Je ris quelques secondes, un éclat nerveux face à l'absurdité de la situation, avant de réaliser que la discussion était bel et bien terminée. Autour de moi, les autres s'éloignaient, chacun suivant une direction précise, se préparant à affronter ce qui m’apparut bientôt comme une succession d’épreuves dantesques. Ce parcours n’avait rien d’ordinaire. Il semblait avoir été conçu pour tester les limites de créatures bien au-delà de l'humain, des êtres taillés pour encaisser l'impossible.
Chaque obstacle, chaque virage, semblait crier son mépris pour la faiblesse. Un mur d’escalade hérissé de pointes, des marécages artificiels où l’on risquait de s’enliser à chaque pas, des troncs d’arbres immenses à traverser, surplombant des aimât de neige étonnamment fournit au vus de la température ambiante…À mes yeux, c’était un parcours d’endurance destiné aux géants. Si l’Ironman était un défi pour les meilleurs athlètes de mon monde, ici, il n’aurait été qu’une simple promenade. Ces épreuves étaient pensées pour des bêtes de guerre, des monstres d’endurance qui considéraient nos exploits comme des échauffements.
Là où je voyais des montagnes infranchissables, eux semblaient trouver un terrain de jeu familier. C’était un spectacle à la fois fascinant et terrifiant : voir ces hybrides s’élancer avec une assurance presque arrogante, comme si aucune épreuve ne pouvait réellement les briser. Quant à moi, le simple fait de m’y aventurer relevait déjà du miracle.
Chacun passait à son tour, affrontant l'enchaînement d'obstacles avec un mélange de ténacité et d'épuisement palpable. Pourtant, personne ne parvenait à dépasser la cinquième épreuve. À chaque nouvel essai, mon angoisse montait, un nœud se formant dans mon estomac à l'approche de mon tour.
La corne de brume retentit, brisant le silence pesant. C'était à moi. Je pris une grande inspiration et m'élançai sans réfléchir, mes pieds quittant le sol pour atterrir sur la première base instable. Cette épreuve était censée être un simple échauffement, un test de base avant que les véritables difficultés ne commencent. Mais à mes yeux, elle avait déjà des allures de torture.
Je sautais de base en base, le regard rivé sur l’objectif, refusant de m'attarder sur l’écart grandissant entre chaque plateforme. Mes ailes, encore inutiles, s'agitaient de manière chaotique dans mon dos. Trop petites pour me porter, elles ne faisaient qu'ajouter à ma frustration. Je sentais leur poids, leur maladresse, et malgré mes efforts, je ne parvenais pas à leur donner une quelconque utilité.
Après sept ou huit sauts, l’épuisement se faisait sentir. Mes jambes brûlaient, mes muscles protestaient à chaque poussée. Devant moi, une dizaine d'autres bases continuaient de s'étendre comme une moquerie silencieuse. La distance entre elles semblait s'agrandir à chaque saut, transformant chaque tentative en un défi de plus en plus désespéré.
Je rassemblai mes forces, ignorant la douleur lancinante et le froid qui s'infiltrait jusque dans mes os. Je devais tenir, même si tout en moi criait d'abandonner.
Une base de plus. L’impact brutal contre mon front m'envoya un vertige, et je titubai un instant avant de reprendre mes esprits. Je n'avais pas le luxe de m'arrêter. Je sautai de nouveau.
Une autre base. Cette fois, une douleur brûlante se répandit le long de mon bras. Peut-être une entaille, peut-être pire, mais il fallait continuer. Encore une. La brûlure s’intensifiait, se propageant jusqu’à ma poitrine, me coupant le souffle. Chaque nouveau saut devenait un calvaire, un combat contre mon propre corps qui menaçait de lâcher à tout moment.
Encore une. Mes jambes tremblaient, mes poumons peinaient à aspirer l’air paraissant glacial a la chaleur de mon corps. Je battis des ailes désespérément, mais leur agitation désordonnée ne me servait à rien. Elles ne faisaient qu'ajouter un poids inutile à ma souffrance.
Autour de moi, des rires éclataient, des piaffements moqueurs résonnaient. Les créatures qui m'avaient précédé, elles, avaient traversé cette épreuve sans effort apparent, comme si ce n’était qu’un simple jeu pour elles. Pour moi, cependant, chaque saut était un supplice.
