Chap 10 : qui suis-je ? (parti 1)

À mon réveil, la pièce était inchangée, désespérément pleine de cette rage incandescente que même le sommeil n’avait pas su éteindre. Dehors, l’orage nucléaire faisait toujours rage. Il s’était rapproché, grondant plus fort qu’à mon arrivée. À ce rythme, il ne tarderait pas à grignoter les champs de la rébellion.

Personne n’était venu. Pas un bruit, pas une trace. La chambre de Mina était toujours vide, figée dans le silence, à peine animée par le feu qui continuait de brûler dans la cheminée.

Je me débarrassai enfin de la robe de soirée que j’avais dû porter aux enchères. Elle me démangeait les ailes — mais ce n’était pas à cause d’une étiquette mal placée. Mes doigts frôlèrent une couture anormalement épaisse dans la doublure.

Quelqu’un avait glissé un mot à l’intérieur.

« N’oublie pas tes objectifs, on se retrouve dehors.

                                                                             Mina »

Ça, je n’allais pas oublier. Mais comment faire avec une impératrice frustrée, plus froide que le zéro absolu, et qui savait pertinemment que je nourrissais une envie de vengeance ? Alors, cher lecteur, ça, c’est la question à un million. Et pour être honnête, je n’en avais pas la moindre idée.

Est-ce que je tourne en rond ? Évidemment que je tourne en rond. C’est ce que j’ai fait pendant presque une semaine, tournant comme un lion en cage dans cette tour dorée, à ressasser mes mots, à rejouer la scène encore et encore, à essayer d'imaginer ce qu'elle imaginait.

Entre deux appels aux informations filtrées, où Marianna brillait systématiquement par son absence, je me perdais dans mes propres pensées. Les écrans ne diffusaient que ce qu’elle voulait qu’on voie. La ville semblait figée dans un calme trompeur, pendant que, moi, je rongeais mon frein dans un silence assourdissant. Pas un mot. Pas une convocation. Pas même un regard au détour d’un couloir. Elle m’évitait, ou me faisait mariner. Et j’ignorais laquelle des deux options était la plus dangereuse.

Je n'avais pas l'impression de survivre à ses côtés. Plutôt… de stagner. Comme si elle me maintenait juste en vie, juste assez visible pour que je me tienne tranquille, mais trop éloignée pour que je comprenne ses intentions.

Et puis aujourd’hui, étrangement…

– L’impératrice vous demande.

Je levai les yeux, déjà lassée.

– Elle-même ? Ou encore une de ces réunions fantômes où elle ne se montre pas, comme d’habitude ? Vous n’en savez rien, j’imagine…

Le garde resta impassible.

Une voix suave, bien trop calme pour être anodine, s’éleva soudain derrière lui.

– Non. C’est elle qui te requiert. Je vais même t’accompagner dans cette démarche.

Je me redressai aussitôt, l’effort pour paraître détendue tendant chaque muscle de mon dos. Mon cœur, lui, avait décidé d’accélérer sans demander la permission.

Marianna franchit lentement le seuil, sans un bruit, comme si elle avait toujours été là. Son regard glissa sur moi avec une neutralité étudiée, une absence d’expression bien plus glaçante que la colère.

Et surtout, elle portait du noir.

Je ne l’avais jamais vue dans cette couleur, ni dans aucune suffisamment sombre pour ne pas flatter son teint d’ébène. Essayait-elle d’être discrète ? Ce n’était pas bon signe.

Mais je lui fis mon plus beau sourire.

— Son Altesse s’est déplacée jusqu’à chez moi, quel honneur. Quel bon vent vous amène en ma compagnie ?

— Il subsiste un détail mineur à régler avant que tu ne sois, dans une forme de grâce, autorisée à me suivre.

Elle sortit un ustensile semblable à celui que Mina avait utilisé sur mon bras pour modifier nos autorisations. J’allais donc obtenir l’accès à des étages supplémentaires… mais pourquoi maintenant, alors qu’elle devait encore me soupçonner pour l’évasion des enchères ?

Beaucoup de questions se bousculaient dans ma tête, mais elle m’offrit quelques éléments de réponse.

— Tu as émis le désir de me venger, sans que mon peuple n’en pâtisse et sans l’ombre d’une intervention de la rébellion. Malgré les réticences exprimées par mes conseillers, je tiens à t’observer de près, personnellement. Il aura fallu une certaine patience à mes ingénieurs, mais désormais, cette puce t’impose de ne quitter ta chambre qu’en étant accompagnée. Un procédé fort pratique pour surveiller… n’est-ce pas, quand l’on garde ainsi sa proie sous son regard constant ? D’ailleurs, je suis fort intriguée par la nature de ta prétendue vengeance, supposément inoffensive.

— Ma douleur n’est qu’un jeu pour vous. Comment quelqu’un comme vous peut encore se dire souverain sans penser une seule seconde au bien-être d’autres êtres vivants ?

— La place qui m’a été réservée, chevêche, ne se choisit pas. Ici, nul ne dispose de ce privilège ; il serait grand temps que tu t’y résignes, à défaut de le comprendre.

