chap 4: triple cercle

Notes de l’auteur : Exceptionnellement, je vous mets ce chapitre en entier pour rattraper les publications en retard.

La nuit avait été courte, pourtant, je me retrouvais à nouveau dans la salle de cours, assise exactement à la même place que la veille. Mes camarades semblaient étonnamment frais, discutant avec animation de tout ce que nous avions appris lors de la précédente séance. Leur attention, bien que dispersée, revenait souvent à la balafrée, la seule parmi nous à avoir déjà vu des Katatiums de près. Elle semblait presque savourer l’intérêt qu’on lui portait.

Contrairement à la veille, Sofidios n’était pas encore arrivé. Le tableau noir, marqué de trois cercles imbriqué tracés à la craie, soulignait son absence tout en attisant ma curiosité. Pourtant, derrière moi, la conversation tournait exclusivement autour des monstres et des récits que chacun brodait à partir des maigres informations obtenues.

— Chacun à sa place, nous allons commencer...

La voix de Sofidios retentit soudain. Il venait d’entrer dans la pièce par une porte dérobée que personne, pas même les plus attentifs, n’avait remarquée jusqu’à présent.

Sans un mot de plus, il s’approcha du tableau et reprit la craie blanche laissée en suspens. Avec une précision presque mécanique, il traça une croix parfaitement centrée, divisant le premier cercle en quatre segments égaux.

— Comme je vous l’ai expliqué hier, les katatiums sont créés par un déséquilibre magique. Nous avions évoqué les éléments qui composent ce système de magie sans entrer dans les détails, mais nous allons aujourd’hui approfondir le sujet. Qui peut me dire à quoi correspond ce premier cercle ?

Une voix s’éleva du fond de la salle, empreinte d’un agacement évident.

— L’eau, l’air, la terre et le feu. On l’a déjà dit hier, prof…

Notre mentor fronça légèrement les sourcils, trahissant un agacement qu’il peinait à dissimuler, malgré sa maîtrise habituelle. Il n’était pas difficile de comprendre pourquoi : la jeune souris qui venait de parler avait utilisé un ton désinvolte qui frisait l’irrespect.

Je n’utilise pas le mot « souris » pour insinuer qu’elle était petite. Au contraire, elle était plutôt grande. Cependant, son museau pointu, ses oreilles rondes et le pelage grisâtre qui recouvrait ses joues rebondies rendaient la comparaison inévitable.

— Oui, nous l’avons dit, répondit-il avec un calme teinté de fermeté. Ces quatre éléments — l’eau, l’air, la terre et le feu — constituent la première classe de magie. Elle est souvent reconnue comme la plus faible des classes et la moins recherchée, en raison de son caractère commun.

Il traça dans chaque quart du cercle des symboles. Ils ne m’étaient pas totalement inconnus, mais je n’aurais pas su dire d’où je les connaissais. Il avait dessiné quatre triangles : deux pointant vers le bas sur la gauche du cercle, celui du haut reposant sur un trait, et deux pointant vers le haut sur la droite, celui du bas soutenant un trait.

— Dans le sens des aiguilles d’une montre, en partant de minuit : feu, air, eau, terre. Ces symboles sont universels à notre époque. Tout le monde les connaît, alors imprimez-les bien dans votre mémoire.

Une voix s’éleva alors, claire et posée, mais teintée d’un soupçon de défi.

— Vous vous êtes trompé dans la représentation, professeur Anguis…

Un homme aux allures d’un âge avancé s’était levé. Sa démarche, bien qu’un peu raide, était assurée alors qu’il s’approchait du tableau. Je fus surprise par son apparente absence de mutation — un détail rare ici — et tout autant par son manque de gêne en voulant effacer ce que venait de dessiner notre enseignant.

Cependant, ce dernier l’arrêta d’un simple mot, sa voix calme mais empreinte d’autorité.

— Il n’y a pas d’erreur. Vous confondez simplement ces symboles avec ceux de l’alchimie de votre époque.

L’homme fronça légèrement les sourcils, visiblement décontenancé. Le professeur Anguis tourna son regard vers la classe et reprit d’un ton plus posé :

— Les symboles magiques que vous voyez ici sont des dérivés des symboles alchimiques. Les aspirations de certains alchimistes se confondaient parfois avec des pratiques magiques, il est donc naturel de faire le rapprochement. Mais l’un n’est pas l’autre.

Il marqua une pause, comme pour s’assurer que chacun suivait, avant d’ajouter :

— Les rares alchimistes que j’ai pu côtoyer étaient ce que l’on appelle communément des viatis, ou "voyageurs" dans votre langue… Vous êtes vous aussi des voyageurs.

