Je levai le visage, à travers le voile des flots que j'avais déversés, je ne pus qu'apercevoir un pelage blanc immaculé, éclatant dans l'obscurité. Ce soutien inattendu se tourna lentement vers ses comparses et prit une voix puissante, qui résonna dans la salle avec une force tranquille.
- Vous pensez toujours que quelqu’un d’aussi traumatisé pourrait faire quoi que ce soit dans le sens de son agresseur ?
Essuyant mes larmes d’un battement d’ailes, je me redressai lentement, cherchant leurs réactions, traquant dans leurs visages la moindre réponse, le moindre indice qui pourrait me guider. Mais ils se contentaient de se regarder les uns les autres, échangeant des questions silencieuses, fouillant le regard de leur voisin comme s’ils espéraient y trouver une vérité qu’aucun ne possédait. Rien ne vint. Juste un silence pesant, suspendu entre l’incertitude et le doute.
Seul·e Ala demeura immobile, figé·e face à ce naufrage d’émotions. Son regard brillant restait ancré sur moi, intense et insondable, lui conférant une aura implacable. Puis, lentement, iel ferma les yeux, et un soupir, aussi profond qu’empreint de lassitude, s’échappa de ses lèvres.
— Depuis longtemps, je décèle le mensonge chez les meilleurs acteurs, murmura-t-iel. Je ressens la vérité gravée dans la poussière.
Sa voix était douce, mais portait le poids d’une éternité bien trop longue. Lentement, iel étendit les bras, englobant l’assemblée d’un geste mesuré.
— J’ouvre la voie à ce conseil. J’offre la vie à ceux qui la méritent, et la mort à ceux qui la provoquent.
Iel marqua une pause, me scrutant avec cette même intensité insondable, avant de reprendre d’un ton plus bas, presque méditatif·ve, tout en reposant son corps sur ses bras.
— Mais toi… Tu n’es pas faite comme les autres.
Un frisson me parcourut. Me faisait-iel peur ? Ou étais-je fière de le·a dérouter ?
— Je ne ressens aucune malveillance émanant de ce corps que, semble-t-il, tu as cherché à rendre faible. Tu as cherché la mort.
Sa voix s’adoucit à peine, sans rien perdre de sa puissance ni de la suspicion qui la teintait.
— Mais l’as-tu causée ? C’est cela dont nous parlons ici.
Se redressant, iel déploya ce que je croyais être une capuche, sans même y poser la main. Ce n’en était pas une. Iel ne portait aucune cape en réalité.
C’étaient des ailes. Et des branchies.
Un frisson parcourut mon échine alors que je réalisais enfin ce que je voyais : une créature hybride, un axolotl aux couleurs d’un monarque, drapé dans un manteau vivant aux membranes soyeuses et irisées.
Son visage émacié portait une étrange harmonie. Ses yeux courbes, presque incrustés dans les motifs noirs et orange de ses ailes, semblaient à la fois percer l’âme et se fondre dans son être. Son nez et son menton, bien que conservant une forme humaine, avaient une pâleur presque translucide, comme s’ils étaient faits de nacre.
De chaque côté de sa tête, les oreilles avaient disparu, remplacées par deux trios de branchies, frémissant légèrement au rythme de sa respiration. L’essence même d’Ala défiait les lois du vivant, fusionnant le ciel et l’eau en une entité unique et insondable
— Alors maintenant, respire. Essaye d’oublier la douleur et parle-nous de cette journée.
J’hochai la tête, fermant les yeux un instant pour me remettre de cette vision presque divine. Puis, prenant une grande inspiration, je commençai mon récit.
Je racontai tout. Le cours, la bataille qui s’ensuivit, les visages que j’avais croisés, ceux que j’avais affrontés, et ce que j’avais ressenti en me réveillant dans cette cellule, trahie.
Ils firent venir toutes les personnes que j’avais mentionnées, les interrogeant une à une pour vérifier la véracité de mes paroles. Trois longues heures s’écoulèrent. Mes pieds me faisaient mal, la surcharge émotionnelle m’avait épuisée, et mes yeux me piquaient plus que je ne l’aurais voulu. D’abord aveugle dans l’obscurité, je distinguais à présent chaque détail avec une clarté déroutante. Rien n’avait changé dans la pièce, et pourtant, l’ombre s’était effacée, remplacée par une vision limpide.
Muninn, la juge corbeau, ne m’avait pas quittée des yeux un seul instant. Silencieuse, impassible. Ce n’est qu’après le dernier témoignage qu’elle ouvrit enfin la bouche :
— Nous devrions lui bander les yeux.
— PARDON ?
Le mot m’avait échappé avant même que je ne puisse le retenir. Mon cœur rata un battement. Où voulait-elle en venir avec ça ?
Elle leva une main en signe d’apaisement avant de se tourner vers Sofidios.
— Ce n’est pas la première fois que tu reçois un nocturne dans ta classe, pourtant.
— Figure-toi que j’étais censé l’initier demain, mais les manigances d’à côté m’ont pris de court avec cette jeune femme.
