Ch.1

Notes de l’auteur : Texte revu le 11 janvier 2025.

Ce jour-là, un médecin avait appelé ma mère au petit matin. L'état de mon père, hospitalisé depuis huit jours, s'était subitement détérioré. Le docteur avait prié Aviva de venir au plus vite. Elle m’avait aussitôt envoyé un texto. Malheureusement, le temps de passer la prendre, puis mon frère, le temps de rester coincés dans un embouteillage dans l'échangeur Allenby, quand nous sommes arrivés, Josh avait déjà quitté ce monde. Il avait quatre-vingt-quatre ans.


Trois semaines auparavant, un mal fulgurant s’était abattu sur lui alors que jusque là il était resté en pleine forme. Il dirigeait encore son entreprise comme au premier jour, il y avait vingt-six ans. Depuis que le diagnostic était tombé, ma mère, mon frère et moi l’accompagnions de tout notre amour, mais nous savions qu’il ne resterait plus longtemps parmi nous. Nous ne nous attendions toutefois pas à ce qu’il nous soit enlevé aussi vite, aussi brutalement. Nous espérions un dernier regard, un adieu.


Quand nous sommes entrés dans la chambre, une infirmière s’y trouvait. Elle est venue sur nous et a voulu prendre les mains de ma mère qui a eu un petit mouvement de recul.


– Pardonnez-moi, a dit la soignante. J’étais là quand votre mari a perdu connaissance. Juste avant, il m’a comme supplié avec les yeux et il a crié « nove anni per niente ». Après, plus rien. J’ai compris que c’était pour vous, que je devais vous le dire. Voilà. Je serai dans le local des infirmières si vous avez besoin de moi.


Nous l’avons remerciée et elle a quitté la pièce. Aviva, Sam et moi sommes restés seuls, nous interrogeant de nos yeux humides. Le sens de cette protestation nous échappait.
Pendant que nous nous recueillions devant le corps abandonné de Joshua Brotski, cet homme droit, loyal et généreux venu au monde le 3 février 1930 à Florence, les mêmes questions trottaient dans nos têtes. Pourquoi cette éructation à l'article de la mort ? Pourquoi neuf ans ? Neuf années, c'est long : si elles le concernaient, où les situer dans son existence ?


J’ai essayé de retracer la vie de mon père. En déroulant le fil de mes souvenirs, je me suis rendu compte que je ne savais presque rien de son passé, de ses origines, de sa famille. Il avait plus de trente-cinq ans à ma naissance et je ne connaissais sa vie que jusqu’où remonte ma propre mémoire. Plus loin, ce n’étaient que quelques bribes, le plus souvent livrées par ma mère.


Nous étions donc là tous les trois, éplorés, immobiles et perplexes, quand le regard de mon frère s’est soudain focalisé sur la fine bande de tissu noir entourant l’avant-bras gauche du cadavre. Ce brassard à même la peau, mon père ne le quittait jamais. Il manifestait à ses yeux le deuil éternel. Ce morceau d’étoffe dissimulait le matricule gravé à son entrée dans le camp d’extermination.


Cette marque infâme, personne ne l’avait jamais vue et on avait toujours respecté cette décision de Josh. Tout le monde s’était habitué. Désormais la mort nous libérait de ce pacte tacite. Maintenant on pouvait voir, et manifestement Sam voulait voir. Il a avancé d’un pas, s’est penché un peu et a posé une main sur le membre sans vie. Il allait pincer le tissu quand Aviva, arrivée près de lui, a arrêté son mouvement en serrant son poignet pendant un temps qui m’a paru infini. Elle ne l’a lâché que sur l’imploration des yeux de mon frère.


Le geste impérieux et silencieux de ma mère m’avait troublé. C'est donc le cœur palpitant que j’ai observé le glissement du large ruban. D’abord, on n’a pas compris ce qui se découvrait, mais une fois le brassard ôté, est clairement apparu à nos regards incrédules un tatouage représentant un chat au sexe en érection debout sur les pattes arrière sous lequel était écrit en alphabet latin le prénom « Marguerite ».