Un murmure parcourut la salle. Quelqu’un osa poser la question qui brûlait toutes les lèvres :

— Qu’entendez-vous par là, professeur ?

— Ceux que l’on appelle voyageurs sont ceux qui ont traversé d’une temporalité à une autre, expliqua-t-il d’un ton énigmatique. Mais ce n’est pas notre sujet. Reprenons…

Il pivota brusquement vers le tableau, mettant fin à l’interlude.

Prolongeant les branches de la croix vers le haut et le bas, il dessina un cercle plein à gauche et un cercle vide à droite, ses gestes précis et mesurés, comme s’ils portaient un poids invisible.

— Bien souvent, ceux qui n’ont qu’un seul élément possèdent l’un de ces quatre-là, car ils sont les plus simples à contrôler. Cependant, il est également possible d’appartenir à une classe intermédiaire, aussi appelée classe lien. Elle est composée de l’Ombre et de la Lumière, comme évoqué hier.

Sa voix, d’ordinaire claire et autoritaire, sembla fléchir un instant lorsqu’il poursuivit :

— Nous commencerons par ces deux classes. Quant à la troisième… elle est sujette à des exceptions pour les règles de base et ne compte que très peu de… sujets observables.

Un silence s’installa brièvement, presque palpable. Le mot avait glissé de ses lèvres comme une écharde, trahissant une émotion soigneusement dissimulée. Ses doigts, toujours fermes sur la craie, s’étaient figés un instant avant de reprendre leur mouvement.

Cette hésitation, infime mais bien réelle, n’échappa pas à mon attention. Pourquoi ce terme, parmi tant d’autres, semblait-il éveiller en lui une telle tension ? Était-ce par crainte de blesser quelqu’un dans la salle ? Ou bien ce mot portait-il une résonance qu’il préférait taire ?

Quelle que soit la réponse, son regard s’assombrit brièvement avant qu’il ne reprenne son enseignement, effaçant toute trace de cette vulnérabilité passagère.

Il avait repris une voix ferme, empreinte d'empathie, de bienveillance et de pédagogie. Pourtant, son vacillement précédent restait gravé dans mon esprit, malgré tous mes efforts pour me concentrer sur le cours qui reprenait.

— Il existe une multitude d'assemblages, mais ils obéissent à des règles qui ont été observées et codifiées au fil des siècles, depuis que les mutations ont commencé à régir notre monde, expliqua Sofidios en traçant un carré, comme pour encadrer l’idée qu’il allait développer.

Sa craie crissa légèrement lorsqu’il traça une ligne droite à l’intérieur de cette forme, la divisant en trois parties égales. Il ajouta des symboles présents dans les cercles précédents, comme pour illustrer ses propos.

— Trois règles fondamentales en sont ressorties, reprit-il d'une voix claire et assurée : la première, c’est qu’un élément peut très bien exister seul, de manière indépendante, sans avoir besoin d’un autre pour fonctionner ou s'exprimer. La deuxième, c’est que deux éléments, lorsqu'ils coexistent, sont souvent en opposition ou dans une relation de supériorité : feu et eau, par exemple, ou lumière et ombre. Enfin, la troisième, c’est que trois éléments doivent obligatoirement être reliés par un lien cohérent pour maintenir leur équilibre. Toute tentative de mélange sans ce lien est vouée à l’échec ou, pire encore, à un désastre.

Il posa la craie et balaya la salle du regard, cherchant une réponse simple.

— Est-ce que tout le monde me suit jusqu’ici ? demanda-t-il, en plongeant son regard dans celui de chaque élève.

Un murmure d’approbation parcourut la classe, bien que certains aient l’air hésitant. Moi, je hochai légèrement la tête, tentant d’assimiler ce qu’il venait de dire. Ces règles me semblaient claires, mais elles ouvraient également la porte à une foule de questions : à quoi est-ce que je correspond ? Si tout le monde possède un élément, quel est le mien ? Comment être sûr qu’un katatium ne se cache pas parmi nous, en pleine mutation ?

— Parfait, reprit Sofidios, j’aimerais tout de même rendre les choses plus concrètes, vous aider à comprendre votre place dans tout cela. Est-ce que certains d’entre vous ont déjà éveillé un ou deux pouvoirs ?

Parmi la trentaine d’élèves avancés dans leur mutation, une vingtaine levèrent la main, y compris moi. Je restai bouche bée. Je m’attendais à ce que tout le monde lève la main, tant les choses s’étaient faites naturellement pour moi.

