Ch.2

     À la fin de la journée, une partie des nombreuses personnes ayant porté Josh en terre se sont retrouvées chez moi, dans ce trop grand penthouse où je vivais seul depuis que ma compagne m’avait quitté. Sam discutait en aparté avec notre mère. Tout près d'eux, mais leur tournant le dos, je contemplais le Carmel par la fenêtre. Le mystère des paysages m'a toujours transporté. Leur contemplation se suffit à elle-même, elle vide la tête : je ne pensais plus à ce tatouage. Je suis le seul dans la famille à éprouver cette attirance pour les lointains. J’avais donc beaucoup de chance de posséder ce nid de cigogne. Je me félicitais d'avoir suivi mon père dans le métier d'ingénieur et je lui rendais grâce de m’avoir offert l’opportunité d’une carrière m'ayant permis cette acquisition. Les paroles de mon frère m’ont ramené à la réalité.


     Il s’interrogeait sur l’étrangeté du comportement de notre père. S’il avait honte de cette marque, si c’était une erreur de jeunesse qu’il regrettait, il pouvait la faire retirer plutôt que recourir à cette mise en scène. Mais aussi pourquoi l’avoir placée là où se trouvait la marque du camp ? Une telle attitude n’avait rien de banal. Elle devait renvoyer à quelque chose d’important. Et il n’était pas normal qu’il n’ait rien dit à sa femme. Ce silence, cette dissimulation évoquait quelque chose de grave.


     Aviva a pris mon frère par la main et l’a fait asseoir à côté d’elle sur un canapé, près d’Elsa, ma belle-sœur, et de Zac, leur fils. Je me suis approché. Il n’y avait que nous dans ce coin du spacieux salon : nos visiteurs étaient retenus par le buffet. Aviva a inspiré longuement, puis elle s’est adressée à voix basse à mon frère et à moi. Sans détour, elle nous a suggéré d'oublier ce que nous avions vu. De toute façon, on ne pourrait jamais savoir, et puis surtout notre histoire familiale s’ouvrait par l’horreur du 14 avril 1967. Nous le savions, n’est-ce pas ? En effet, ai-je constaté pour moi-même, nous avions intuitivement toujours perçu ainsi le passé de notre famille. Ce que Josh avait vécu avant, a-t-elle continué, ce brassard, ce tatouage, tout cela appartenait à une époque disparue ce jour-là, il fallait l’admettre, nous y résigner. Si Josh avait voulu que l’on sache quelque chose, il se serait exprimé. D’ailleurs, les questions sans réponse ne servent à rien, qu’à se faire du mal.


     Il importait seulement, a-t-elle encore dit, de nous souvenir que cette nuit horrible ses parents et tous ceux de leur hameau étaient morts dans les bombardements syriens. Elle s’est adressée à moi en levant les yeux (j’étais resté debout) : moi, Josh et elle nous avions été les seuls survivants. Je le savais parfaitement : mille fois j’avais entendu la relation de cette tragédie. Aviva nous l’a de nouveau racontée. J’avais trois semaines, me tirer du berceau, m’emmitoufler, ça les avait retardés, ils n’étaient pas sorti aussi vite que mes grands-parents quand les sirènes avaient hurlé, un obus était tombé devant la maison, Josh avait eu le réflexe de les faire s’enfuir par l’arrière et non vers le bunker, ça nous avait sauvés. Josh nous avait sauvés, c’est ce qu’il fallait retenir, il ne fallait retenir que ça. Elle a martelé ces syllabes une seconde fois, plus fort, des têtes ont pivoté vers nous.


    — Oui, on sait tout ça, Aviva, ai-je dit doucement.


    — Oui David, oui évidemment, mais ce que tu ne sais pas, ce qu’aucun de vous ne sait, c’est que moins d’une heure plus tard, Josh devenait un héros, il devenait quelqu’un à qui on ne pose plus de questions.


