est sur la bonne voie.

 

Mina s’empresse de dessiner un sourire à la roche antique. Entor la suit des yeux, sidéré. Pourtant toute sa vie, la jeune fille a ri, joué et plaisanté ; quelques fois seulement, elle l’a écouté. Il revient donc à Segor de le lui rappeler : une tape sur l’épaule, et elle retourne piocher.

 

Une bourrasque fait s’envoler la tente, et les vivres avec. Segor la regarde danser, pas étonné. Mina s’élance à sa poursuite, et rentre bredouille en sautillant. La chèvre accourt l’accueillir, trébuche sur ses oreilles. Mina rit et la chèvre chevrote. Entor accepte enfin de ranger les outils, mais pour les mettre où ?

Segor s’allonge à même le sol, le ventre vide, des cailloux dans le dos. Voilà son lot. S’il parvient à s’endormir, il ne se réveillera peut-être pas, enterré sous une prochaine dune. Leur quête de richesse ne leur a pour l’instant accordé que la pauvreté. La chèvre se blottit contre lui, et un chantonnement s’élève non loin.

 

— Dans ta tête, intime Entor.

— Mais je chante dans ma tête !

— Eh ben ça résonne.

 

Mina se tait, et Segor n’entend plus que les vents.

 

Leur tribu, les voyageurs de passage, leur mère même les avaient prévenus : le trésor n’existe pas, vous ne trouverez rien. Et pourtant, ne dégagent-ils pas des poutres, des ossements, des pierres de construction de plus en plus anciennes ? Entor sait qu’au bout de leurs recherches, l’or et les diamants l’attendent patiemment. Si leurs collègues ne le devancent pas.

Ceux-là, embarqués dans la même aventure que lui et sa famille, ont découvert la vérité. Ils connaissent la fourberie des rois de Massal, leurs indices sibyllins pour tout autre que leur cour disparue.

Anor, un rival, a eu de la chance. Ses fouilles hasardeuses ont dévoilé une roche érodée, sur laquelle on distingue pourtant les traits d’un homme, d’un oiseau ou d’un lézard.

 

— Ç’t’un visage à coup sûr ! s’était enthousiasmé Anor. Et y regard' dans c’te direction-là, et si j’trace une ligne ent' ici et le bout de la pierre en forme eud' flèche, ç’veut dire qu’faut creuser pile à l’intersection !

 

Alors la famille d’Anor s’est mise à l’œuvre, non loin du terrain d’un Entor jaloux. Son envie croît avec chaque voyageur venu partager les rumeurs sur ce qu’Anor risque d’y exhumer : la tribu de Baada a gardé la mémoire du temple légendaire d’Ayamsadam, et de ses urnes et piliers d’or blanc ; les Gomtes parlent du feu sacré d’Aytala, enfermé dans une chambre aux richesses infinies ; cette région-ci abrite le berceau des souverains de Padam, et les indices concordent : Anor trouvera leurs luxueux tombeaux.

 

Anor n’a pas encore déniché de temple, de chambre, ou de tombeau, alors Entor se surprend à espérer. Après tout, des générations de fouilleurs ont malmené les sols et déplacé les précieux repères. Avec un peu de chance, la fortune attend sous le terrain d’Entor. Là, il a déterré une pierre étrange, dans sa jeunesse. Une pierre polie et griffonnée d’une langue obscure. Mais en son for intérieur, il sait ce qu’elle dit. « Le trésor est à mes pieds », ou quelque chose comme ça.

Mu de certitudes, il a quitté sa tribu, menant sa famille et une chèvre aux confins du désert, là où ne se trouve rien. L’endroit parfait pour cacher des fortunes.

Sa femme n’a pas survécu aux ardeurs du voyage, mais tant pis. Il lui reste deux enfants et ses deux mains pour creuser.

 

Les rayons obliques de Mur écrasent les hommes sous la chaleur.

 

— J’ai rempli ta gourde, signale Segor à sa sœur.

— T’es gentil, mais elle se remplit toute seule. Elle est pleine à chaque fois que je veux en boire.

 

Segor secoue la tête, presque incrédule, pourtant habitué.

 

— C’est parce que je te la remplis tous les jours, soupire-t-il avec lassitude.

 

Autour d’eux, les autres prospecteurs fouillent des tranchées. Leur père seul creuse des puits, convaincu de l’emplacement des richesses inouïes. Au moins, rationalise Segor, l’eau leur manque rarement.