— Il est tout à fait normal que certains d’entre vous n’aient pas encore éveillé de pouvoir, précisa-t-il d’un ton rassurant. Même parmi les indopios, les « natifs », tous ne s’éveillent pas. Souvent parce que leur corps ne pourrait pas le supporter.

Il marqua une pause, son regard glissant sur la salle, visiblement satisfait.

— Ceci dit, vous êtes exceptionnellement nombreux dans ce cours à avoir déjà éveillé vos pouvoirs. C’est assez impressionnant.

Un sourire sincère illumina son visage, ne cherchant pas à cacher sa joie face à cette classe « particulièrement magique ». Puis, il tourna son attention vers celui qu’il avait interrogé la veille, le lion teinté de rouge.

— Raconte-nous ton éveil, mon jeune ami, l’invita-t-il, son ton mêlant curiosité et encouragement.

— J’ai fait brûler la cafétéria, avoua le jeune homme, visiblement mal à l’aise. Les fourneaux ne voulaient pas s’allumer avec le briquet, alors j’ai frappé dessus avec ma paume, énervé… et une gerbe de feu en est sortie.

La classe éclata de rire, et lui devint plus rouge que sa veste, sa honte évidente.

— Vous n’auriez pas pu faire plus explicite, répondit Sofidios avec un sourire amusé. Les mantyon comme vous n’ont qu’un seul élément.

Le rire général s’amplifia légèrement, bien que teinté de camaraderie plutôt que de moquerie. Sofidios continua à interroger quelques autres élèves, une petite dizaine, chacun évoquant un éveil lié à un seul élément. Puis il s’avança vers ma table, ses yeux s’arrêtant sur moi avec un éclat de curiosité particulière.

— Pour vous, les choses seront plus… subtiles, si je puis dire. Je sais déjà pour les ailes de feu à l’arène d’entraînement, mais auriez-vous… autre chose à nous raconter ?

Il y avait dans sa voix une attente, une nuance qui me laissait penser qu’il cherchait une réponse bien précise. Une réponse que j’avais peut-être, mais qui semblait échapper à ma compréhension consciente.

Je fermai les yeux quelques instants, laissant mon esprit fouiller seul dans mes souvenirs, à la recherche de ce que ma volonté ne parvenait pas à saisir. Puis une image floue s’éclaircit, accompagnée d’un sentiment étrange de clarté.

— Peut-être… Je crois que je comprends la langue de ce camp sans vraiment chercher à la comprendre… expliquai-je, hésitante. C’est compliqué à décrire, mais je sais ce que veulent dire les gens, même si je ne comprends pas la manière dont ils le disent.

Un large sourire illumina le visage de notre professeur, visiblement satisfait de ma réponse.

— Voilà une capacité que je n’ai pas vue chez quelqu’un depuis fort longtemps, dit-il d’un ton presque solennel. C’est aussi pour cette raison qu’il faudra faire très attention à vous. Vous êtes un être de lumière et de feu. Cette combinaison rare confère une capacité unique, que l’on nomme l’instinct de réponse.

Il marqua une pause, laissant le silence imprégner ses paroles, comme pour souligner l’importance de ce qu’il venait de révéler.

— Pour résumer, votre instinct ne se trompe jamais. Il vous guide avec une justesse absolue. Suivez-le attentivement, même lorsque tout semble vous pousser à douter.

Je restai figée, absorbant ses mots. Un frisson glacé me parcourut l’échine, à la fois d’émerveillement et d’appréhension.

— …C’est pour ça que la ville en a après moi, murmurai-je finalement, comme si tout prenait sens. Mais… quel est l’intérêt de m’asservir ? Je pourrais très bien leur mentir.

Son expression changea légèrement, empreinte d’une gravité que je ne lui avais jamais vue. Il inspira profondément avant de répondre, choisissant ses mots avec soin.

— Malheureusement, je n’ai pas toutes les réponses, dit-il enfin, son regard fuyant légèrement. Et de toute façon, ce n’est pas le sujet de notre leçon…

Son regard croisa le mien, et une étincelle que je ne lui connaissais pas auparavant brilla dans ses yeux. Une nuance de compassion. Comme s’il comprenait pleinement toutes les émotions qui me traversaient à cet instant.

— Ce que je peux vous dire, ajouta-t-il après une légère hésitation, c’est que ce don que vous possédez est aussi précieux que dangereux. Ce n’est pas seulement votre instinct qu’ils craignent… mais ce que vous pourriez devenir.