     Plusieurs invités s’étaient entretemps groupés autour de nous. Ceux qui travaillaient avec Josh depuis le début semblaient se dire que, malgré tout ce temps, ils ne le connaissaient pas vraiment. Que s’était-il passé ? Qu’avait fait mon père pour acquérir ce statut ? Ma mère a levé la tête et m’a regardé (j’étais toujours debout). Elle n’a prononcé qu’une phrase : grâce à lui des vies avaient été épargnées dans les deux camps. Puis elle a baissé les yeux sur ses mains. Je respectais sa pudeur tout en observant les visages interrogatifs autour d’elle. « Maman », a dit mon frère.


    — Oui, Sam. Tu sais comment il était, vous le savez tous, Josh ne recherchait pas la gloire, il a tout fait pour que l’incident ne soit pas rendu public, il était comme ça, mais bon, nous sommes entre nous et lui il n’est plus là... Donc voici ce qui s’est passé. Quand on est sorti de la maison, nous avons couru, couru, au milieu d’un fracas assourdissant, David hurlait dans les bras de Josh. Des avions à nous sont passés en volant très bas, c’était effrayant, ils tiraient des roquettes en direction du Golan, puis les explosions ont cessé. Il commençait à faire jour quand on a atteint le hameau voisin. Là, au détour d’un mur donnant sur une cour, nous avons vu deux hommes menacer quelques paysans de leurs armes, ils allaient les abattre. David épuisé s’était endormi, Josh me l’a donné et il nous a mis à l’abri, mais je n’ai pas pu ne pas regarder. J’avais la chair de poule. J’ai vu mon mari se faufiler sans bruit derrière les engins agricoles et bondir sur les assaillants. En un éclair, il les avait maîtrisés tous les deux. Il s’agissait de fedayins infiltrés parmi les travailleurs de la ferme. Les paysans ont voulu les lyncher, l’un d’eux a saisi une fourche, il était sur le point de la planter dans la poitrine d’un de ces individus quand Josh s’est interposé. Il a regardé l’homme en face et il a dit : « Tu ne tueras point ! » C’est à ce moment-là qu’un véhicule de Tsahal est entré dans la cour.


     Ma mère s’est tue, il n’y a plus eu dans les locaux que le bruit provenant de la machine à fabriquer de l’eau gazeuse qu’actionnait un serveur. Ephraïm, assis sur une chaise, s’est alors levé, a brandi son verre et a porté un toast à la mémoire de l’homme courageux et humble qu’était Josh, nous l’avons tous suivi. En accomplissant le geste, j’ai revu avec mes yeux d’enfant mon père en uniforme, mais comment se faisait-il qu’il maîtrisait aussi bien les techniques de combat à l’époque du drame, je croyais qu’il n’était pas encore entré à l’armée au moment de ma naissance.


    — Josh était militaire ? ai-je demandé à Aviva.


    — Non, c’est juste après qu’il a été appelé. Ensuite, il s’est engagé.


J’ai laissé la conversation se dérouler sans moi. Mon esprit s’est attaché à la personnalité de mon père. Je l’avais cru transparent, il se révélait avoir été un être de secrets. Quels secrets pouvait receler son existence italienne, cette partie effacée de sa vie ? Un détail dans ce qu’avait rapporté Aviva m’a ensuite interpellé. Tu ne tueras point, en anglais, c’est Thou Shalt Not Kill. Les initiales de cette phrase formaient le nom de notre société, T.S.N.K. Josh disait que quelques lettres accolées, dépourvues de signification, ça faisait sérieux sans frais. En fait, c’était sa devise. Je comprenais dès lors mieux sa préférence pour la méthode douce dans la sécurité. J’avais exprimé tout haut cette réflexion, la petite assemblée a paru méditer quelques instants, puis une voix s’est manifestée en retrait du canapé. Josh avait de la suite dans les idées ! Une Aviva au sourire triste a abondé dans son sens : on ne pouvait pas savoir à quel point ! Sam lui a proposé de nous raconter. De nouveau, elle a pris une grande inspiration.


