Les lourdes vagues indolentes du port de Barcehamas s'animent, gonflées d'une résolution millénaire. Des bras intangibles s'emparent de nageurs surpris, à peine conscients de leur trépas. Enhardie par la facilité de desseins longuement mûris, la forme se glisse sur des cibles plus imposantes.
*
Le lieutenant du Payle Gast pense avoir entendu un cri, ou peut-être une chanson. Les longs sanglots d’une créature solitaire. Elle secoue la tête, comme pour en dégager l’idée saugrenue, puis s’affaire devant la console radar.
— Capitaine, quelque chose est en train de couler les vaisseaux dans le secteur AG-16 !
— Qu’est-ce… Une attaque du Néovada ? Déjà ?
— Aucune idée. Les sentinelles ont seulement enregistré un large écho subaquatique.
— Large ? Précisez.
— Soixante mètres a minima.
Le matelot étouffe un cri de surprise.
— … Un monstre ?
— Ne faites pas l’idiot. On les a tous tués depuis longtemps.
L’air grincheux, le capitaine se frotte le menton.
— Lieutenant, demandez l’ordre de contre-attaquer.
— Bien reçu. Payle Gast au quartier général, réclame permission de contre-attaquer secteur A-6. Je répète : réclame permission de contre-attaquer secteur A-6, à vous.
— Refusé, l’attaquant a disparu. À vous.
— Disparu...? Quels sont les ordres ? À vous.
— Attendez les ordres, terminé.
Le lieutenant repose son casque et lève un regard appréhensif vers son capitaine, lequel fulmine sous son couvre-chef.
*
Le vaste océan céleste s’écoule. Peut-être sont-ce les miens qui, depuis là-haut, renflouent la triste mer où je me terre jusqu’à l’heure de notre vengeance, jusqu’au jour où je chuterai vers le ciel à mon tour.
Discernez-vous les nuages au loin ? Ces formes trompeuses sont des fumées, une de ces choses qu’ils ont apportées. Le moindre de leurs crimes.
J’ignore ce que nous leur avons infligé pour qu’ils nous haïssent tant. La première fois que j’ai pris conscience de leur existence, les miens se mouraient déjà. Privés de subsistance, brûlés par la même eau qui nous donnait vie, broyés par des griffes venues de la surface ; ils se désagrégeaient. Le mal frappait si vite que le temps de lancer l’alerte, messager et destinataire se dissolvaient.
Alors j’ai saisi mon enfant et traversé les océans. De crainte que le mal nous entende, nous avons fui sans mot dire, là où les flots ne meurtrissaient pas encore leurs protégés. Nous nagions éperdument vers un havre illusoire, portés par le désespoir de vivre et alourdis par la honte d’abandonner les nôtres.
Les griffes l’ont agrippé ; mon enfant, mon pauvre enfant... Elles l’ont tiré vers la surface et il pleurait. Elles l’emportaient, comprimaient ses blessures et il criait... Je me suis élargi et assombri. Je leur ai promis qu’à moins de me rendre mon enfant, je les tuerais.
Indifférentes à mes menaces, elles s’éloignaient, l’attiraient vers la surface. Je l’ai attrapé, et j’ai tiré. J’ai tiré tandis qu’il glapissait. J’ai tiré tandis qu’il hurlait. J’ai tiré tandis qu’il me suppliait de le laisser mourir.
Sa vrille s’est arrachée, et il s’évanouissait. Mais il vivait. Les griffes ont fondu sur moi, et je leur ai abandonné une voilure. Il vivait.
À partir de ce jour, nous ne nagions plus très bien. Même réfugiés dans les profondeurs, mon enfant s’effrayait de tout, et je n’avais pas la conviction de lui donner tort. Il s’est rassuré de lui-même, avec le temps ; heureux que le danger appartienne au passé, mieux accommodé à son infirmité que je n’aurais pu l’espérer.
Moi, je ne m’y résolvais pas. Je guettais le danger à tout instant, cruellement conscient que nous ne pourrions fuir, que la prochaine fois serait la dernière. Que seules deux explications répondaient au silence des océans : les nôtres se cachaient, ou les nôtres n’étaient plus.
La nourriture même se dissimulait dans ces eaux troublées par les griffes et les substances viciées, et mon enfant dépérissait. Je lui donnais à manger les pointes de mon aigrette, les extrémités de ma voilure, les côtés de mon flanc. L’espoir d’une vie meilleure. L’espoir d’une vie tout court.
Et il dépérissait.
Mon enfant est mort. Sans doute ne lui ai-je pas donné assez. Il me reste de la chair et un noyau ; j’aurais dû tout lui donner.
C’était il y a longtemps. C’est pourtant récent.
J’ai chanté, ce jour-là. J’ai chanté mon désespoir et ma douleur et ma honte et ma colère. J’ai chanté pour les miens et j’ai chanté pour moi. J’ai chanté pour celui qui s’est laissé disparaître alors que je voulais mourir pour lui. J’ai chanté pour raconter que nous avions fui, lui et moi, mais qu’il ne reste plus que moi. J’ai chanté pour dire que quand j’ai fui, je n’ai sauvé que ma vie. La mienne seule.
J’ai chanté pour pleurer. Seul le silence m’a répondu.
Les miens n’étaient plus. Même les griffes m’ignoraient.
J’ai attendu pour nous venger, bercé par le chant des courants, ce rythme lent que la plupart des vivants n'ont pas le temps d'entendre. Les miens et moi sommes patients. Étions. Mais notre patience n’a pas su nous sauver.
J’ai attendu pendant que les eaux diminuaient, m’emprisonnaient dans une mer ; dans une mare.