Elle soupira, visiblement agacée par ce détail, puis posa son regard sur moi.
— Tes yeux te font mal, n’est-ce pas ?
— Euh… Exact, madame…
— C’est précisément pour cette raison que je veux te les bander. Disons que… certains de mes confrères n’accepteraient pas d’interrompre ce procès pour ta santé. Or, si tu es innocente, il est aussi de notre devoir de te préserver.
D’un coup d’œil, je compris. Nekras était, sans aucun doute, l’un de ces "confrères". Il avait déjà montré les crocs à l’idée d’une pause. Mais maintenant, je voyais où elle voulait en venir.
Si c’était vraiment pour cette raison, je n’y voyais qu’un seul inconvénient.
— Je comprends, et je vous remercie de cette considération, mais… je dois avouer que l’idée de ne rien voir en plus de ne rien pouvoir faire ne me rassure pas. Je préférerais garder ma vue, tant que mes bras entravent mes ailes.
Elle me sourit doucement avant de se tourner vers ses confrères.
— Je ne pense pas qu’elle soit complice de notre bourreau. Elle a été franche tout au long de ce procès, n’hésitant pas à nous hurler dessus.
— Cela ne veut pas dire qu’elle est des nôtres.
La féline, restée silencieuse jusque-là, venait d’entrer dans la discussion. Son visage était fermé, froid.
— Que veux-tu dire, Zahira ?
— Je veux dire que, même si elle n’est pas avec l’Impératrice, cela ne signifie pas qu’elle soit avec nous. Tu crois vraiment qu’en ville, tout le monde soutient ce qui se passe ici ? Pourtant, aucun d’eux ne vient à notre aide. Ils restent neutres dans ce conflit.
Elle marqua une pause, puis reprit d’un ton tranchant :
— Certes, je n’insinue pas que son témoignage est un mensonge ou une manipulation… mais qui nous dit que cette chouette ne nous utilise pas pour ses propres desseins ?
Je souris intérieurement, tout en m’efforçant d’afficher un regard triste et désemparé. Elle les amenait exactement là où je voulais qu’ils soient.
— Dans ce cas, j’ai peut-être une solution qui conviendra à tout le monde…
Un silence tomba sur la salle. Tous me fixaient à présent avec un intérêt nouveau. Je jetai un regard à Patricia et surpris l’instant fugace où elle se mordit la lèvre. Elle m’aiderait. Elle savait où je voulais en venir.
Je pris une profonde inspiration, jouant avec l’émotion dans ma voix.
— Exilez-moi.
Des murmures s’élevèrent. Certains échangèrent des regards sceptiques, d’autres semblaient suspendus à mes mots.
— Cette option m’attriste, car j’aime ce camp. J’aime les gens à qui vous avez demandé de parler. Vous m’avez offert une chance unique de changer ma vie, et il me blesse profondément que vous me pensiez capable de trahir cela, de mettre en péril tout ce que vous avez construit.
Je marquai une pause, balayant la pièce du regard, le poids du moment pesant sur mes épaules.
— Mais si la confiance n’y est plus, alors je ne pourrai pas rester, quoi que vous décidiez. Je connais cette part de l’esprit humain… Dès lors que l’on a été soupçonné, il suffit de ce doute, de cette ombre pour être rejeté. Ceux qui ont besoin d’un coupable pour apaiser leur peur finiront par me haïr, et peu importe ce que je ferai, ce poison s’installera dans leurs cœurs.
Je laissai trembler ma voix, baissant légèrement la tête. Une larme coula lentement sur ma joue, volontairement accentuée pour renforcer l’effet.
— Alors je préfère partir. Je préfère encore affronter l’exil, quitte à y laisser ma vie, plutôt que de laisser croire à quiconque ici que je pourrais être capable de mettre les vôtres en danger.
Mon regard revint vers Muninn, puis vers Zahira, cherchant à percer leur réaction.
— Je vous prouverai ma loyauté par mes actes, et non par des paroles.
L’attente fut insoutenable. J’entendais le battement sourd de mon propre cœur dans mes tempes, chaque seconde semblant s’étirer à l’infini…
Frappant sa main sur son pupitre, Nekras se leva, toute sa rage visible dans sa mâchoire, plus serrée que celle d’un piège à loup.
—Espèce de saloperie, tu nous manipules !!
—Calme-toi, nous sommes en procès, pas sur un champ de bataille.
—Je ne me calmerai pas, Ala ! Cette petite Blytatrix nous manipule pour avoir la vie sauve !
Une aspiration haletante collective s'échappa alors, un souffle lourd, comme une onde de choc qui traversa la pièce. Le mot « Blytatrix » résonna dans l’air avec une force presque palpable, et je compris que c’était une insulte particulièrement forte ici. Les yeux de tous les présents se tournèrent vers moi, la surprise et l’indignation se mêlant sur leurs visages. Comme un souffle suspendu dans la salle, une tension sourde et partagée envahit l’espace. Chaque personne semblait avoir pris ce mot comme un coup direct à leur honneur, un affront irréparable. Le choc était tel qu’une onde de malaise se propagea dans l’air, et même les plus impassibles semblaient affectés, figés dans une sorte de stupéfaction.