— J’ai un nom. Et tant que vous ne le comprendrez pas, je ne vous suivrai pas dans vos délires. Je ne suis pas une plante verte que vous pouvez sculpter à votre guise. Même elles finissent par faner, si on les coupe trop.

— Alors, fais donc le choix de demeurer ici. C’est dommage, je comptais t’instruire sur les merveilles de ma cité.

— Me mettre en laisse pour un bain de foule ? C’est votre définition de la liberté ?

— Non. Cependant, il m’avait semblé percevoir que tu nourrissais l’aspiration de t’envoler.

— Le vol est un symbole de liberté. Ça n’aura pas le même goût avec un boulet terrestre qui me tient par la cheville.

Le garde était prêt à me découper la tête, mais elle tendit le bras pour le retenir — un ordre muet, inaudible, qui imposait instantanément son autorité. Si Marianna aimait qu’on lui résiste, je ne me gênerais pas pour être carrément insolente. Ça semblait plus ou moins marcher. Elle m’offrait d’ores et déjà la possibilité de la suivre où qu’elle aille… mais j’avais besoin d’à peine plus.

— Si vous comptez me surveiller par vous-même H-24, pourquoi ne pas m’installer dans vos appartements, tant que vous y êtes ?...

— Une idée brillante, en effet. Cependant, je ne suis pas assez dénuée de discernement pour t’accorder l’opportunité de m’attendre lorsque je suis la plus exposée. Ne t’attarde pas dans ces réticences, chevêche.

— Mettez-la-vous où je pense, cette puce. Je m’appelle Morgan. Tâchez de vous en souvenir… « humaine ».

Elle sourit tandis que son garde, tendu comme une corde de violon, attendait l’ordre de bouger, son appendice noir et lisse, tel celui d’un scorpion, frémissant sous l’excitation de la situation. Je l’amusais en étant impertinente. Je ne rentrais pas dans son jeu, contrairement à tous les autres. Je n’avais pas peur de son autorité, et c’était ce qui la déstabilisait.

 

Je faisais avec elle ce que j’avais toujours fait dans mon travail : demander le respect qui m’était dû par l’irrespect envers ceux qui ne voulaient pas comprendre. Ceux qui ne se pliaient pas m’offraient une escalade sans fin, toujours verbale de ma part, mais plus tranchante à chaque fois. Les autres, eux, apprenaient la leçon, pour moi et pour tous les autres dans la même situation. C’était simple : soit ils comprenaient, soit ils ne me retenaient pas.

— Fort bien... Morgan. Si cela constitue ta requête la plus modeste, je daignerai t’appeler par ton nom.

— Je ne le demande pas, c’est une preuve de respect. Je l’exige pour moi et pour tous les autres. Ce n’est pas compliqué d’être bien élevé.

Un sourire furtif passa sur ses lèvres, bien que son regard restait perçant, calculateur. Elle se tourna vers l’appareil posé sur la table en bois sombre.

— … Je te laisse l’appareil en question. Un simple pressé du bouton bleu suffira. Les instructions, naturellement, sont déjà enregistrées.

S’apprêtant à sortir, elle fit volte-face.

— Une ultime chose avant de te laisser t’abandonner à ta morosité… permets-moi une dernière question : aurais-tu, par miracle, la moindre idée de la destination que Mina avait en tête ? Une ébauche d’intention, peut-être ?

— Entendu, non. Mais ça me paraît évident… le plus loin possible de vous. Et si sa mère est bien ce que vous avez laissé entendre, alors loin de tout signe de vie. Un accident est si vite arrivé quand les gens perdent la tête.

L’impératrice eut un rictus avant de s’éloigner.

Est-ce que j’allais accepter ? Évidemment.

Est-ce que j’allais tenter de modifier les autorisations dans son dos ? Ça me paraissait peu judicieux.

Ce genre d’appareil devait avoir un historique consultable pour qu’elle me le laisse de cette façon.

Comment allais-je m’y prendre pour la convaincre de m’offrir plus ? Je ne le savais pas encore, mais l’arrogance semblait fonctionner avec elle. J’allais donc continuer sur cette voie, pour le moment.

Mais avant ça, je devais aller vérifier quelque chose.

Je me glissai hors de ma chambre avec le plus de discrétion possible et appelai l’ascenseur, retenant mon souffle comme si le moindre bruit allait déclencher une alarme.

S’ils avaient coupé les autorisations de Mina, alors en théorie, je pourrais aller où bon me semble dans la tour… mais je ne pouvais pas me contenter de passer distraitement la main sur les boutons pour voir ce qu’il se passerait. Pas cette fois. Je devais être précise, méthodique, calculée.

Contre toute logique, je fis l’opposé de ce que mon instinct me dictait. La main tremblante, j’approchai mes doigts du panneau de commande et appuyai sur le bouton doré — le plus élevé, le plus inaccessible. Il tranchait dans cette cage d’acier gris comme un joyau piégé.