Je déglutis difficilement, une sensation étrange me tirant vers mes ailes. Elles, qui avaient surgi dans la douleur et le sang, étaient à l’origine de tout. Leur poids immense me rappelait, à chaque instant, les responsabilités et les menaces qui planaient désormais au-dessus de moi. Ce qu’elles représentaient, ce qu’elles symbolisaient, m’écrasait plus que tout. Et pourtant, je ne pouvais m’empêcher de les déployer un peu plus, comme pour m’habituer à leur existence… ou me préparer à ce qu’elles allaient encore devenir.

Sofidios passa derrière moi, et je sentis une main ferme et rassurante se poser sur mon épaule. Ce simple geste, empli de calme et d’assurance, m’intima à me redresser.

— Ne vous en faites pas, murmura-t-il d’une voix douce mais déterminée. Les réponses viendront, toujours au moment où vous en aurez vraiment besoin. N’oubliez jamais que vous n’êtes pas seul dans tout cela. Rien ne sert de vous précipiter, si ce n’est pour vous retrouver face à un mur. Prenez le temps de comprendre, de respirer.

Ses mots portaient un poids étrange, comme s’il parlait d’expérience, d’une vérité qu’il avait lui-même apprise dans des circonstances difficiles. Il tapota légèrement mon épaule avant de se redresser, reprenant un ton plus formel.

— Mais pour l’heure, recentrons-nous sur notre sujet. Il pourrait bien vous sauver la vie un jour… ou plus tôt encore.

Je laissai mes mains glisser sur mon visage, réchauffant ma peau tendue par l’émotion et la fatigue. Ce simple geste, presque mécanique, était une tentative désespérée de retrouver un semblant de calme. Mon esprit, encore embrouillé par les révélations et le poids des responsabilités, luttait pour se concentrer.

Il avait raison. Son attention était précieuse, et nous n’avions que trois jours pour assimiler ce qui pouvait être vital. Je ne pouvais pas me permettre de monopoliser ce moment.

Prenant une profonde inspiration, je levai les yeux vers le tableau et mes camarades. Chaque visage autour de moi semblait aussi troublé que le mien, mais tous étaient résolus. C’était une classe, une équipe, et pour la première fois, je sentais le lien fragile qui nous unissait.

Sofidios, debout devant nous, reprit d’une voix claire et apaisée :

— Bien. Par où commencer avec l’énergie ?

Il traça un dernier symbole dans le cercle externe de son schéma originel : une étoile à six branches, soigneusement dessinée à l’intérieur d’un motif déjà complexe. Il s’arrêta un instant pour contempler son travail, comme s’il pesait l’importance de ce qu’il s’apprêtait à révéler.

— L’énergie ne peut exister seule, commença-t-il d’un ton grave mais posé. C’est le seul élément à en être incapable. De plus, elle ne peut cohabiter avec les autres éléments de manière classique. Elle ne peut exister par deux qu’en présence de lumière ou d’air.

Un murmure de confusion parcourut la salle, et je vis plusieurs camarades échanger des regards perplexes. Une main se leva timidement, puis une voix s’éleva :

— Comment est-ce possible ? Vous nous avez dit qu’un élément devait être opposé ou supérieur pour coexister. Mais l’énergie… elle est supérieure à tout, non ? Alors pourquoi fait-elle exception ?

Sofidios sourit légèrement, comme s’il avait anticipé la question. Mais son expression portait aussi une étrange gravité.

— L’énergie est… particulière, répondit-il après un court silence. Elle n’obéit pas aux mêmes règles que les autres. Elle est à la fois ce qui constitue la vie et ce qui peut la détruire. Sa nature est plus complexe, plus capricieuse… et infiniment plus rare.

Alors qu’il parlait, son regard se voila légèrement, comme si un souvenir lointain venait alourdir ses paroles. Ses traits, pourtant toujours bienveillants, semblaient marqués par une émotion profonde qu’il dissimulait à peine. Malgré cela, son timbre de voix resta inchangé, toujours calme, toujours rassurant, mais teinté d’une sorte de mélancolie.

— Ceux qui maîtrisent l’énergie, poursuivit-il, ne la contrôlent jamais vraiment. Ils dansent avec elle, dans un bal où elle dicte chaque pas mieux qu’eux. Elle ne se laisse pas observer si facilement... Sa rareté, évidemment, rend les témoignages précieux et rares. Mais bien au-delà de cela, les conditions d’étude sont souvent rudes, cruelles... Les nations pratiquant l’esclavage, par exemple, traquent ces individus avec une assiduité implacable. Si bien que la plupart d’entre eux finissent par se cacher, disparaître pour survivre.