Imaginez notre sidération ! On était censés voir le numéro attribué à Josh à Auschwitz et on se retrouvait face à un dessin obscène.


Sam et moi nous sommes spontanément tournés vers notre mère interloquée. Toute menue sous sa chevelure ondulée à l’ébène éteinte, les yeux fichés sur ce signe incongru, comme stupéfiée, elle a bredouillé quelques mots inintelligibles. Elle a ensuite fixé avec intensité le visage inanimé de son mari, puis son regard est parti dans le vague. Les mains accrochées à la barre du pied de lit métallique, elle semblait ailleurs.


De longues minutes ont passé pendant lesquelles mon frère et moi n’osions rien dire. J’étais clairement outré. Par contre, à son expression, Sam semblait hésiter entre amusement et indignation, puis il a risqué une question (je ne me le serais pas permis, du moins pas là, pas à ce moment-là) :


– Maman, papa ne t’a vraiment jamais parlé de ça ? Il n’a jamais fait une allusion, dit quelque chose ?


Elle a séché ses larmes avec le mouchoir que je venais de lui tendre et d’une voix vacillante n’a prononcé que le mot « jamais ». Elle l’a complété quelques secondes après par « depuis 1966 ».


Pendant un court instant, on a senti notre mère lutter, puis, toujours tournée vers la longue dépouille, elle a ajouté qu’il y avait quarante-huit ans, Josh portait déjà un brassard comme celui-là. Ça l’avait frappée, ça avait attiré son attention sur lui. C’était son plus ancien souvenir de sa rencontre avec ce bel athlète en bras de chemise. C’était à Jérusalem. L’arrivée des employés de l’entreprise de pompes funèbres l’a interrompue. Avant que le linceul blanc ne recouvre mon père pour l’éternité, Sam a remonté la manche de son dernier costume et a pris le tatouage en photo.


L’heure des condoléances était venue. Plusieurs personnes ont gagné la chambre. La mine sévère sous son inamovible kippa, le plus affligé était Ephraïm Herzl, l’ami de toujours, le frère d’armes. En reculant pour laisser passer un autre visiteur, il a fait tomber de la table de chevet un cadre contenant une photo de la famille, je l’ai ramassé. Le cliché derrière la vitre fendue m’a arrêté un instant. J’apparaissais grand et élancé et mon frère plus petit, trapu et musclé, mais surtout les quinze années nous séparant se révélaient nettement sur nos visages. D’un autre côté, mes cheveux blonds et plats contrastaient avec sa resplendissante chevelure noire bouclée à laquelle s’assortissaient ses yeux sombres tandis que l’azur de mon regard aurait pu faire jaser ceux qui ne connaissaient pas Josh. Je tenais surtout de notre père, là c’était évident, d’ailleurs devant l’objectif lui et moi étions raides comme des piquets alors que Samuel, penché vers notre mère, la serrait contre lui ; il lui ressemblait beaucoup.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Edouard PArle
Posté le 23/12/2024
Coucou Alain !
Me voici donc ici !
J'ai beaucoup aimé ce premier chapitre. L'exposition des enjeux du récit est aussi efficace qu'originale. Cette idée de tatouage comme ouverture sur un passé inconnu est excellente. La surprise de ne pas voir le matricule d'Ausswitch fonctionne bien ! Je ne m'attendais pas à ce que le père défunt ait osé un tel mensonge ! La révélation a de l'impact.
Et puis on comprend peu à peu ce que révèle ce tatouage, pas forcément la tromperie que j'ai d'abord imaginée mais plutôt une vie avant la rencontre de la mère du narrateur. Je le devine déjà investiguer le passé pour en apprendre plus...
En bref, un premier chapitre excellent qui donne envie de poursuivre !
Mes remarques :
"le temps de rester coincer dans un embouteillage dans l'échangeur Allenby," -> coincé
"les mêmes questions devaient trotter dans nos têtes." même s'il ne peut pas être 100% sûr je pense que ton narrateur peut se permettre d'affirmer : les mêmes questions trottaient dans nos têtes
Un plaisir,
A bientôt !
AlaindeVirton
Posté le 23/12/2024
Merci beaucoup Édouard.