Les secondes qui suivirent me parurent interminables. J’avais l’impression que quelque chose, au fond de mes entrailles, les aspirait vers l’intérieur, un trou noir puissant.

Chaque clic de l'ascenseur résonnait comme un coup de marteau sur mes nerfs. Mon cœur cognait à m’en faire mal, et le silence autour de moi, pesant, étirait le temps comme un élastique prêt à rompre.

Et pourtant, je ne détournais pas le regard du chiffre qui s’élevait lentement.

Quand la porte s’ouvrit, je découvris un hall d’entrée dont le faste écrasait jusqu’au souvenir de l’Élysse. Moulures d’or, tapis profonds, sculptures étranges et menaçantes ornant les murs, le tout baignait dans une lumière tamisée, presque irréelle. Un luxe silencieux, oppressant, comme si l’air lui-même appartenait à quelqu’un d’autre.

Mais ce fut le regard du garde, juché sur le seuil, qui me fit ravaler ma salive. Il m’attrapa sans un mot, me tirant violemment à l’intérieur. L’ascenseur se referma derrière moi dans un clac métallique, me coupant toute retraite.

Avant que je ne puisse dire un mot, son pied s’abattit brutalement sur la pointe de mon aile, m’épinglant au sol comme un insecte sur une planche. J’étouffai un gémissement, les dents serrées.

— Quelle affligeante déception… J’étais pourtant disposée à te croire pourvue d’un semblant de prudence, chevêche, fit alors une voix connue, glacée, un peu trop calme.

Marianna, était assise dans un fauteuil de velours noir, un verre de quelque chose d’ambré posé nonchalamment dans sa main. Elle ne semblait pas surprise de me voir. Presque… amusée.

Je ne pus qu’esquisser un rire nerveux, glacial, en entendant sa voix traîner dans l’air comme un poison lent.

 

— Auriez-vous l’amabilité d’ôter votre chien de mon aile ? Vous ne voudriez pas me casser maintenant.

Elle esquissa un sourire en coin, puis d’un léger signe de tête à son laquais, m’accorda enfin un semblant de clémence. Le garde se retira sans un mot, mais non sans m’adresser un regard noir. Je massai ma plume froissée en me redressant, prenant le temps de m’asseoir en tailleur, calmement. Elle, bien sûr, se leva aussitôt, comme si ma position l’obligeait à rappeler que c’était elle qui dominait ici.

— Tu disposais de l’univers entier pour valider ton hypothèse… et tu as eu l’audace de t’inviter chez moi, prononça-t-elle en s’avançant avec une lenteur calculée. Voilà sans doute la manifestation la plus éloquente de ton incompétence.

— Que voulez-vous ? La curiosité est un défaut humain.

— Ne t’égare pas dans l’illusion d’être ce que tu n’es point… Je suis de chair, de sang, d’humanité. Toi…

Elle s’arrêta. Juste un instant. Une hésitation à peine perceptible, mais suffisante pour me faire lever les yeux vers elle. Elle se mit à tourner autour de moi, lentement, me jaugeant comme un trophée mal dégrossi. Exactement comme à mon arrivée en ville.

— Dites-le, lançai-je en la suivant du regard, un brin railleuse. Vous en mourrez d’envie.

— Vraiment ? Voilà qui m’étonne, quoique.... pas tant. fit-elle, presque faussement étonnée, un sourire trop large étirant ses lèvres.

C’en fut trop. Ce sourire, ce mépris déguisé en amusement. Je me levai d’un bond et déployai mes ailes, toutes plumes dressées, les pointes effleurant presque le plafond doré. Ma stature, pour une fois, la dépassait. Juste assez pour sentir un changement dans l’air.

— Allez-y… majesté. Pour vous, je ne suis qu’une arme… ou pire, une décoration. Mais vous ? Vous, qu’êtes-vous pour moi ?

— Était-ce seulement nécessaire de le formuler à voix haute ?

Elle posa une main sous son menton, avec cet air suffisant qu’elle maîtrisait trop bien, puis approcha son visage du mien jusqu’à ce qu’il ne reste plus que quelques centimètres entre nous. Ses yeux me transperçaient, cherchant à déstabiliser, comme on jauge un insecte qui parle trop fort.

— Pour moi, ça l’est, répondis-je, mais cela ne semble pas être pareil selon le point de vue.

Je me penchai à mon tour, réduisant encore la distance, mes mots devenant un murmure venimeux contre ses lèvres royales.

— Parce que… lui soufflai-je, le souffle aussi glacial que ma voix était douce, pour moi, vous n’êtes rien.

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DSWritter
Posté le 05/08/2025
Vu que j'ai fini de lire, j'ai vu que j'avais oublié de commenter ce chapitre, je ne me rappelle plus pour quoi... Du coup j'ai relu, et c'est surement parce que je n'avais rien de spécial à redire, ce chapitre est très bien !

Du coup, je réitère mes félicitations et j'espère te revoir bientôt sur mon histoire (tes commentaires me manquent T_T). À plus !
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