Ce qui semblait être un échauffement pour les autres devenait un chemin de croix pour moi. Leur indifférence à ma lutte me pesait autant que la douleur. J’étais un intrus, une anomalie, un insecte insignifiant battant des ailes sans jamais parvenir à s’élever.
Après de longs efforts, j’atteignis enfin la dernière base. Un seul saut me séparait de la fin de cette épreuve. Je m’arrêtais, les jambes tremblantes, tentant de reprendre mon souffle. Chaque respiration était une lutte, mais je n’avais pas le choix. Je me reculais, pris de l’élan, et bondis avec tout ce qu’il me restait.
Dans l’air, la réalité s’imposa à moi : mon saut était trop court. La passerelle s’éloignait, un abîme béant s’ouvrait sous mes pieds. Le désespoir m'envahit, mais je refusais d'abandonner. Rassemblant mes dernières forces, je battis des ailes frénétiquement, espérant un miracle.
C’est alors que je la sentis. Une chaleur soudaine, puissante, éclata dans mon dos. Elle s’intensifia, parcourant mes muscles fatigués, insufflant une énergie que je ne connaissais pas. Un frisson mêlé d'émerveillement et de crainte me traversa, mais je n’avais pas le temps de comprendre ce qui se passait.
La force invisible me projeta légèrement en avant. Mes doigts frôlèrent le bord de la passerelle, puis s’y agrippèrent fermement. Le poids de mon corps tirait violemment sur mes bras, mais je me hissai, chaque fibre de mon être concentrée sur cet effort. Enfin, je me redressai, vacillant sur mes jambes épuisées.
En me tournant, je croisai les regards des autres participants. Ils me fixaient, incrédules, leurs yeux écarquillés exprimant autant de curiosité que de méfiance. Certains murmuraient entre eux, d'autres restaient figés.
Je pouvais encore sentir cette chaleur douce et persistante dans mon dos, comme une force protectrice. Elle m’avait porté à bout de bras, brisant l’échec imminent pour me propulser vers la réussite.
Tournant la tête, je les vis enfin : mes ailes étaient enveloppées de flammes. Pas des flammes ordinaires, mais de gigantesques arcs de chaleur, vibrant avec une intensité presque vivante. Elles s’étendaient bien au-delà de ma taille, leurs pointes effleurant le sol sans jamais le consumer. L’air autour de moi semblait onduler sous leur chaleur, mais je ne ressentais aucune brûlure, seulement une énergie brute, presque enivrante.
Leur couleur, d’un vert profond et hypnotique, pulsa doucement, comme un battement de cœur. Mais lorsque je sursautai en réalisant ce qui se passait, le vert s’effaça brusquement pour céder place à un jaune éclatant, presque aveuglant. Chaque battement de mes ailes amplifiait cette lumière, projetant des reflets d’or sur les visages ébahis autour de moi.
Poussée par une fascination mêlée d'inquiétude, je tendis la main pour mieux les observer. À ce moment précis, la couleur muta à nouveau, passant à un bleu électrique, presque liquide, qui scintillait comme un orage captif. Une sensation étrange parcourut mes bras et mes jambes, un mélange de frissons et de puissance brute, comme si ces flammes éveillaient des forces enfouies au plus profond de moi.
Je pouvais sentir chaque vibration dans mes muscles, chaque pulsation d’énergie. Ce pouvoir m’était étranger, mais il m’offrait une force surhumaine. Les limites de mon corps semblaient s’évanouir, remplacées par cette chaleur palpitante qui coulait dans mes veines.
Les flammes répondaient à mes émotions, amplifiant tout : la surprise, la curiosité, la peur. Et malgré l'inconnu, je me sentais invincible, comme si j'étais devenue une toute autre créature en l’espace de quelques minutes.
L’intensité des flammes commença à diminuer, leurs arcs flamboyants se repliant doucement vers mon dos. Le vert, le jaune, puis le bleu disparurent dans un dernier éclat, laissant place à un calme étrange. Je sentis la chaleur s’estomper, mais pas l’énergie qu’elles avaient insufflée. Cette puissance brute, ce flux nouveau qui avait envahi mon corps, était toujours là, ancré dans mes muscles et vibrant sous ma peau.
