Ch.11

Notes de l’auteur : Texte revu le 19 janvier 2025.

En fin d’après-midi, mes obligations professionnelles accomplies, j’avais pris possession de ma suite dans un hôtel situé dans un village tout proche de Forcalquier. J’étais sous la douche. C’est le moment où d’habitude, en déplacement, je fais le point de la journée, sommairement, je vais à l’essentiel. On ne reste pas longtemps sous le pommeau en général. Cette fois-là, je me suis attardé et pourtant seul Josh a occupé mes pensées, comme tout au long du trajet depuis Paris. Il avait accaparé mon esprit depuis mon lever, même pendant les réunions de travail. Il m’avait obsédé toute la journée parce qu’il n’était plus seulement un être de secrets, il était aussi un menteur, et j’avais beaucoup de mal à accepter cette idée.


Sam – que j’avais appelé sur la route – avait réagi à sa manière : Josh devait avoir ses raisons. Peut-être, mais il ne s’agissait pas d’un unique mensonge concernant sa prétendue présence à Paris. À la lumière de cette découverte, la dissimulation du tatouage-signature prenait un autre relief. C’était aussi un mensonge, et pas seulement par omission, c’était un mensonge effectif puisque Josh avait toujours laissé croire à tout le monde que le brassard recouvrait le matricule du camp.


Spontanément, j’avais utilisé dans ma tête la formule « laissé croire » parce qu’en réalité je n’avais jamais entendu mon père s’exprimer sur le sujet. C’était ma mère qui un jour, quand j’étais encore enfant, m’avait dit de quoi il retournait et c’est elle seule qui expliquait la chose à tout qui semblait s’étonner. Je me rassurais en me répétant que l’on pouvait mentir pour de bonnes raisons, mais je ne parvenais pas à imaginer dans le cas de mon père quelle aurait pu être leur consistance.


Je me dirigeais vers le parking de l’hôtel quand je me suis ravisé, je suis revenu à la réception où j’ai demandé de m’appeler un taxi. J’avais assez conduit pour la journée, même si la voiture était intéressante. Depuis que ma secrétaire avait appris que j’avais été passionné d’automobiles, c’était devenu un jeu pour elle que d’essayer de me louer des machines originales. En vérité, elle n’y parvenait pas souvent.


Le taxi est arrivé, j’ai donné l’adresse de la galerie de Magnan. Après quelques minutes, il m’a laissé devant l’immeuble. Sur le mur, une plaque mentionnait « Hôtel d’Aspremont, XVe siècle ». La porte était grande ouverte, elle donnait sur un mince boyau enténébré et décrépi ; en guise de sonnette, une poignée pendait à l’extrémité d’une chaînette. J’ai tiré, une cloche a tinté, une voix a crié. C’était au troisième. Je suis entré et, après une vingtaine de pas, j’ai abouti dans une cour intérieure exiguë, mais au décor élégant. La voix invisible s’est manifestée de nouveau. Non, ce n’était pas par là ; je devais revenir sur mes pas et prendre l’escalier en caracole à ma droite. Je me suis exécuté. Le cylindre de la vis était à l’image de toute la bâtisse : lilliputien et vétuste. J’ai eu quelques difficultés à éviter de me frotter aux murs lépreux en soutenant devant moi ma serviette et le présent que j’apportais. Il m’a paru évident que les œuvres d’art devaient atteindre la galerie par un autre chemin.


Nous nous sommes salués. La main était molle, mais le regard franc. Le visage, plutôt joufflu, rayonnait. Grâce aux découvertes parisiennes relatives à Marguerite Brémond que j’avais partagées à mon hôte, on avait, s’est-il réjoui, progressé d’un pas de géant dans la biographie de l’artiste. L’homme était heureux. Mon cadeau a achevé de le ravir.


Je me suis assis à l’endroit que sa main désignait, il a pris place en face de moi. Ses premières paroles ont été pour s’étonner de mon engouement pour les peintres provençaux contemporains. Je ne m’attendais pas à cette réflexion, j’avais stupidement omis de demander à Fanny en quels termes elle m’avait présenté à ce galeriste, je ne savais rien du prétexte inventé pour légitimer ma visite. J’ai joué franc jeu.


– Monsieur Magnan…


– Appelez-moi Clarius.


– Alors moi, c’est David. Clarius, je vous dois la vérité. Voici la cause de mes recherches sur Marguerite Brémond.