Il marqua une légère pause, détournant brièvement le regard comme pour chasser une pensée qu’il ne souhaitait pas partager. Pour la plupart des élèves, il ne montrait qu’une façade calme, un professionnel énonçant des faits. Mais moi, je percevais quelque chose de plus profond. Mon instinct, cet instinct qu’il m’avait appris à écouter, me soufflait qu’il parlait d’expérience personnelle.

Un frisson me parcourut à cette idée. Je ne pouvais qu’imaginer ce qu’il avait dû traverser au fil des décennies. Se cacher, encore et encore, pour échapper à une douleur ou à une perte si immense qu’elle l’avait marqué à jamais. Ces mots qu’il prononçait avec calme portaient en réalité le poids d’une vie entière de sacrifices et de blessures.

Depuis combien de temps s’était-il échappé ? Et où étaient ses sœurs, celles dont il m’avait parlé un jour, presque à voix basse, comme un secret trop douloureux à révéler entièrement ?

Ses yeux rencontrèrent les miens un instant. Il n’y avait ni accusation ni tristesse, mais une sorte de compréhension silencieuse. Je sentais qu’il avait deviné mes pensées. Pourtant, il n’ajouta rien, se contentant de reprendre son explication d’un ton mesuré, comme pour m’épargner des vérités trop brutales à cet instant.

-             Mais ce sera le sujet de demain. Aujourd’hui, ce sont les associations de magie qui nous intéressent, et l’énergie, comme vous l’aurez compris, est particulière à tous points de vue. Elle ne correspond pas aux règles pour deux éléments, mais elle ne suit pas non plus celles pour trois éléments. Elle n’a que deux associations connues : l’eau et les ténèbres. Aucune autre combinaison viable n’a été documentée... Du moins, pas une qui ne mène pas à un katatium.

Il marqua une pause, et son regard se perdit un instant sur le schéma tracé au tableau. Une tension imperceptible alourdissait l’atmosphère. Il inspira profondément, mais son souffle semblait chargé d’une angoisse qu’il s’efforçait de masquer. Un masque parfaitement maîtrisé... pour les autres. Mais pas pour moi. Mon instinct, toujours à l’affût, captait ces fissures dans sa façade. Était-il sur le point de nous parler de sa propre association d’éléments ?

Sofidios se redressa légèrement, retrouvant son aplomb, et poursuivit :

— Et maintenant, notre dernier sujet de la journée : les associations de quatre éléments. Un sujet sensible, car extraordinairement rare. Si rare, en réalité, que certaines civilisations considèrent ces individus comme des dieux. Presque des mythes, bien que des études aient été menées sur quelques rares porteurs de cette combinaison unique.

Un murmure d’excitation traversa la salle. Mes camarades, fascinés, semblaient pendus aux lèvres de notre professeur. Moi, je restais focalisé sur lui, pas seulement sur ses paroles, mais sur ce qu’il tentait de dissimuler. Son angoisse grandissait, insidieuse, malgré son ton calme et posé.

Il maîtrisait l’art de la narration à la perfection, chaque mot soigneusement choisi pour captiver son auditoire. Et cela fonctionnait : mes camarades buvaient ses « révélations choc » sans prêter attention à ce qu’il cachait. Mais moi, je savais qu’il ne parlait pas uniquement pour nous instruire. Je savais qu’il avait vécu ces choses.

Cette angoisse qui le rongeait, il la masquait habilement derrière le poids de ses mots et l’énergie qu’il mettait à nous faire vibrer. Pourtant, je ne pouvais m’empêcher de me demander... Que lui évoquait ce sujet si particulier ? Était-ce un souvenir douloureux, une vérité qu’il s’efforçait d’ensevelir, ou peut-être même une peur qu’il espérait ne jamais voir se concrétiser ?

Alors que la classe continuait à chuchoter, accaparée par ses paroles, je continuais à le fixer, cherchant des réponses que, je le savais, il ne serait pas prêt à donner. Pas encore.

— Les associations à quatre éléments, reprit-il, réclament toujours l’énergie. Mais elles sont particulièrement stables. À partir du moment où l’énergie est accompagnée de trois autres éléments, peu importe lesquels, aucun des porteurs ne devient un katatium. Ces individus, bien que rares, conservent leur conscience intacte. Cependant…

Il marqua une pause, son regard balayant la classe, pesant ses mots avec précaution, comme s’il était sur le point de révéler une vérité qu’il aurait préféré taire.

