Ch.12

Notes de l’auteur : Texte revu le 19 janvier 2025.

Le visage de mon hôte était parcouru de tics qui ne s’étaient pas manifestés jusqu’à présent. Ils se sont dissipés quand il a recommencé à parler. En tout cas, a-t-il dit avec une certaine vigueur dans l’intonation, ce tableau n’était pas une œuvre peinte par un artiste qui se cherche. Il fallait donc la placer après 1949 – année où selon lui Brémond avait achevé son apprentissage –, mais avant la fin des années soixante, en raison du type de la signature. Le style permettait de resserrer la plage temporelle. Certains traitements, comme ceux des flots ou encore ceux d’une ville côtière illuminée à l’arrière-plan, n’apparaissaient plus dans les toiles que l’on pouvait dater avec certitude des années soixante.


Nous étions donc dans les années cinquante, à la rigueur tout début soixante, mais pas plus tard. L’étoile de David semblait d’origine, mais, comme je le savais, elle avait fait l’objet d’un repentir : elle avait été recouverte par un énorme cœur. La tête de mort du pastiche de Lucrezia avait pour sa part été coupée en deux avec un instrument tranchant. Il était toutefois impossible de dire si les deux actes avaient été concomitants.


Debout l’un à côté de l’autre, nous considérions silencieusement cette œuvre hermétique quand Clarius a de nouveau soupiré. Son intonation a changé.


– Vous serez d’accord avec moi pour dire que cette toile n’est pas attirante. Si on recule un peu..., voilà, que voit-on ? Une barque avec un bonhomme couché dedans. Vous mettriez ça chez vous ? Surtout avec ce gros cœur d’un goût malheureux. Je ne crois pas. Mon sentiment est que cette œuvre n’a jamais quitté l’atelier, ce qui complique la datation puisque l’artiste a pu la retravailler à tout moment.


– D’où vient-elle, si ce n’est pas indiscret ?


– Je l’ai achetée en vente publique. Le client du commissaire-priseur, lui, l’avait acquise d’un particulier via un site web de vente de seconde main. La traçabilité s’arrête là. Il doit s’agir d’une de ces œuvres qui circulent plus ou moins sous le manteau parce qu’elles ont été volées dans l’atelier après la mort de Marguerite.


– Volées ?


– Oui, volées. C’est une bien triste histoire. Le mari de Marguerite est décédé moins de deux ans après elle. La propriété est passée à un type d’Avignon à qui elle avait été vendue en viager, il n’a pas eu la présence d’esprit de sécuriser les lieux, il s’est contenté de mettre en vente, ça a été un pillage ! Tout a disparu : les dernières toiles, les études, les dessins, la palette, les papiers privés, les carnets intimes...


– Ah ! des carnets intimes. Elle tenait un journal ?


– Pas vraiment un journal, c’était des cahiers dans lesquels elle notait toutes sortes de choses très disparates, accompagnées de croquis ou d’esquisses. Il y en a un qui a atterri au musée des Cordeliers et je sais que deux autres se trouvent chez des particuliers. Il y en avait beaucoup plus, mais combien, impossible de le dire.


Clarius Magnan aspirait évidemment à consulter ces documents qui constituaient une source incomparable d’informations sur l’artiste. Il avait essayé, en vain. Il n’avait abouti à rien. Au musée, on lui avait opposé un refus ; la conservatrice se réservait la primeur de la divulgation ; ce devait être à l’occasion de l’exposition commémorative programmée pour le dixième anniversaire de la disparition de l’artiste. Quant aux autres détenteurs, il avait tâté le terrain, mais n’avait pas insisté, il avait senti qu’ils n’étaient pas francs du collier. Un certain Aubin Pélissier en possédait un. Il était le fils des anciens voisins de Marguerite, il avait toujours été en admiration devant son travail. Il était possible qu’il ait chapardé le cahier lorsqu’il était minot. Le troisième était entre les mains des époux Richaud. C’était des collectionneurs acharnés de tout ce qui concerne Brémond. Ils n’avaient sans doute pas résisté à la tentation d’acheter le carnet à un quelconque brocanteur, alors qu’ils ne pouvaient pas en ignorer l’origine suspecte. En conclusion, ces cahiers étaient un sujet de crispation. Quant aux autres, c’était comme l’Arlésienne, tout le monde en parlait, personne ne les voyait.


– Et moi, ne pourrais-je pas tenter quelque chose pour lire les trois que vous connaissez ?


– Je ne vois pas quoi, ni à quel titre. Vous seriez disposé à confier votre histoire à ces gens ?


– Non, c’est prématuré. Mais je pourrais me faire passer pour un collectionneur…


– Qui viendrait d’Israël pour Marguerite Brémond que quasi personne ne connaît au-delà de la Durance, ça ne tient guère debout.


