ch.1

     Ce jour-là, ma mère avait été appelée d’urgence au petit matin par un médecin : l'état de mon père, hospitalisé depuis huit jours, s'était subitement détérioré. Elle m’avait aussitôt envoyé un texto. Malheureusement, le temps de passer la prendre, puis mon frère, le temps de rester coincer dans un embouteillage dans l'échangeur Allenby, quand nous sommes arrivés, Josh avait déjà quitté ce monde. Il avait quatre-vingt-quatre ans.


     Trois semaines auparavant, un mal fulgurant s’était abattu sur lui alors que jusque là il était resté en pleine forme : il dirigeait encore son entreprise comme au premier jour, il y avait vingt-six ans. Depuis que le diagnostic était tombé, ma mère, mon frère et moi l’accompagnions de tout notre amour, mais nous savions qu’il ne resterait plus longtemps parmi nous. Nous ne nous attendions toutefois pas à ce qu’il nous soit enlevé aussi vite, aussi brutalement. Nous espérions un dernier regard, un adieu.


     Une infirmière présente dans la chambre nous a appris qu’il avait perdu connaissance dans la nuit. Elle avait recueilli ses ultimes paroles formulées avec une violence qui l’avait surprise. Il avait crié : « Nove anni per niente ! » Comme par réflexe, Aviva, Sam et moi nous sommes interrogés de nos yeux humides : le sens de cette protestation nous échappait. La soignante quant à elle n’a rien pu nous apprendre de plus. Nous l’avons néanmoins vivement remerciée et elle nous a laissés seuls.


     Pendant que nous nous recueillions devant le corps abandonné de Joshua Brotski, cet homme droit, loyal et généreux venu au monde le 3 février 1930 à Florence, les mêmes questions devaient trotter dans nos têtes. Pourquoi cette éructation à l'article de la mort ? Pourquoi neuf ans ? Neuf années, c'est long : si elles le concernaient, où les situer dans son existence ? En remontant le fil de mes souvenirs, je me suis alors rendu compte que je ne savais presque rien de son passé, de ses origines, de sa famille. Il avait plus de trente-cinq ans à ma naissance et je ne connaissais sa vie que jusqu’où remonte ma propre mémoire. Plus loin, ce n’étaient que quelques bribes, le plus souvent livrées par ma mère.


     Nous étions donc là tous les trois, éplorés, immobiles et perplexes, quand le regard de mon frère s’est soudain focalisé sur la fine bande de tissu noir entourant l’avant-bras gauche du cadavre. Ce brassard à même la peau, mon père ne le quittait jamais : il manifestait à ses yeux le deuil éternel. Ce morceau d’étoffe dissimulait le matricule gravé à son entrée dans le camp d’extermination, une marque que personne n’avait jamais vue. On avait toujours respecté ce choix et tout le monde s’était habitué. Désormais la mort nous libérait de ce pacte tacite. Maintenant on pouvait voir, et manifestement Sam voulait voir. Il a avancé d’un pas, s’est penché un peu et a posé une main sur le membre sans vie. Il allait pincer le tissu quand Aviva, arrivée près de lui, a arrêté son mouvement en serrant son poignet pendant un temps qui m’a paru infini. Elle ne l’a lâché que sur l’imploration des yeux de mon frère.


     Le geste impérieux et silencieux de ma mère m’avait troublé. C’est donc le cœur palpitant que j’ai observé le glissement du large ruban. D’abord, on n’a pas compris ce qui se découvrait, mais une fois le brassard ôté, est clairement apparu à nos regards incrédules un tatouage représentant un chat ithyphallique debout sur les pattes arrière sous lequel était écrit en alphabet latin le prénom « Marguerite ».


     Imaginez notre sidération ! On était censés voir le numéro attribué à Josh à Auschwitz et on se retrouvait face à un dessin obscène.


     Sam et moi nous sommes spontanément tournés vers notre mère interloquée. Toute menue sous sa chevelure ondulée à l’ébène éteinte, les yeux fichés sur ce signe incongru, comme stupéfiée, elle a bredouillé quelques mots inintelligibles. Elle a ensuite fixé avec intensité le visage inanimé de son mari, puis son regard est parti dans le vague. Les mains accrochées à la barre du pied de lit métallique, elle semblait ailleurs.


     De longues minutes ont passé pendant lesquelles mon frère et moi n’osions rien dire. J’étais clairement outré. Par contre, à son expression, Sam semblait hésiter entre rire et pleurs, puis il a risqué une question (je ne me le serais pas permis, du moins pas là, pas à ce moment-là) : notre père ne lui avait-il jamais parlé de ça, fait une allusion, quelque chose ? Elle a séché ses larmes avec le mouchoir que je venais de lui tendre et d’une voix vacillante n’a prononcé que le mot « jamais », elle l’a complété quelques secondes après par « depuis 1966 ». Pendant un court instant, on l’a sentie lutter, puis, toujours tournée vers la longue dépouille, elle a ajouté qu’il y avait quarante-huit ans, Josh portait déjà un brassard comme celui-là. Ça l’avait frappée, ça avait attiré son attention sur lui : c’était son plus ancien souvenir de sa rencontre avec ce bel athlète en bras de chemise. C’était à Jérusalem. L’arrivée des employés de l’entreprise de pompes funèbres l’a interrompue. Avant que le linceul blanc ne recouvre mon père pour l’éternité, Sam a remonté la manche de son dernier costume et a pris le tatouage en photo.


     L’heure des condoléances était venue. Plusieurs personnes ont gagné la chambre. La mine sévère sous son inamovible kippa, le plus affligé était Ephraïm Herzl, l’ami de toujours, le frère d’armes. En reculant pour laisser passer un autre visiteur, il a fait tomber de la table de chevet un cadre contenant une photo de la famille, je l’ai ramassé. Le cliché derrière la vitre fendue m’a arrêté un instant. J’apparaissais grand et élancé et mon frère plus petit, trapu et musclé, mais surtout les quinze années nous séparant se révélaient nettement sur nos visages. D’un autre côté, mes cheveux blonds et plats contrastaient avec sa resplendissante chevelure noire bouclée à laquelle s’assortissaient ses yeux sombres tandis que l’azur de mon regard aurait pu faire jaser ceux qui ne connaissaient pas Josh. Je tenais surtout de notre père, là c’était évident, d’ailleurs devant l’objectif lui et moi étions raides comme des piquets alors que Samuel, penché vers notre mère, la serrait contre lui ; il lui ressemblait beaucoup.

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