— Ils possèdent les mêmes résistances et… la même capacité de vieillissement que les katatiums. En d’autres termes, ils cessent de vieillir.

Un silence s’abattit sur la salle, palpable, comme si même l’air avait été suspendu. Les murmures se turent un instant avant de repartir, plus excités que jamais, s’amplifiant à chaque voix quand les plus timides se mirent en confiance dans la foule. Chaque élève semblait agité, digérant l’ampleur de cette révélation. Mais moi… quelque chose en moi se mit à tourner à toute vitesse.

Sofidios leva les yeux et, par un étrange hasard, son regard heurta le mien de plein fouet. Ce contact dura une fraction de seconde, mais il suffit à tout déclencher. Les pièces du puzzle se mirent en place, une à une, de façon vertigineuse.

Il était arrivé parmi les premiers à travers les trous blancs, une temporalité différente. Ses angoisses, pourtant soigneusement dissimulées, transparaissaient chaque fois qu’il évoquait les quatre éléments, comme si ce sujet le touchait directement. Et cette mutation si particulière… Trois animaux différents. Aucune autre personne dans ce camp, ni en ville, ne possédait une mutation aussi complexe.

Je déglutis, un frisson parcourant mon échine, le bruit ambiant ne devenant qu’un souffle. La réponse était là, devant moi, évidente et inéluctable : Sofidios était immortel.

Il avait traversé les âges sans vieillir, son existence suspendue dans le temps depuis son arrivée dans ce monde. Ce n’était pas qu’une théorie, c’était une certitude, gravée dans son regard lourd de vécu, dans la manière qu’il avait de peser chaque mot, chaque geste.

Et soudain, je ne voyais plus seulement un professeur en lui. Je voyais un être qui avait vécu bien plus que ce qu’il laissait paraître, portant sur ses épaules le poids d’expériences et de souvenirs que personne d’autre dans cette salle ne pouvait comprendre.

Je détournai les yeux, le cœur battant à tout rompre. Une partie de moi voulait poser la question, briser ce silence qui s’installait entre lui et moi. Mais l’autre savait que ce n’était ni le lieu, ni le moment. Pas encore.

Sofidios, de son côté, rompit le contact visuel et reprit d’un ton plus neutre, reprenant son rôle de professeur, comme s’il n’avait rien vu. Mais pour moi, tout avait changé.

— Passons aux questions, je ne voudrais pas vous garder trop longtemps tout de même.

Sofidios força un sourire, mais son expression trahissait une tension rare. Il s’efforça d’éviter mon regard durant tout le reste de la séance, comme s’il craignait que nos yeux se croisent à nouveau. Il passait d’une question à l’autre à une vitesse inhabituelle, presque précipitée, répondant avec une neutralité qui semblait mécanique.

Mais rien dans ce qu’il disait ne retenait mon attention à présent. Il était immortel. Cette pensée occupait tout mon esprit, s’imposant comme une vérité absolue. Il avait probablement déjà vécu ce que je lui avais fait subir à mon arrivée. Il avait dû voir des dizaines, non, des centaines de personnes ayant perdu des proches de la même manière que moi. Et pourtant, il avait encaissé ma rage sans sourciller, sans la moindre récrimination.

Une vague de culpabilité monta en moi. Comment avais-je pu le juger si durement, sans chercher à comprendre ? Mais en même temps, une autre question me hantait. Ma réaction à mon arrivée ne l’avait pas perturbé, pas autant que ce moment où nos regards s’étaient croisés, lorsque j’avais deviné ce qu’il était vraiment. Pourquoi ? Avait-il peur de moi maintenant ?

Je restai immobile, les mains crispées sur les rebords de ma table, le cœur battant. J’essayai de me concentrer sur les échanges, de retenir quelques réponses aux questions posées, mais mes pensées revenaient inlassablement à lui. Pour ne pas risquer de croiser son regard à nouveau, je fermai les yeux, prétendant réfléchir, mais en réalité, je l’écoutais. J’attendais.

La fin du cours arriva plus vite que je ne l’aurais cru. Les élèves commencèrent à ranger leurs affaires dans un brouhaha habituel, mais pour moi, le temps semblait suspendu. J’attendis patiemment, chaque bruit résonnant comme une éternité, jusqu’à entendre la porte se refermer derrière le dernier élève.

Une fois seule avec lui dans la salle, je me levai enfin, inspirant profondément. Mes pas résonnèrent sur le sol tandis que je m’approchais de son bureau. Sofidios n’avait pas levé les yeux, occupé à empiler quelques feuilles distraitement.

— Sofidios… murmurai-je d’une voix presque tremblante, brisant enfin le silence pesant.