 

C’est au tour de Mina de descendre dans la cavité. Entor l’attache à la poulie et l’abaisse dans l’abysse sombre. Arrivée au niveau de l’eau, elle dégaine sa fouisseuse et se met à l’œuvre. Segor remonte le seau à mesure qu’il se remplit. Peu à peu, le puits s’approfondit.

Des cailloux dévalent les parois et clapotent près de Mina. Une roche effilée lui taillade la joue. Elle s’immobilise.

 

— Je t’entends plus creuser, remarque Entor. Qu’est-ce qui t’arrive ?

 

Un temps. Puis Mina lui répond.

 

— … Je réexamine mes choix de vie.

 

Une secousse, et la pierre et la poussière l’ensevelissent.

Le poids de la terre en colère la comprime. Peut-être est-ce sa punition pour l’avoir dérangée. Elle se sent partir. Ou plutôt, elle ne sent plus rien.

 

Elle essaie de sourire pour voir si ça l’aiderait, ou par habitude. Mais mourir avec le sourire, c’est mourir quand même, alors elle préfère l’éviter si possible.

Elle entend Segor s’égosiller. Il panique, descend à son tour, lui dégage le visage et les bras. Elle ouvre les yeux. Il recommence à respirer. Ce grand frère inquiet, il n’osait imaginer le sinistre de leur existence sans la fille fantasque pour l’égayer. Il lui fait saisir la corde qu’Entor tire pour l’extirper. Elle lui empoigne la main et rejoint la surface brûlante. Vivante.

Aussitôt, elle aide Segor à son tour.

 

Mina n’a pas toujours été si capable, se souvient Entor. C’est un développement récent, à vrai dire. D’aucuns, d’ailleurs, débattraient encore son habileté actuelle.

 

— Bon, je vais fouiller par là, moi, a-t-elle annoncé quelques années plus tôt. Papa ? Elles sont où les herminettes ?
— À côté du puits.
— D’accord. J’prends la petite ?
— Oui !
— D’accord. C’est comme ça qu’il faut faire ?

 

Entor n’a même pas regardé.


— Y’a combien de façons de creuser un trou, à ton avis ?
— D’accord. Je jette le sable là ?
— Oui.
— Elles sont où mes chausses ? Ça fait combien de temps que t’as pas réparé les outils ? Papa ! Ça va pas vite, c’est normal ? Tu veux pas me donner un coup de main ?

 

Il s’est retenu. « T’es incapable de vivre en société, ma parole » a-t-il presque dit. Il y a renoncé de peur de la blesser.

 

Même ces jours-ci, Entor a parfois l’impression qu’elle n’a prêté attention à rien de la dernière décennie. Il a déterré un indice, récemment. Un tas de cailloux arrangés en flèche, indiquant clairement où creuser ensuite :
— Papa, ça s’appelle des silices ou des silex, ça ? a-t-elle demandé, déjà occupée à graver un lézard sur l’une des pierres.
— Ça s’appelle du grès…

 

Entor devinait que les noms des roches resteraient un mystère pour elle, et Mina ne l’a pas encore démenti.

 

— Bon, dit-il une fois que Segor s’est extirpé du puits lui aussi. Mis à part ce petit incident, vous avez bien bossé, tous les deux. Je vous félicite.

 

Segor lui a lancé un regard furieux. Il se mord clairement la langue, tempère ses propos.

 

— Les félicitations nous rempliront pas la panse, se contente-t-il de dire. Où est la bouffe, papa ?

 

Entor se tait. Rien ne sert de répondre. Alors Segor se dirige vers Vitor, comme d’habitude. Le vieillard se permet un regard désapprobateur à l’égard d’Entor, lequel ne sourcille même pas.

 

— Y’en a des, y feraient ben d’s’occuper d’leur famille au lieu de courir eul trésor, se plaint Vitor pour la énième fois.

 

Il offre un bol de bouillie à Segor et Mina.

 

— Et pis si v'voulez mon avis, p'importe la fortune qu’y’avait là-s’sous, y’a forcément un saligaud qui l’a trouvé y’a perpette. Et l’a rien dit l’saloupiaud, et nous a laissés nous pauv’ z’andouilles déterrer d’la poussière.