– Vous avez raison. C’est tout de même dommage parce qu’il y a peut-être dans ces notes une allusion à mon père.


Clarius nous a resservi. Il s’est rassis, je suis resté debout, ses yeux parcouraient des méandres invisibles au plafond, sa bouche se contractait, s’arquait, se distordait. À coup sûr, il concoctait un plan. J’avais raison.


– Bon ! J’ai peut-être une idée. Notre musée manque d’argent. Il ambitionne de faire de la rétrospective Brémond un événement qui fera date, mais il ne peut y consacrer que des moyens dérisoires. Vous pourriez vous présenter à la conservatrice comme candidat sponsor (il faudra que vous prévoyiez un petit budget). Votre société est présente dans la région, la démarche paraîtra naturelle, je servirai d’intermédiaire, en feignant d’avoir fait votre connaissance sur le chantier d’ITER. Ça devrait marcher.


– Ça pourrait, mais en quoi cela m’autoriserait-il à lire les écrits de Brémond ?


– À cause du politiquement correct. Vous ferez valoir que votre société ne peut pas s’engager les yeux fermés à soutenir une artiste dont des pans entiers de l’existence sont dans l’ombre. Vous exigerez d’avoir accès à toutes les archives la concernant. Or, les détenteurs des cahiers ont déjà accepté de prêter leurs pièces pour exploitation par la conservatrice. Elle vous dirigera vers eux, ça ne fait pas de doute. Je suis membre du comité scientifique de l’expo, je sais que les finances sont à sec.


Nous avons poursuivi notre conversation au restaurant où, tout au long du repas, Clarius s’est fait un devoir de me dépeindre ceux à qui j’aurais affaire dans ma livrée de mécène.


La jeune conservatrice du musée, docteure en archéologie, n’était pas du pays, elle était en poste depuis peu. À la fois ambitieuse et compétente, elle voulait faire de l’expo Brémond un tremplin pour sa carrière. Pour cela, il lui fallait de l’argent. Dès lors que je la convaincrais que les cahiers de l’artiste ne seraient pas éventés, elle saurait vite faire le bon choix dans son propre intérêt.


Il connaissait beaucoup mieux Pélissier, de près de dix ans son aîné. C’était un énergumène aux multiples facettes, en proie parfois à des pulsions contradictoires. Selon la manière dont on recevait ses propos, on pouvait le juger mythomane ou mystificateur. La vie semblait pour lui un jeu : il se mettait en scène ou bien s’amusait de ses invités. En incapacité permanente suite à un accident de travail, il pouvait se montrer collant. Une bonne partie de son temps était consacrée à l’étude d’œuvres de Brémond sur lesquelles il rêvait de publier un ouvrage. C’était le prétexte qu’il avait fourni à Clarius pour justifier sa réticence à le laisser prendre connaissance du carnet.


Les Richaud, eux, étaient des collectionneurs compulsifs. Ils accumulaient œuvres et objets décoratifs façonnés par des mains bas-alpines. Cette passion s’étendait, s’agissant des artistes qu’ils chérissaient, à la collecte de tous les vestiges possibles de leur vie. Brémond était de ceux-là. Cette recherche obsessionnelle les mettait parfois en contact avec des margoulins peu recommandables. Ils n’avaient jamais refusé à Clarius la consultation du cahier, mais ils avaient toujours réussi à en différer le moment. Ils devaient, d’après mon commensal, redouter que surgisse la question de l’origine de la précieuse relique. Il les sentait torturés.


Entre l’addition et le génépi offert par le patron, Clarius a eu sa dernière double bonne idée de la journée : publier une annonce dans le blog d’une feuille locale, mais aussi dans une revue spécialisée. La Gazette Drouot était, d’après lui, le vecteur tout indiqué de cette communication à destination des opérateurs du marché de l’art et des collectionneurs susceptibles de détenir des papiers privés de Brémond. L’espoir était très mince, c’était comme jeter une bouteille à la mer. Mais il tablait tout de même sur le fait que Brémond avait été défendue par une galerie parisienne, alors peut-être que.

                                                       *

Pourquoi m’étais-je si facilement laissé embarquer dans cette comédie ? Qu’est-ce que cela pouvait m’apporter ? Trouver dans ces carnets une allusion à mon père, pouvais-je raisonnablement l’espérer ? La question qui obsédait Fanny, la question qui m’avait conduit ici était de savoir où et quand Josh et Brémond s’étaient rencontrés. Ce ne semblait pas être à Paris, mais s’il y avait la moindre chance pour que ces carnets contredisent les recherches des étudiants, ça valait le coût de la tenter. Je n’avais donc pas eu tort de suivre Magnan. J’ai éteint ma lampe de chevet.

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