Il soupira, ses mains suspendues dans l’air, comme si même le geste le plus simple nécessitait une réflexion profonde.

— Je sais que tu as deviné. Pas la peine d’épiloguer, Morgan, ni de te sentir coupable. Ta douleur et ta colère étaient légitimes. Je ne t’en veux pas de m’avoir crié dessus… à vrai dire, tu fais partie des plus calmes que j’ai pu croiser. Moi-même, j’ai hurlé sur tout le monde à mon arrivée.

Sa voix était basse, comme une onde apaisante, mais chaque mot résonnait dans mon esprit avec une intensité presque accablante.

— Je tiens tout de même à m’excuser, murmurai-je, la gorge nouée. Vous ne méritiez pas d’être une cible pour les nouveaux arrivants.

Il se leva de son bureau, mais son mouvement, bien qu’assuré, était plus lent que celui de n’importe quel serpent. Cette lenteur avait une grâce presque surnaturelle, une maîtrise si totale qu’elle semblait ancrée dans sa nature profonde. Il s’approcha du tableau et commença à l’effacer, ses gestes précis, hypnotiques, comme s’ils répondaient à un rituel silencieux.

— C’est le rôle que j’ai décidé de jouer pour toi.

Je clignai des yeux, déconcerté par la simplicité de ses mots.

— … Vous voulez dire…

— Que j’ai fait exprès d’être la première personne à te parler après ça ? Oui.

Le calme dans sa réponse me déstabilisa.

— Pourquoi ?

Il s’interrompit un instant, son regard se perdant au-delà du tableau, dans un vide qui semblait bien plus vaste que cette salle.

— Pour que tu aies de bonnes bases.

Sa voix était douce, mais derrière cette douceur se cachait une tristesse si profonde qu’elle semblait imprégner l’air autour de nous. Il reprit son geste, effaçant une autre ligne de craie, comme si ce simple acte pouvait atténuer le poids de ce qu’il s’apprêtait à dire.

— Tu sais, j’aurais aimé que quelqu’un le fasse pour moi. Quelqu’un qui comprenne que ce n’était pas de sa faute si j’étais en colère, mais que j’avais besoin d’un support pour l’évacuer.

Son regard, fugace, se tourna vers moi, empreint d’une douce empathie, avant de revenir au tableau, et ce bref échange me fit frissonner.

— Que j’avais besoin de cette personne pour me sentir mieux… et devenir meilleur.

Je sentis mon souffle se couper, submergé par l’ampleur de ce qu’il me confiait.

— Ça ne fait jamais plaisir, je te l’accorde… mais quitte à ce que quelqu’un y passe, je préfère être cette personne. J’en ai l’habitude. Et j’en reconnais la nécessité.

Chaque mot qu’il prononçait s’enfonçait en moi comme une vérité que je n’étais pas encore prêt à accepter. Sa douceur, pourtant si sincère, me pesait si lourdement. Je sentais me cœur descendre dans ma poitrine. À chaque mot, mes larmes menaçaient de déborder.

— Ce n’est pas une raison… Pas pour vous faire maltraiter de la sorte…

Mes émotions prirent inévitablement le dessus. Comme un torrent soudain, elles m’envahirent et, dans un élan de désespoir, je me jetai en avant, l’enveloppant dans mes bras. C’était tout autant pour moi que pour lui, un besoin de le soutenir, de le comprendre.

— Les gens pensent que l’immortalité est une bénédiction… Mais je sais… je comprends que vous souffrez… Alors, s’il vous plaît… ne vous forcez plus à souffrir… Pas pour moi… Ça s’arrêtera bien pour moi… D’une manière ou d’une autre… Alors… laissez-moi vous aider… plutôt que de vous forcer à aider tout le monde… sauf vous…

Les mots me fuyaient, mais ce n’était pas la douleur de mes paroles qui me secouait, mais plutôt le sentiment accablant d’avoir enfin brisé le silence. Les larmes commencèrent à tomber, se frayant un chemin sur mes joues. J’avais réussi à les retenir tout ce temps, me concentrant sur le poids de ce que j'avais à dire, mais maintenant, une fois ma tirade prononcée, elles ne purent plus rester prisonnières. Elles se déversèrent, emportant avec elles le fardeau qui pesait sur ma poitrine.

Je sentis l’une de ses jambes/queue se redresser lentement, effleurant doucement le sommet de ma tête. Le geste, à la fois subtil et réconfortant, apaisait la douleur que je ressentais encore dans mon cœur. Son torse, secoué par des spasmes réguliers, était le seul indice de ses larmes silencieuses. Dans cette pièce vide, à l’abri des regards, il semblait qu’il n’y avait que nous deux, à partager ce moment de vulnérabilité inavouée.