J’ai placé sous ses yeux un tirage grand format de la photo du tatouage. Un spasme a ébranlé ses paupières et d’instinct il a reculé la tête. Sans attendre qu’il se reprenne, je lui ai expliqué toute l’histoire depuis le décès de mon père, en insistant sur le trouble dans lequel la découverte de la supercherie avait plongé ma famille. Pour que la signature de Brémond ait été substituée au matricule nazi, il avait dû se produire quelque chose d’insigne, ai-je souligné.


L’apparente bonhomie de mon auditeur m’a conduit à lui confier que le résultat des investigations parisiennes concernant mon père n’avait qu’accru le malaise puisqu’aucune trace de lui n’avait été trouvée dans les archives de la période correspondant à sa prétendue présence dans la capitale. Mon père avait menti ont été les derniers mots de mon propos.


Après un long silence qu’a rompu un proche clocher frappant dix-neuf heures, Clarius m’a dit d’une voix blanche qu’il avait réservé au restaurant d’à côté pour vingt heures, et il m’a proposé une flûte de crémant. On a trinqué, puis il abordé notre affaire en s’exprimant avec le flegme du spécialiste.


– La signature reproduite par le tatouage est du troisième type (c’est moi qui ai établi ce classement) : le prénom seul y est écrit. Elle semble apparaître sur les tableaux à partir de la fin des années soixante. Si l’on prend comme postulat que le tatouage reproduit le signe utilisé par l’artiste à ce moment-là, cela implique que la rencontre entre ces deux personnes s’est faite à la fin des années soixante ou après.


– C’est impossible, Clarius, mon père est arrivé en Israël en 1966 et n’en a plus bougé.


– Ah ! L’énigme demeure donc entière.


– À moins que… Vous êtes certain que Brémond n’a pas voyagé, qu’elle ne s’est pas éloignée de Forcalquier à un moment ou à un autre dans les années soixante ?


– Rien ne laisse supposer le contraire. Mis à part de probables déplacements à Paris, elle n’a pas quitté la région jusqu’à son suicide le 5 avril 2006.


– Son suicide ?


– Vous l’ignoriez ?


– Oui. Ma secrétaire me l’aurait dit si quelque chose apparaissait sur Internet. Et vous-même, vous ne lui avez pas dit.


– C’est vrai, je n’en parle jamais, je dirais, à distance. Je préfère avoir mon interlocuteur en face de moi. Et, de fait, on n’y trouve aucune allusion sur la Toile. Marguerite s’est jetée du viaduc à l’entrée de la ville le jour de son soixante-quinzième anniversaire.


– Son désespoir était donc si aigu.


– Oh ! il y avait bien longtemps que notre artiste avait capitulé, elle ne se battait plus. Elle était devenue un personnage folklorique qui faisait rire sous cape. On se moquait de sa passion pour les chats, on ridiculisait son penchant pour la boisson, et je ne parle pas des ragots au sujet de ses frasques sexuelles passées. Elle a sombré dans l’alcoolisme, son mari aussi. Et, de plus en plus, les piliers de bistrot l’ont courtisée pour lui extorquer des toiles. Mais je ne pense pas qu’elle était dupe. Dilapider ses œuvres était peut-être pour elle une manière de se venger de ceux qui ne l’avaient pas comprise. En fait, les bourgeois la prenaient pour une baba cool (ce qu’elle n’était pas), mais ça ne les empêchait pas d’acheter ses tableaux, et encore maintenant, d’ailleurs sa cote se porte très bien.


– Justement, c’est une de vos acquisitions récentes qui m’a décidé à venir : ce grand tableau, là, avec un homme couché dans une grande barque rouge. Vous comprenez, je me pose des questions à propos de l’occultation de cette étoile de David. Je me demandais si on savait quand il a été peint.


Malheureusement, m’a répondu Magnan, on l’ignorait, Marguerite ne datait pas ses toiles. Toutefois, a-t-il poursuivi, l’image que nous avions devant nous était originale, purement imaginaire et sans précédent. À en juger par la composition, le galeriste était d’avis que le sujet, au demeurant inconnu, ne pouvait être que complexe. Marguerite avait donné un titre à cette œuvre ; elle l’avait écrit sur le châssis ; mais il était purement descriptif et ne nous apprenait rien : Le Prisonnier de la barque rouge. De plus, il ne tenait pas compte de plusieurs éléments importants, notamment un soleil noir et un pastiche du portrait de Lucrezia Panciatichi suspendu en l’air. 


– Un pastiche de quoi, avez-vous dit ?


– Du portrait de Lucrezia Panciatichi. C’est un tableau de Bronzino. Il se trouve aux Offices.


– Ah ! Quand mon père y est allé en 1988, il a absolument voulu voir cette toile.


– Étrange coïncidence.


Clarius a soupiré et s’est tourné vers moi.

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