 

Segor hausse les épaules. Seul Entor l’ignore, mais qu’est-ce que ça changerait de toute façon ? Ici ou ailleurs, ils vivent parmi les ruines de demain.

 

Vitor zieute les jumeaux décharnés, aux muscles secs et fins.

 

— Vot’ pater, ç’t’une tête de pioche qui sort jamais sans son orgueil. Gaffe à pas vous laisser faire.

 

Mais comme chaque fois que Vitor prodigue ses conseils, les enfants d’Entor les méprisent et rejoignent leur père. Où iraient-ils, après tout ? Que feraient-ils sans la quête sans fin du vieil entêté ?

 

Segor descend la cavité, cette fois-ci.

 

— Si tu te casses une patte, je sentirai rien ! le prévient Entor.

 

Sa manière de les materner.

 

— C’est bon, je commence à choper le coup de main, dit Segor avant sa chute mortelle.

 

Ça ne le surprend pas. Le pire arrive toujours, il fallait s’attendre à ce qu’il lui arrive également. Au moins, il n’aurait plus à y assister.

Ah, il ne suffisait pas qu’un fou cherche des trésors imaginaires : Segor avait été doublement fou de le suivre dans ses folies. Il avait retenu la leçon, maintenant. Mais trop tard.

Voilà, c’était sa dernière pensée.

 

— Pourquoi tu veux pas me répondre ? le supplie Mina.

 

Aucun bruit ne lui parvint.

 

Elle continue de tirer la corde en vain, descend dégager son frangin. Et peu importe que les roches lui blessent la main.

À force d’efforts, elle remonte un corps qui n’a plus rien de Segor. Elle aimerait pleurer, se dit-elle. Elle veut pleurer. Elle pleure. Les larmes ruissellent sur ses joues, lui mouillent les lèvres, et elle boit sa peine.

Anor accourt tout essoufflé, mais il n’est pas venu l’aider.

 

— C’est la malédiction !
— Y’a pas de malédiction, le gronde Entor. Les gens n’ont pas besoin de ça pour clamser.

 

Anor secoue la tête.

 

— Tu le dorlotais, aussi. Ç’pour ça qu’il est crevé.

 

Entor soupire, mais ne riposte pas. Il retourne à son emploi.

Entre temps, Vitor est arrivé. Il apporte un seau d’eau pour que Mina y trempe sa main blessée. Elle détourne les yeux des chairs meurtries.

 

— Tu sais que ça ne guérira jamais ? vérifie-t-il.

 

Mina se tait parce qu’elle ne l’ignore pas. Elle en portera les cicatrices sur son cœur, jusqu’à sa propre mort.

 

Cette nuit-là, la chèvre cherche Segor pour s’y blottir, mais ne le trouve pas. Elle fouille les tranchées et inspecte les puits, mais ne le trouve pas. Elle arpente les ergs et les regs, mais ne le trouve pas.

Bien des jours plus tard, de retour au campement, elle s’assied sur son arrière-train et couine, glapit, gémit.

Entor vient de perdre son dernier fils, et pourtant, la chèvre est la plus chagrinée des deux. À ses cris, sous le ciel d’un bleu indifférent, Mina la rejoint dans un concert de pleurs.

 

— Les richesses inouïes, papa, soutient-elle un soir, elles sont déjà dans ma tête. Alors, viens. Rentrons à la maison.

 

Mais Entor reste sourd à ses réflexions.

 

— Bientôt, ajoute-t-elle, je mourrai de façon horrible, comme Segor et Lisor, et tu perdras les richesses dans ma tête.

 

Mais Entor reste sourd à ses élucubrations.

 

Après tout, il ignore que des générations de cela, un hâbleur craignait qu’un jour on l’oublie. Que dans un coin de désert, en rien différent des autres, il s’est bâti un frêle temple à son ego. Que dépourvu de richesses pour le remplir, il a fait travailler sa langue dorée. Que ses fables grandioses ont circulé, ses feints exploits en terres damoni et ses trésors volés. Que malmené par des envieux, il a craché des secrets inventés. Et qu’aujourd’hui encore, quoiqu’on l’ait oublié, ses illusions persistent.

 

Voilà pourquoi Entor continue de creuser, alors que tous l’ont abandonné : ses fils à jamais, et sa fille en pensées. Même sa femme l’a quitté, celle qui avait juré devant les dieux de toujours rester à ses côtés, quoi qu’il advienne, quoi qu’il en coûte.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez