chap 1: désillusion ( parti 2)

Je remuais doucement mes petites ailes sous ma guenille. Elles mesuraient bien 50 cm maintenant, pas assez grandes pour voler, mais elles me pesaient comme si elles en faisaient le triple. Je marchais sans but, les yeux vides, ne voyant que des jambes, des écailles et des plumes. Je poursuivis ma route sans destination, finissant par quitter le camp.

Je me perchai sur une corniche qui dominait le campement, mes yeux se portant vers la cité, où l'immeuble central déformait l’horizon. La nuit tombait lentement, adoucissant le désert, tandis que les lumières jaunes de la ville émergeaient, formant ce halo de pollution lumineuse, si familier, qui m’avait toujours agacée. Pourquoi la seule chose que je connaissais était aussi la seule que je souhaitais voir disparaître ? Je ne le savais pas. Mais ce décor, cette monstruosité, me procurait un étrange réconfort, comme une vieille douleur qu'on porte sans pouvoir s'en débarrasser.

Le paysage n'était pas seulement sans relief, il était dépourvu de couleur. Tout stagnait entre le rouge et le gris cendré. Les ombres, les lumières jaunes, n’avaient qu’un seul effet : apaiser les contrastes jusqu’à rendre le monde encore plus plat, plus morne. Je fermai les yeux, incapable de vivre dans un réel qui me renvoyait les couleurs de mon passé. Et pourtant, c’était ici, parmi cette désolation, que je trouvais une forme de calme. Un calme dérangeant, comme une erreur de parcours. Je restai là, dans ce silence oppressant, pendant de longues heures, absorbée par mon propre malaise.

Quand j’ouvris les yeux, le visage tourné vers le ciel, je la vis pour la première fois depuis des années. Avant même cette folie de monde futuriste, je ne voulais plus la voir. Et pourtant, là, ce soir, elle était la seule à être encore là, présente, silencieuse, juste à m’écouter.

Un soupir profondément lourd s’échappa de mes lèvres. Un soulagement pur, comme un poids que je portais depuis trop longtemps, enfin déposé. Même si cette image de déesse m’envahissait toujours d’un poids sur le cœur, la voir là, immobile et inaltérée, me donnait l’impression de retrouver quelque chose d’intact dans un monde brisé.

  • Bonsoir, Artémis...

Elle avait gardé ses belles teintes de blanc pur et de gris meurtri. Rien n’avait changé en elle, comme si le temps s’était suspendu pour cette lune, figée là, majestueuse mais triste. Je n’étais plus allé dehors depuis l’incendie. Je n’avais même pas ouvert la fenêtre... La vision de l'extérieur me semblait trop menaçante, trop bruyante, trop douloureuse.

Avais-je peur de la revoir ? Non. Ce n’était pas la peur, mais plutôt la certitude que sa simple présence raviverait les mauvais souvenirs enfouis sous les cendres des derniers mois. La douleur m’était familière, elle ne me quittait jamais tout à fait, mais là, en la fixant, je me retrouvais face à un vide, un apaisement dans cette vision d’une beauté presque irréelle.

Je restais là, à l’observer, sans bouger. La lueur froide de la lune illuminait la poussière et le sable sous mes pieds, les nuances de gris et de blanc se mélangeaient dans l’air nocturne, comme si tout était suspendu à l’éternité. Le vent soufflait légèrement, agitant les filaments du sable et, pendant un moment, il n'y eut rien d'autre, juste le silence lourd de mes pensées.

Puis, j’entendis le sable crisser sous des pas qui se rapprochaient de mon dos. Aucun son d’armure, aucun bruit de métal, juste un léger froissement qui effleurait mes oreilles. Je ne me retournais pas. L’intuition me disait que la silhouette derrière moi venait du camp en contrebas. Cette présence n’était pas menaçante, pas à ce moment-là. Je l'avais sentie dès l'instant où cette personne était arrivée. Un calme suffisant, une quiétude que je n’avais plus depuis des jours. Un détail, un simple acte de libération suffisant pour que je comprenne que ce n'était pas un ennemi, mais un autre morceau de ce monde étrange, une sorte de sécurité, sans plus.

L’homme s’assit silencieusement à mes côtés. Il n'y eut pas de mots, rien d'autre que la simple présence de l'autre, son souffle, son corps qui se laissait être là, sans intrusion. La chaleur, bien que minime, était suffisante pour me rappeler qu'il n’y avait pas que la douleur. Que l’on pouvait encore être en silence, juste à être là. Il ne m’obligea pas à parler, il ne tenta pas de m’interroger. Il me laissa profiter de l’espace. Et pourtant, malgré la douceur de ce moment, je n’avais plus la force de pleurer. Les larmes s’étaient taries, comme si tout ce que je pouvais verser avait déjà été épuisé, englouti par l’immensité de ce vide.

Le manque de force n’était pas la seule raison pour laquelle je ne m’apitoyais pas sur mon sort. Bien sûr, j’avais tout perdu, mais ici, dans cet endroit qui m’était à la fois étranger et familier, personne ne connaissait mon passé. Personne ne savait la lâcheté dont j’avais fait preuve, cette fuite en avant, cette peur irrationnelle de faire face aux ténèbres qui m’avaient engloutie. Et c’était là, peut-être, ce qui était le plus étrange : cette nouvelle chance que m’offrait ce monde. Ici, je pouvais tout recommencer. Je pouvais effacer mes erreurs, oublier ce que j’avais été et choisir d’être quelqu’un d’autre. Ce monde, avec toute sa brutalité, m’offrait une toile vierge, une occasion unique de tourner la page une bonne fois pour toutes.

Je pouvais faire un autre choix, celui que j’avais fui toute ma vie, celui qui m’avait fait peur après la mort de mes parents. La voie du courage, du combat, du sacrifice. Je n’étais pas prête à le prendre à l’époque. Mais aujourd’hui, dans cette réalité dévastée, l’opportunité se présentait encore. Tout était possible, tant que j'avais la volonté et la force de le faire.

Mais, en même temps, une profonde solitude me noyait, et les cicatrices de mon passé ne s'effaçaient pas aussi facilement. Stan était mort. Ce monde m'était aussi hostile qu’inconnu. Je ne comprenais même pas la langue, et je me retrouvais au cœur d’une guerre à laquelle je n’étais clairement pas préparée. J’étais perdue, déracinée, mais il y avait cette étrange sensation qu'une porte s'ouvrait devant moi. Une porte vers quelque chose de nouveau.

Je suis en vie, pensais-je alors, et c'était peut-être le plus important. Une vie dans un monde dévasté, mais avec une page blanche devant moi, prête à être écrite. Peu importait le passé. Ce qui comptait désormais, c’était l’avenir et ce que je choisissais d’en faire. Si j'avais le courage, la force, je pouvais redonner un sens à tout cela.

Je levais enfin la tête. Le ciel, d’un bleu presque irréel, se laissait envahir par l’obscurité. Et là, devant moi, mon compagnon du moment se tenait, le même homme que celui que j’avais rencontré ce matin. Il me sourit, un sourire doux, empreint d’une bienveillance silencieuse, mais qui me rappelait étrangement celui que mon père me faisait enfant, chaque fois que je tombais, chaque fois que je pleurais. C'était un sourire d’acceptation, de compréhension, et dans ce regard, je sentis une chaleur, un réconfort inattendu.

Je lui souris timidement en retour. Peut-être n’étais-je pas seule. Peut-être que, dans ce monde étrange et impitoyable, il restait encore de la place pour un peu de douceur. Il me prit alors dans ses bras, avec cette même tendresse, comme s’il savait tout ce que j’avais traversé.

  • Je n’ai rien voulu de tout ça…
  • Oui…
  • … je veux me battre…

L’instant d’après, il se figea, surprit, comme si mes mots avaient brisé un silence lourd, inattendu. Il s’écarta légèrement de moi, scrutant mes traits avec une intensité nouvelle, le regard mêlé de perplexité et de doute. Il devait probablement me prendre pour une personne déconnectée de la réalité, encore en pleine crise ou sous l’emprise d’un choc, mais ce n’était pas ça. Ce n’était pas de la colère non plus. Non, il y avait autre chose, quelque chose de plus profond, qui me traversait depuis que j’avais pris conscience de la réalité dans laquelle je m’étais retrouvée.

 

  • Je veux me battre pour Stan. Il est mort, mais je veux que ça ne soit pas en vain. Je veux qu'il y ait quelque chose de plus que cette mort absurde… et je veux que ce qui arrive ne se reproduise pas avec un autre couple, avec d'autres gens qui... qui vivent ce qu'on a vécu. Tu comprends ce que je veux dire ?

Il demeura silencieux un moment, pesant mes mots, avant de soupirer, comme pour se forcer à accepter cette décision qu’il n’avait sûrement pas vu venir. Puis, lentement, il hocha la tête. Il comprenait, mais il n’était pas encore convaincu, pas encore prêt à me laisser aller dans cette voie sans m'assurer que j’étais prête à supporter tout ce que cela impliquerait.

 

  • Oui… mais repos et manger avant.
  • Avant quoi ?
  • Entraînement… demain.

Il tourna son regard vers l’horizon, là où le ciel s’effaçait dans une lueur crépusculaire, juste derrière nous. Son geste était précis, déterminé. Le soleil, à peine une promesse derrière les montagnes, marquait un temps, un rythme qu’il voulait que je suive.