J’ai attendu dans les eaux corrompues auxquelles, seul, j’ai survécu.
J’ai appris à vivre avec le douloureux savoir que ce qui était vaut mieux que ce qui est. Que ce qui est vaut mieux que ce qui sera.
Que faire quand notre peur de vivre submerge celle de mourir ? Ne suffit-il pas de craindre notre fin ? Devons-nous aussi souffrir ?
Mais nous, les vivants, n’avons d’autre choix que de vivre, un moment après l’autre, sans quoi nous porterions un tout autre nom.
Un mythe ancien, un mythe des miens, me revient en mémoire. Selon lui, qui prend la vie d’un voleur de vie la retourne à sa victime.
J’ai assez attendu. Il est temps d’espérer. Temps de me venger. Temps d’en finir.
*
C’est donc vrai. La vie s’en va, mais ne revient pas.
J’ai tué les griffes et les coques et les petites choses qui flottent, mais le silence a continué. J’en ai abattu un peu plus pour m’en assurer, mais aucun doute ne subsiste : les miens sont perdus à jamais. Les tueurs sont peut-être partis, ou morts sans qu’on les tue, ou le mythe a menti.
Le silence m’assourdit.
Ce silence qui persiste à susurrer les chansons qui perçaient jadis les océans ; les songes, espoirs et souvenirs des suppliciés. Ces spectres que je ressasse sans cesse.
Je voudrais les voir disparaître comme ils ont éradiqué les miens. Ces assassins, ces génocidaires qui effacent des mondes avant de s’envoler vers le suivant. Les miens et notre monde, un soupir insignifiant dans leur conquête sans fin.
Qu’adviendra-t-il quand il ne leur restera plus de monde à envahir ? À moins que les étoiles ne périssent avant.
Je les tuerai tous. Si je ne peux ramener les miens, je peux au moins les venger.
Vous voyez, quitte à se faire un ennemi, détruisez-le entièrement ou abstenez-vous de l’affronter.
*
Le pêcheur lance une arme à sa fille, laquelle se fige.
— Euh… Pourquoi est-ce que j’aurais besoin de ça ?
— Pourquoi t’en aurais pas besoin ?
Elle fronce les sourcils.
— Tu veux quand même pas attraper le monstre ?
— Noooon ! La Défense Côtière s’en occupe. Nous, on va regarder. Et ça, dit-il en pointant l’arme, c’est au cas où.
— Au cas où...
Il lui ébouriffe les cheveux.
— Est-ce que j’ai le choix ?
— Ma petite, on est déjà dans le secteur où ils l’ont repéré de toute façon.
Elle baisse les yeux sur l’arme antique et pousse un soupir.
*
Ma colère s’apaise. Ma rage m’aveuglait, et je réalise que mes vaines représailles ne restaurent pas mon bonheur effrité.
Et même si je triomphais… À détruire la chose qui nous a détruits, est-ce que je n’y perds pas davantage ? Est-ce que je ne vide pas de son sens le sacrifice involontaire des miens ? Si ce qui nous tue meurt à son tour, autant n’avoir jamais vu le jour.
Parce qu’une vie, même étrangère, même incompréhensible, même meurtrière, vaut mieux qu’aucune vie du tout.
… N’est-ce pas ?
*
Les navires de l’armée s’attroupent autour de la forme sombre. Elle ne se débat plus, depuis quelque temps. Elle paraît même… paisible. Une pluie d’ogives s’abat de concert sur « la terreur de Barcehamas » qui a fait couler le sang et l’encre.
Un pêcheur et sa fille observent de loin le dernier sursaut d’un monstre, d’un colosse, d’un titan.
Je l’ai vu ! Je l’ai vu ! se dit-elle émerveillée. Le Léviathan des légendes, la chimère élusive de dentelle nacrée. Je l’ai vue, juste avant qu’on la tue…
*
Je meurs comme j’ai vécu, seul parmi les fantômes de mes amis massacrés. J’aimerais chanter une dernière fois, mais je n’ai plus de voix. Elle est partie flotter un peu plus loin.
Ainsi je garderai en moi la complainte tragique des âmes laissées seules au monde.
Je sens les longs doigts de la mort m’ôter la vie, je sombre vers les profondeurs au lieu de chuter vers le ciel.
C’est peut-être ça, mourir pour rien.
Je ne prends généralement pas le temps de commenter tes textes, que je lis pourtant avec plaisir (honte à moi ^^), mais je poste quand même un petit quelque chose sous celui-ci pour te dire que je l’ai trouvé particulièrement beau !
Les passages racontés du point de vue du « monstre », sa tristesse, puis sa résignation, sont vraiment très touchants et bien écrits
« Si ce qui nous tue meurt à son tour, autant n’avoir jamais vu le jour. » : très profond, ça ! ;)
Et pardon pour le retard, je ne suis vraiment pas très active sur PA...
Bonne année d'ailleurs :)
Ca rejoint un peu une précédente nouvelle à mon sens. Qui est le monstre ? Certainement celui qu'on ne connait pas. Meme les bêtes légendaires, titanesques par leur taille, voit en l'homme un démon qu'il faut détruire.
J'ai trouvé la narration à la première personne un peu dure à identifier au départ. J'avais bon dans l'identification de ce celui qui parlait, mais j'ai eu confirmation qu'à la fin. Peut-être trop philosophique pour associer de tels pensées à un être qui n'est pas humain. Ça m'a un peu perturbé, mais on retombe vite sur nos pieds !
A tres vite
Je pense que ce n'est pas gênant si on identifie tardivement le narrateur. Ça crée un ôté "autre" intéressant par contraste avec la première personne. Ça me va :)