Je repris ma respiration, mes poumons s’emplissant d’un air plus frais mais chargé d’une vitalité inédite. Mes jambes, encore tremblantes, semblaient plus solides, et mes bras, bien que douloureux, étaient traversés par une force insoupçonnée. C’était comme si chaque fibre de mon être avait été renforcée, éveillée à un potentiel que j’ignorais posséder.
Mais je n’avais pas le temps de m’y attarder. Le loup, d’un grognement rauque, me rappela à l’ordre.
- Avance. Parcours. Meta.
Son ton était pressant, comme s’il savait que la moindre hésitation pourrait briser cet équilibre fragile entre fatigue et exaltation.
Je m’élançai vers la deuxième épreuve, une poutre tournante qui rétrécissait à mesure que je progressais. Malgré la difficulté croissante, je trouvais une aisance nouvelle dans mes mouvements. Mes pas, autrefois hésitants, étaient devenus assurés, précis. Mon corps semblait danser sur la poutre, réactif à chaque rotation imprévisible.
Mais la troisième épreuve me ramena à ma réalité : une échelle à barre unique, suspendue au-dessus du vide. Tout reposait sur la force des bras. Je saisis la première barre, sentant la brûlure dans mes muscles déjà fatigués. L’énergie que je croyais inépuisable commençait à vaciller.
Après quelques sauts laborieux, mes doigts glissèrent, et la gravité fit le reste. Je tombai, perçant la surface glaciale de l’eau cinq mètres plus bas. Le choc mordant me coupa le souffle, mais étrangement, je ne me sentis pas vaincue. L’énergie demeurait, prête à être exploitée, même si le froid tentait de la dompter.
Je nageai jusqu’à la rive, le froid mordant de l’eau pesant sur mes muscles. Miss Singe était déjà là, tendant une main ferme pour m’aider à remonter. Sans un mot, elle m’examina d’un regard perçant, puis annonça la suite des épreuves. Mon loup, fidèle à sa tâche, traduisit en grognant : « Séance combat. Corps à corps… après, tir. Voir capacité. »
L’idée d’affronter d’autres combattants me noua l’estomac. Mon corps était encore tremblant de la chute dans l’eau glacée, mes bras alourdis par l’effort précédent. Pourtant, il n’y avait pas de place pour la faiblesse ici. Les règles de ce monde étaient claires : prouve ta valeur ou reste dans l’ombre.
Le premier adversaire, une créature imposante aux muscles noueux, s’avança. Avant même que je n’aie le temps de me positionner, il m’attrapa et me jeta au sol en une fraction de seconde. Le choc fut brutal, mais je me relevai.
Le deuxième combat ne fut guère différent. À peine avais-je esquissé un mouvement que je me retrouvai à nouveau plaquée au sol, cette fois par un coup rapide au torse.
Trois, quatre, puis cinq adversaires se succédèrent, chacun plus efficace que le précédent. Chaque confrontation ne dura guère plus de trente secondes. Miss Singe observait avec une attention froide, ses bras croisés, son expression neutre. Enfin, après la cinquième défaite écrasante, elle leva une main pour interrompre les affrontements.
- Inkanos… nul, » traduisit le loup avec un ton presque moqueur.
Je serrai les dents, consciente de la vérité de ses mots, mais bougonne face à la raillerie de mon sauveur. Le corps à corps n’était pas mon domaine. Cela avait été évident dès le départ, mais l’humiliation d’être si facilement surpassée par ces guerriers pesait lourd.
Miss Singe hocha la tête, puis, d’un geste vif, désigna une cible au loin. Le loup reprit :
- Maintenant, tir. Montrer toi kanos autre chose. »
Un mélange de frustration et de détermination monta en moi. Si je ne pouvais briller en combat rapproché, il me restait une chance de prouver que je n’étais pas totalement inkanos.
Elle m’accompagnât jusqu’au pas de tir, tandis que les autres poursuivaient leur entraînement au corps à corps. Ici, je me sentais immédiatement plus à l’aise, et cela se voyait. Je m’immergeai dans ma bulle, concentrée sur les cibles, imperméable à tout ce qui m’entourait.
Le tir à l’arc avait toujours été mon refuge, mon échappatoire après l’incendie. C’était le seul sport qui m’apportait un semblant de paix, et bien que je n’aie jamais envisagé de l’utiliser comme arme, je savais qu’il pouvait l’être, tout comme un couteau anodin peut devenir mortel.
La cible, cependant, était étrangement proche — cinq mètres, tout au plus. Cela m’intriguait. Pourquoi des cibles si proches, alors que l’arc, en tant qu’arme, demande précision et portée sur des distances bien plus grandes, souvent sur des cibles mouvantes et plus petites ?
Lorsque j’eus tiré mes flèches, un silence étrange s’installa. Le loup, habituellement si imperturbable, semblait stupéfait. Les autres s’étaient arrêtés pour m’observer, leurs regards mêlant surprise et admiration.
- Heu... J’ai fait quelque chose de mal ?
Il s’approcha de moi, désignant la cible où le jaune central était complètement masqué par mes flèches.
- Oui, j’ai bien tiré… et ? Je tire régulièrement sur des cibles à 10 mètres, alors sur 5, ce n’est pas un exploit.
- Pas 5… 30…
- Non, pas possible… Je ne sais pas si les distances ont changé ces derniers siècles, mais celle-ci n’est pas à 30 mètres. Ça se voit...
Il commença à marcher en direction de la cible, prenant son temps pour que je compte ses pas… Il avait raison, il en avait fait une trentaine et n’était toujours pas arrivé à la cible. Mais quelque chose avait changé dans ma perception. Ma vue semblait plus nette, plus précise, comme si mes yeux avaient trouvé un nouveau mode de fonctionnement. Le reste de l’environnement autour de lui devenait flou, presque irréel, et mes yeux se focalisaient uniquement sur lui, capturant chacun de ses mouvements avec une netteté inhabituelle. C’était comme si mon regard avait la capacité de se concentrer exclusivement sur un objet, d’ignorer tout le reste, et de suivre chaque détail avec une précision qui m’était inconnue jusqu’à présent. C’était une sensation nouvelle, mais pourtant familière, comme si je venais de découvrir un sens que je n'avais jamais su exploiter auparavant.
En m’en apercevant, je clignais plusieurs fois des yeux, comme lorsqu’ils nous font voir flou en pleine journée. Je n’aurais pas dû, ça me donna un vertige intense et fit tourner ma tête. Il ne fallut pas longtemps avant que mes jambes ne déraillent, incapables de me soutenir davantage. J’étais parfaitement consciente et en état de parler, mais le monde autour de moi tournait avec une telle force que je ne pouvais plus bouger. Une envie irrésistible de vomir s’imposait, et seules des vagues de couleurs floues me parvenaient, alors que mon cerveau peinait à capter quoi que ce soit. Je n’ai pu faire qu’une chose : fermer les yeux et attendre, espérant que cela passe.
J’entendais les autres se presser autour de moi, leurs voix noyées par le bourdonnement incessant de ma tête. J’étais bien incapable de leur faire le moindre signe, encore trop embrouillée, l'estomac noué, comme une marionnette ballotée par une tempête en mer. À chaque fois que mes yeux s’entrouvraient par accident, la sensation devenait insupportable, me donnant l’impression d’être emportée par une tempête de force 12, sans pouvoir m’y accrocher.
Je les sentis me hisser sur le dos d’un des lions présents. Malgré le brouillard dans mes sens, quelques bribes de leur conversation parvinrent à mes oreilles. Les mots « medicinae » et « kénotron » ressortirent clairement. Même dans mon état, mes souvenirs de cours de langues anciennes refirent surface : ils parlaient d’un centre médical. En d’autres termes, ils m’emmenaient voir un médecin.
— Non… ça va aller, j’ai juste besoin de m’allonger, murmurai-je d’une voix faible.
Mes protestations furent ignorées. Le lion partit au pas de course, son galop résonnant comme des coups de marteau dans ma tête. Je tentai de me débattre, mais mes muscles refusaient d’obéir. Chaque fois que j’ouvrais les yeux, des vagues de couleurs agressives ravivaient la douleur lancinante et l’envie de vomir.
Après quelques instants de lutte futile, je me résignai. Il n’y avait rien à faire ; je n’étais qu’un poids mort entre leurs mains. Finalement, le lion s’arrêta, et on me déposa sur une surface rigide et inconfortable. Les voix autour de moi se mélangeaient en un brouhaha incompréhensible, leurs tonalités amplifiant le chaos dans mon esprit déjà troublé. Je me sentais piégée, incapable de me raccrocher à quoi que ce soit pour apaiser ce tourbillon de sensations oppressantes.
Pendant ce laps de temps interminable où mon corps m’abandonnait, je n’avais d’autre choix que de penser. Penser à toutes ces heures passées allongée, entourée de médecins, et à ce que cela disait de moi. Je ne savais pas vraiment ce que j’étais en train de devenir, ni même si j’étais encore moi à cet instant précis. Une peur sourde s’immisça : un avenir proche, incertain et absurde, s’étirait devant moi.
Mais pourquoi redouter quelque chose d’aussi irréel et idiot ? Si tout ceci n’était qu’un rêve, alors je me réveillerais au petit matin, dans les bras de Stan, dans notre grotte nichée dans la colline. Mais si ce n’était pas un rêve... alors il n’y avait qu’une seule solution : agir. Ne pas attendre que le monde tourne sans moi. Je devais changer, devenir plus forte, cesser de m’effondrer à la première bourrasque. Mes mots, mes actions, tout devait compter.
Prenant une grande inspiration, je serrai mentalement les poings. Avec un effort monumental, je me redressai lentement et ouvris les yeux. La douleur était immédiate, des éclats de couleurs vives agressèrent ma vision, mais je refusai de céder. À ce moment, un homme en blouse blanche entra, ses sourcils se haussant de surprise en me voyant éveillée.
Je savais qu’il tenterait de m’allonger à nouveau. Il s’approcha, sa main déjà levée pour me forcer à obéir.
— Non, murmurais-je, ma voix rauque mais résolue.
Il posa sa main sur mon épaule, mais je l’écartai avec une fermeté qui me surprit moi-même. Mes muscles tremblaient, mon front perlait de sueur, mais je restais droite. Chaque seconde me coûtait, et pourtant, je sentais quelque chose de nouveau grandir en moi : une détermination brûlante.
Je pouvais le faire. Je devais le faire.
De longues minutes s’écoulèrent, mon regard fixé sur un point inexistant devant moi. Les couleurs vives, agressives, finirent par se calmer. Elles ralentirent, perdant de leur intensité, jusqu’à devenir supportables. Puis, finalement, elles se stabilisèrent, et je pus enfin voir où je me trouvais.
C’était une vaste salle, empreinte d’une solennité glaciale, presque funéraire. Une allée centrale s’étirait devant moi, bordée de lits rudimentaires faits de planches de bois. Le linge qui les recouvrait portait, par endroits, des tâches de sang séché. Les corps allongés sur ces lits étaient étrangement immobiles. Certains semblaient plongés dans un sommeil profond, tandis que d'autres... je me surpris à me demander s'ils respiraient encore.
La réponse ne tarda pas à venir. Une jeune femme à l’air grave s’approcha du lit voisin. Sans un mot, elle tira le drap jusqu’à recouvrir le visage d’un enfant aux traits angéliques, ses petites oreilles de chat dépassant encore du tissu blanc.
Je détaillai l’infirmier au visage fatigué mais bienveillant. Ses longs cheveux noirs, zébrés de mèches argentées, encadraient un visage marqué par les années, où les rides accentuaient une inquiétude sincère. Lorsqu’il retira son masque, il dévoila des lèvres fines, presque cachées derrière une barbe broussailleuse, négligée depuis longtemps. Les poils noirs et argentés évoquaient un ciel étoilé, ajoutant à son allure singulière.
Il se redressa, dévoilant une stature imposante, qui aurait semblé plus à sa place dans une arène que dans un centre médical. Ses yeux gris-bleu, plissés par la fatigue, luisaient derrière des lunettes à demi-lune. Mais ce furent ses oreilles qui attirèrent le plus mon attention : blanches et noires, elles perçaient sa crinière attachée à l’arrière de sa tête. Leur teinte et leur forme se confondaient si bien avec ses mèches zébrées qu’il était facile de croire qu’il s’agissait d’un simple hybride de zèbre.
— Comment vous vous sentez ? demanda-t-il d’une voix grave.
— Euh… mieux… balbutiai-je.
Son accent anglo-saxon était marqué, et son timbre de voix profond. Sa puissance vocale contrastait avec sa douceur maîtrisée : il parlait fort, mais sa voix ne portait pas loin, un atout évident pour quelqu’un travaillant auprès de malades. Pourtant, ce n’était pas seulement la maîtrise de son volume qui marquait : il y avait dans sa voix une qualité particulière, un soutien implicite. Elle semblait capable de redonner de la force à ceux qui l’entendaient, comme si chaque mot portait une promesse silencieuse de réconfort.
— Vous êtes un zèbre qui parle français ?
Il poussa un long soupir, visiblement irrité. J’avais hésité a posé la question, ne connaissant en aucun cas les autres animaux y ressemblant.
— Non, je suis un quagga. Et je parle 35 langues, précisa-t-il, l’air lassé. Cela dit, je suis content de voir que vous vous remettez aussi vite. Tout le monde ne récupère pas aussi rapidement des mutations.
— Je vous avoue que je suis un peu perdue… mais il y a plus important que moi.
— Je n’en doute pas. Mais chaque vie compte. Ne vous dénigrez pas pour un échec qui n’est pas de votre fait.
— Co... comment vous… ?
— Je vous ai vue arriver. Une expression comme la vôtre ne laisse guère place à l’ambiguïté. Et Maxime m’a parlé de vous quand je soignais la balle qu’il avait dans l’épaule.
— Maxime ? Qui est Maxime ?
— Le jeune loup qui était avec vous dans la voiture. Il ne vous l’a pas dit ?
— Non… je ne l’ai pas demandé, murmurai-je, réalisant à quel point j’avais été absorbée par mes propres pensées.
Ainsi, il s’appelait Maxime. Celui qui m’avait sauvée… en laissant Stan derrière. Une douleur sourde persistait dans ma tête, mais maintenant que le monde avait cessé de tourner, je voulais en savoir plus.
— Et vous ? Comment vous appelez-vous ?
— Mathieu Alexandre Ramírez Allerenra. Mais les gens m’appellent Marra.
— J’aurais pensé à tout autre chose avec votre accent, mais je trouve ça très beau, avouai-je.
Il sourit légèrement.
— On me le dit souvent. Et vous ?
— Morgan Arthena, mais juste Morgan, ça me va aussi. Puis-je vous aider à quelque chose ?
— C’est généreux, mais vous devez d’abord vous reposer et manger, dit Marra en croisant les bras. Ce n’est pas bon de forcer après une mutation, surtout avec un passif de sous-alimentation. Votre état laisse à désirer.
Il marqua une pause, l’agacement perçant dans son regard fatigué.
— Maxime aurait dû le comprendre. Il n’aurait jamais dû vous pousser à un entraînement aussi exigeant dans votre condition.
— Il a sûrement vu que personne ne pouvait m’en empêcher, rétorquai-je avec détermination. Il n’est pas question que je reste inactive alors que d’autres se battent. J’ai assez procrastiné comme ça dans ma vie.
Marra fronça les sourcils, clairement partagé entre son rôle de soignant et ma détermination.
— Il en va de votre santé. Je vous remercie d’être franche, mais c’est mon devoir de veiller sur vous. Je ne peux pas vous laisser sortir de cet établissement.
— Alors donnez-moi quelque chose à faire ici. Même nettoyer du matériel médical m’irait.
Il soupira à nouveau, mais acquiesça.
— Très bien. Attendez-moi là et ne bougez pas. Si vous sortez de ce lit, je le saurai.
Quelques minutes plus tard, il revint, les bras chargés de deux énormes sacs noirs et de plusieurs caisses.
— Nous avons eu de nombreuses opérations après l’évasion dont vous êtes rescapée. Voici les seuls scalpels qu’il nous reste. Si vous voulez être utile et sortir plus vite, triez-les et nettoyez-les. Mettez ceux qui sont trop rouillés dans les caisses ; ils partiront aux forges pour être transformés en armes. Et surtout, ne vous coupez pas. Certains contiennent le sang d’espèces toxiques. Ce serait vraiment le comble de vous empoisonner maintenant.
— Trier, nettoyer et ne pas me couper. Compris, répondis-je avec un petit sourire.