 

  • Au lever du jour, compris. Mais je sais déjà que je ne dormirai pas cette nuit. Je n’ai pas réussi à le faire les fois précédentes.

Un soupir m'échappa, emporté par l’intensité de mes pensées. Il n’avait pas tort. Mon esprit, comme un tourbillon, refusait de se calmer, chaque souvenir revenant avec une force irrépressible. Pourtant, une petite étincelle de résilience s’alluma en moi. Je savais qu’au matin, tout serait différent. Ce que je devais faire, ce qui allait vraiment m’aider à avancer, commencerait au lever du jour.

  • Essai… important…

Je ne pus m'empêcher de sourire, même si c’était un sourire un peu fatigué. Je lui donnais un léger coup de coude, amusée par son effort d’expression.

  • Ce serait bien que tu fasses une vraie phrase pour changer…

Il me lança un regard à la fois interloqué et amusé, mais cette fois, quelque chose d’autre passa dans son regard. Une complicité silencieuse, comme si le poids de nos fardeaux s’était un peu allégé, si peu soit-il, à ce moment précis. Et même si tout autour de nous était encore incertain, nous avions, pour la première fois depuis longtemps, cette petite étincelle de compréhension.

Il me semble que j’ai tout de même fini par m’endormir, emportée par une fatigue profonde, rassurée par la présence silencieuse de ce loup capable de tordre des barreaux à mains nues. Son aura, presque primale[1], m’avait apaisée d’une manière que je n’arrivais pas à expliquer. Le matin, cependant, il n’y avait plus aucune trace de lui. Je ne me souvenais pas de son départ, comme si la nuit l’avait avalé dans son silence. Le camp sous mes pieds était calme, une sérénité presque inquiétante, rompue seulement par quelques tintements d’armures, le bruit de soldats courant, comme une vague d’énergie perturbant le calme environnant.

Je me redressais, m’étirant doucement. Le jour commençait à se lever, la lumière créant des ombres allongées, et je savais qu'il était temps de me rendre à l’entraînement. Une légère angoisse me tiraillait, comme si j'étais en retard ou que quelque chose m'échappait. Puis, en descendant la pente douce que j'avais escaladée la veille, je me rendis compte que j’avais oublié un détail crucial, mais je ne parvenais pas à le saisir immédiatement. Le temps semblait suspendu, les pas hésitants, mais dès que j’arrivai en bas, il me frappait : je n'avais pas pensé à lui demander où l’entraînement avait lieu.

 

Une véritable idiote de compétition, je vous jure. Oublier de demander où se passait un entraînement qui pourrait me sauver la vie d’ici quelques jours, voire moins. Je n’y croyais pas, comment avais-je pu être assez stupide pour oublier une chose aussi cruciale ? Chaque pas que je faisais me rappelait à quel point j’étais en train de m’enfoncer dans ma propre incompétence. Mais c’est alors que j’ai entrevu sa queue, qui filait dans l’angle d’une maison en taule, comme un fantôme dans la brume. Je me suis élancée dans sa direction, priant pour ne pas le perdre de vue, mais il tournait à chaque coin de rue, me glissant entre les doigts à chaque virage. Le labyrinthe de cette ville dévastée se refermait sur moi, chaque ruelle et chaque passage ressemblant à un piège de plus.

Je donnais tout ce que j’avais, mon souffle s’accélérant alors que je m’efforçais de ne pas le perdre. Ce jeu entre le chasseur et la proie durait depuis bien trop longtemps, et moi, cette petite chatte en fuite, je me cognais contre les murs de béton et de métal, m’égratignant au passage. L’épuisement me gagnait, mais je n’avais pas le droit de ralentir, pas maintenant. Finalement, après ce qui m’a semblé une éternité à courir dans ce dédale, j’ai débouché dans un espace ouvert, les jambes tremblantes et le cœur battant à tout rompre, totalement à bout de forces.

Je me retrouvais dans ce qui ressemblait, à s’y méprendre, à un colisée à Rome. L’espace était suffisamment vaste pour accueillir des centaines de combattants et encore plus de spectateurs dans des gradins en ruines, laissés à l’air libre. Aujourd’hui, les gradins étaient vides, mais je pouvais facilement imaginer la horde de spectateurs hurlant, assoiffés de sang, leurs voix se mêlant à la poussière, réclamant des combats à en faire exploser leurs entrailles. L’arène, quant à elle, ne contenait que quelques combattants, peut-être une dizaine, chacun prêt à en découdre. Si j’avais été propulsée dans un jeu vidéo, je parierais qu’ils auraient tous de bonnes statistiques de combat.

L’un d’eux, du coin de l’œil, me lança un regard qui ne laissait aucun doute sur ses intentions. Il semblait vouloir me dévorer pour son petit déjeuner, une idée qui me répugnait au plus haut point. L’homme en question affichait deux gigantesques canines, pointant de ses lèvres baveuses, et ses oreilles et sa queue étaient celles d’un tigre du Bengale, que vous connaissez sûrement tous. Le reste de notre groupe était composé d’un trop grand nombre de lions et de lionnes à mon goût, mais aussi de mon loup sauveur de la veille, de la jeune femme singe qui était avec Stan et moi dans la cage aux enchères, et de quelques autres créatures dont les mélanges me laissaient sans voix.

Notre chère amie singe prit la parole dans un monologue dont je ne compris pas le contenu, mais l’enjeu semblait capital, à en juger par le changement soudain du comportement des membres de l’assemblée. Les regards se firent plus aiguisés, et les murmures cessèrent pour laisser place à une attention palpable. Chaque mot de Patricia semblait peser lourd, les autres attendant silencieusement qu’elle termine, les visages fermés ou tendus. L’atmosphère changea instantanément, l’air se chargeant d’une tension qu’on pouvait presque toucher. Il était évident que ce qu’elle disait avait une importance cruciale, même si je n’en saisissais pas le sens.

Lorsque son monologue prit fin, je m’avançais discrètement pour signaler ma présence au loup qui me sourit en voyant que j’étais venu. Je n'osais qu'à peine murmurais pour ne pas déranger la séance de questions qui se poursuivait à côté de nous.

  • Il se passe quoi ?

Il tourna ses yeux d’ambre sur moi, soupirant légèrement.

 

  • Ancien prisonnier… Eu, eumm… epanatio, autre ville…

Après une légère réflexion, je trouvais enfin le mot qu’il cherchait, « révolutionnaire ».

  • Il y a d’autres villes ? En révolte aussi ? Première nouvelle…
  • Kai tu, autre ville…

Étrangement, cette fois, j’avais compris qu’il me disait « toi aussi » immédiatement.

  • De quoi ? Ce n’est pas possible. Ou pendant que j’étais inconsciente… ?

Il haussa les épaules, ne comprenant probablement pas de quoi je parlais. Mais si j’avais déjà voyagé entre les villes, alors tout le pays, voire le monde, devait être plongé dans la même tourmente. La révolte n’était-elle pas partout, comme un feu dévorant les oppresseurs et rallumant la flamme de l’espoir parmi les opprimés ? La question qui me hantait plus que toutes les autres, cependant, était pourquoi ?

Pourquoi m’avoir envoyée ici, dans cette ville, parmi ces gens ? Pourquoi cette ville-là, et pas une autre ? Pourquoi moi, et pas quelqu’un d’autre, un autre prisonnier, un autre combattant de la révolte ?

Des questions sans réponse, ou du moins, sans réponse immédiate. Mais une idée naquit dans mon esprit, comme une lueur dans l’obscurité : si ma présence ici pouvait changer le cours de ce combat, alors c’était un coup du destin. Peut-être que, plus qu’ailleurs, ma participation pourrait faire pencher la balance en faveur des révolutionnaires.

Marianna, l’impératrice, devait déjà sentir que son pouvoir vacillait. La révolte gagnait du terrain, et l’oppression, un jour omnipotente, commençait à se fissurer. Il suffisait d’un souffle pour qu’elle s’effondre. Elle avait sûrement du mal à contenir l’élan de la révolution qui grandissait à chaque coin de rue, à chaque âme qui se levait contre elle. Et moi, je n’étais là que pour l’accentuer, pour contribuer à la faire plier davantage, jusqu'à ce qu’elle soit incapable de se relever.

C’était peut-être là tout mon rôle : être une pièce du puzzle révolutionnaire, une force dans un jeu où l’issue était déjà presque tracée.

  • Mais c’est quoi le fond de la discussion, là ?
  • Savoir où eux être…
  • C’est tout ?
  • Non… début évaluation pour savoir niveau…

Zéro le mien.

 

[1] Qui renvoie à la nature sauvage et instinctive.

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DSWritter
Posté le 19/02/2025
Tu décris bien les tourments intérieurs de ton personnage !
Fait gaffe, tu as mis des points à la place des tirets de discussion.
Et je trouve la tournure de phrase "Ce jeu entre le chasseur et la proie durait depuis bien trop longtemps, et moi, cette petite chatte en fuite, je me cognais contre les murs de béton et de métal, m’égratignant au passage." un peu bizarre, peut-être que "Ce jeu de traque entre le chasseur et sa proie s'éternisait, et moi, semblable à une petite chatte en fuite, je me heurtais aux murs de béton et de métal, m’éraflant au passage." est plus compréhensible.
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