Il nous fallut de longues minutes avant que Sofidios ne brise enfin le silence, sa voix douce mais chargée d’un poids que je pouvais sentir jusque dans mes entrailles.

— J’aimerais te demander deux faveurs…

Je m'écartai lentement de lui, essayant de reprendre un semblant de contrôle, essuyant mes larmes d’un geste trop brusque, comme si je voulais en finir avec elles. Elles avaient coulé sans pouvoir les retenir, mais face au chagrin silencieux de mon mentor, je ne pouvais rien faire d’autre que les accepter.

— Bien sûr, tout ce que vous voudrez.

— Tutoie-moi, pour commencer… Tu as pu deviner ce que personne au camp ne sait, pas même le père de Patricia, qui était un ami cher.

Je souris doucement à cette évocation. Son regard m’avait donné le sentiment que, malgré tout, j’étais devenue une sorte d’amie à ses yeux. Un frisson me parcourut à l’idée de ce lien qui se tissait entre nous, loin des autres.

— D’accord, et la seconde ?

Il sembla hésiter un instant, ses yeux fuyant mon regard, comme si les mots qu’il s’apprêtait à dire étaient une lourde charge.

— N’en parle jamais à personne… Je ne suis dans ce camp que depuis 30 ans. Les gens pensent que je vieillis moins vite à cause de mes capacités de reptile…

Je m’écartai un peu, mes sourcils se haussant involontairement et spontanément.

— Comment est-ce possible avec tes trois serpents qu’ils ne se doutent de rien ?

Il émit un faible rire, presque amer, avant de répondre.

— J’ai dit à tout le monde que j’avais du vitiligo… J’ai un peu honte de l’avouer, mais je suis forcé de mentir à tout le monde. C’est pour ma sécurité et celle du camp, je suis sûr que tu comprends.

Un nœud se forma dans ma gorge, un sentiment de contrainte émanait de lui. J’avais imaginé un aperçu de ce qu’il vivait, mais la vérité m’échappait toujours de toute évidence.

— Bien sûr que je comprends cette partie, mais je ne comprends pas pourquoi quelqu’un comme toi reste aussi près d’un endroit aussi dangereux pour lui…

Un silence lourd s’installa alors, avant qu’il ne reprenne d’une voix plus grave, presque dénuée de toute lumière.

— Pour mes sœurs… Je les cherche depuis bientôt un millénaire. Mais s’il te plaît, ne m’en demande pas plus… C’est mon combat, pas le tien.

Ses mots frappèrent comme un coup de poing dans le silence. La chaleur de l’air sembla soudainement plus dense autour de nous. Il était un homme marqué, brisé par une quête qui semblait interminable, et je pouvais voir dans ses yeux la profondeur de ce fardeau qu’il portait seul et même si je pouvais saisir une partie de sa douleur, l'ampleur de son fardeau m’échappait totalement.

Je voulus lui proposer mon aide, alléger ne serait-ce qu’un peu le fardeau qu’il portait seul depuis si longtemps. Mais avant que je ne puisse trouver les mots, des cris perçants retentirent à l’extérieur de la salle, coupant court à mes pensées. La terreur dans ces voix était impossible à ignorer. Puis vinrent les bruits d’une foule en panique, des pas précipités résonnant comme une marée chaotique, suivis des hurlements stridents des sirènes. Mon cœur se serra, chaque son amplifiant une angoisse viscérale. Rien de tout cela ne me rassurait. Je jetai un dernier regard à Sofidios, cherchant un semblant de réconfort ou d’instruction. Il me fit un signe discret, son visage grave mais déterminé. "Suis ton instinct", semblaient murmurer ses yeux.

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DSWritter
Posté le 24/03/2025
Première chose, il y a une faute de mise en page à "-             Mais ce sera le sujet de demain. ".

J'avoue que j'ai eu un peu de mal à comprendre le système de magie, mais ça commence à venir ! Dommage que l'on ne puisse pas poster d'image, j'aurais bien aimé voir le dessin de Sofidios !

En tout cas, j'aime beaucoup la relation entre le professeur et Morgan, j'ai hâte de voir la suite de tout ça ^^
M.A.Frogerais
Posté le 24/03/2025
j'aurai aussi aimé pouvoir mettre le dessin de sofidios, je l'ai dessiné pour ne pas me perdre dans mon propre système
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