J’ai fait les corrections. Une telle faute dès le début, c’est violent. ☹

Je suis content que ça fonctionne. J’essaie de faire de David quelqu’un de plutôt passif, déprimé, qui a d’autres choses en tête que de résoudre ces énigmes. Mais comme c’est le narrateur, on s’attend à ce que ce soit lui qui investigue, comme tu le pressens. Donc je vais être attentif à la construction de ce personnage.

Je me demandais si ce chat en érection était une bonne idée. Dans le texte initial, c’était juste un chat. J’ai ajouté ce détail parce que Marguerite est très libertine. Est-ce bon ? On verra à l’usage.

Merci encore et à bientôt.
Edouard PArle
Posté le 24/12/2024
Pour le chat, je ne sais pas tout dépend de ce que tu en fais
Syle
Posté le 18/12/2024
Bonsoir,

Que de mystères pour un premier chapitre. Un père décédé qui ne peut plus rien cacher mais ne peut de même plus rien révéler et un tatouage “ithyphallique” (J’ai dû aller vérifier pour être sûre de comprendre) qui soulève des questions sur un passé entre mensonges et aventures.

Une belle entrée en matière qui met en relief la future quête de réponses du présent quant aux péripéties que je peux supposer du passé.

Par ailleurs, pour parler de la forme, j’ai trouvé quelques difficultés dans les temps de la narration avec notamment quelques oscillations entre une narration au passé et au présent comme ici :
“Le geste impérieux et silencieux de ma mère m’avait troublé. C’est donc le cœur palpitant que j’ai observé le glissement du large ruban. D’abord, on n’a pas compris ce qui se découvrait, mais une fois le brassard ôté, est clairement apparu à nos regards incrédules un tatouage représentant un chat ithyphallique debout sur les pattes arrière sous lequel était écrit en alphabet latin le prénom « Marguerite ».”
Tu passes du plus-que-parfait au passé simple puis au présent dans une même série de descriptions. Je pense que tu gagnerais à harmoniser les temps.

J’espère que je ne suis pas trop rude dans mon conseil.

Je suis curieuse de la suite…
AlaindeVirton
Posté le 18/12/2024
Bonjour Syle.
Merci d'avoir eu le courage de te jeter à l'eau la première pour commenter mon travail.
Comme tu vois, je procède comme toi : je plonge le lecteur dans l'énigme de l'histoire immédiatement. C'est une méthode que j'aime assez.
Quant à l'orthographe, la concordance des temps est un problème. J'avais relu les pages de Grevisse sur le sujet, mais il semble que ce soit insuffisant. J'y serai attentif. Merci.
A bientôt.
AlaindeVirton
Posté le 18/12/2024
Ah ! oui, je vois. "C'est donc" est au présent. Que mettre à la place ? Ce n'est pas simple. L'imparfait, ça ne va pas, ni le passé composé. Les deux sont moches. Le passé simple conviendrait, mais alors c'est le passé composé qui suit qui ne va plus. Je pourrais contourner le problème : « Mes palpitations cardiaques se sont donc emballées alors que j’observais… » Ou quelque chose du genre. J'y réfléchirai mieux quand je reverrai le texte. Le travail sur l'ensemble du roman va prendre un an facile. Merci et à bientôt.
AlaindeVirton
Posté le 18/12/2024
Voilà, j'ai fait un essai.
AlaindeVirton
Posté le 18/12/2024
Tout compte fait, je reviens en arrière car je crois que la forme emphatique "c'est...que" est invariable. Je remets le texte originel et j'approfondis mes recherches.
Vous lisez