    — Hé bien ! Josh et moi, on a connu notre coup de foudre à Jérusalem sur le trottoir près du King David Hotel (avec ma mère, on attendait mon père parti acheter des cigarettes), pourtant notre rencontre n’avait duré que quelques minutes, il nous avait juste demandé un renseignement, ma mère n’avait pas pu le donner et elle s’en était excusée en expliquant d’où nous venions, mais il avait retenu le nom de notre village… Et trois jours après, il se présentait chez nous, là-bas, en haute Galilée, à près de 250 km de Jérusalem. Et comme ça, sur le pas de la porte, il a demandé ma main à mon père. J’avais seize ans, mais ma mère savait à quoi s’en tenir, elle avait compris ce qui s’était passé entre nous. Mon père, lui, il avait les idées larges. Il était aussi un peu calculateur. Il a dû penser que Josh serait un précieux renfort pour leur petite quincaillerie. Mes parents ont accepté. Nous avons vécu une année de bonheur, le point culminant a été ta naissance, David. Mais Josh n’a jamais travaillé avec mes parents. Peu de temps après notre mariage, il a été engagé par le grand kibboutz au nord du village. Il était chargé de diriger les travaux d’irrigation. Après, tout a changé : nous déménagions en fonction de ses affectations et de l’évolution de sa carrière militaire.


    — Vous parliez parfois de quand il était en Europe ? a demandé mon neveu.


    — Oui Zac. Avant le drame d’avril 67, Josh m’avait dit certaines choses. Après, plus rien. L’épreuve l’avait transformé. Je crois qu’elle lui avait fait revivre des moments douloureux. Je n’ai jamais insisté pour en apprendre plus.


    — Je comprends, maman, est intervenu mon frère, mais malgré tout je pense que ce serait bien que tu transmettes ce que tu sais à ton petit fils. Tu ne crois pas ?


    — Si, tu as raison, Sam, tu as raison.


Elle a fait brièvement silence, s’est concentrée, cherchant sans doute les mots justes.


    — Écoute Zac, tu sais que les parents de Josh ont disparu en déportation et que ton grand-père n’avait pas d’autre famille. Lorsque l’Armée rouge a libéré le camp, Josh était abandonné dans un dispensaire, laissé sans soins. Un déserteur allemand se trouvait là aussi. Les soldats soviétiques ne se sont pas intéressés à eux. Ils n’ont même pas inspecté la baraque où ils se trouvaient. Ils étaient trop occupés à monter leurs mises en scène de propagande et à se filmer. Josh et l’Allemand ont pu quitter le camp sans problème. Leur objectif était l’Italie. Après trois mois d’une errance pénible, ils sont arrivés en Bavière, près de Berchtesgaden. Là, ils ont rencontré l’armée française. Le militaire a été fait prisonnier et Josh a été pris en charge par la Croix-Rouge. C’est ainsi qu’il s’est retrouvé à Paris, adopté par des Juifs revenus des États-Unis. Il a fait son lycée et ensuite il est retourné dans sa ville natale pour y faire des études d’ingénieur. Il a travaillé à la rénovation des bâtiments historiques et à la modernisation des musées, puis à l’installation de systèmes de sécurité. Mais il se sentait de moins en moins à sa place. Il rêvait d’Israël et, en 1966, il a embarqué pour Haïfa. Voilà, Zac, maintenant tu en sais autant que moi.


     Après qu’Aviva eut dévoilé cette histoire d’une voix cassée, quelques-uns se sont risqués à des conjectures sur les silences de Josh. L’énigmatique plainte de mon père mourant s’est alors mise à tournoyer dans ma tête. Nove anni per niente ! Ces neuf années, qui n’évoquaient rien à ma mère, ne pouvaient se situer qu’entre le retour à Florence et le départ pour Israël. De la même façon, je ne pouvais m’ôter de la tête que ses dernières paroles, mon père les avait dites en italien. Or, je ne savais quasiment rien du Josh de cette époque-là, du Josh italien. En fait, je n’avais jamais rien tenté pour connaître mon propre père, pour qu’il nous parle de sa famille, qu’il nous présente sa ville natale. Cela ne m’était même jamais venu à l’esprit.

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