Ala ne perdit pas une seconde de plus.
—Sors d’ici…
—Mais…
—Il n’y a pas de mais à avoir avec ce genre de comportement. Tu sortiras d’ici de gré ou de force après ce que tu viens de faire. Tu n’auras pas mot à dire dans cette histoire après une telle débâcle verbale. Maintenant, conserve la dignité qu’il te reste et sors.
Le ton d’Ala était glacé, une froideur indiscutable. Le regard qu’elle posa sur Nekras était celui d’un jugement implacable, un silence lourd pesant après sa déclaration. Aucun d’eux ne semblait avoir le courage de discuter davantage. L’atmosphère était devenue étouffante, comme si un voile invisible et lourd s’était abattu sur la salle, rendant chaque respiration plus difficile.
Jetant son pupitre en l'air, Nekras sortit en furie, ses pas lourds résonnant sur le sol de pierre. Il poussa des râles grondants à quiconque osait croiser son regard, une menace sourde vibrante d'une rage contenue. Chaque respiration dans la pièce s’était suspendue, figée dans l’écho de son emportement. Lorsqu'il claqua la porte derrière lui, un silence pesant s’abattit sur l’assemblée, brisé seulement par le son étouffé de ses pas s’éloignant dans le couloir.
Je sentis chacun reprendre discrètement son souffle, comme si l'air même avait été retenu sous la pression de sa fureur.
— Nous allons pouvoir reprendre, déclara Ala d’une voix maîtrisée.
Muninn hocha la tête, impassible.
— Morgan nous proposait de l’exiler dans le doute.
— … Merci pour ce rappel, répondit-elle en soupirant légèrement, avant de croiser ses mains sur son pupitre.
Son regard se posa tour à tour sur les autres juges. Seule Zahira ferma les yeux un instant, pensive. Les autres acquiescèrent en silence, même Sofidios, malgré une ombre de réticence dans son expression.
— C’est donc acté. À moins que quelqu’un ait quelque chose à ajouter ?
Le silence s’étira, lourd et pesant. Personne ne trouva rien à ajouter. Une étrange sensation me serra la poitrine, et je repris mon souffle, réalisant que je l’avais retenu sans m’en rendre compte.
—Tu partiras ce soir, au coucher du soleil, reprit Ala d’un ton ferme. Nous t’accordons le droit d’emporter un seul sac, avec l’aide d’une seule personne. Cette personne devra se proposer ici et maintenant.
À peine eut-elle terminé que trois mains se levèrent simultanément. Un tumulte de murmures et d’indignation parcourut l’assemblée, certains se redressant brusquement, incrédules. Mais ce fut une seule main qui attira tous les regards.
— Maxime ?
Un silence glacé suivit, brisé uniquement par Sofidios qui lui fit signe d’avancer. Maxime hésita, puis s’exécuta à contrecœur. Alors qu’il se penchait légèrement vers Sofidios, il lui murmura quelque chose dans leur langue. Sa queue s’agitait frénétiquement, trahissant un affolement qu’il peinait à dissimuler.
Se retournant, mon professeur balaya du regard les autres mains levées — Marra et Maud — avant de répondre à Maxime sur le même ton feutré. Leur discussion s’emballa rapidement, les voix s’élevant par moments, un échange tendu où chacun cherchait à imposer son point de vue.
Ce fut finalement Patricia qui mit brusquement fin au débat, visiblement agacée par sa durée. Les murmures s’intensifièrent lorsque, contre toute attente, elle s’adressa à Sofidios plutôt qu’à son propre frère pour tenter de le raisonner.
Les regards intrigués se tournèrent vers mon maître, attendant sa réaction. Mais, à ma grande surprise, il ne chercha pas à s’opposer. Il semblait avoir compris qu’il n’avait pas d’autre choix que de céder.
Puis, sous les yeux de tous, Patricia tourna la tête vers Ala et, sans prononcer un mot, plaça sa main sur l’épaule de son bras droit. Un silence pesant s’installa alors que tout le monde observait l’échange muet. Il n’y avait pas besoin de mots : notre cheffe venait de faire comprendre son choix.
Soupirant, Ala se leva, suivie par les autres juges, et sortit de la pièce sans un mot. L'assemblée partit à leur suite, me laissant plantée là, avec Patricia, Sofidios et Maxime, désormais en possession des clés de mes menottes.
Maxime ne perdit pas une seconde, une fois seul, pour venir me détacher et me serrer dans ses bras. Il me parla dans sa langue, dont je ne comprenais rien, mais son émotion était palpable, faisant trembler tout son corps. Je lui tapotais le dos, tentant d'apaiser l'onde d'émotions vibrantes qui le faisait perdre sa tenue habituelle.
—Respire, loulou, c’est ce que je voulais...
Il ne comprenait rien non plus, évidemment, mais Patricia prit les devants et lui traduisit ma phrase. Il se recula d’un bon, me lançant un regard, comme si j’étais la dernière des idiotes, un peu de colère brillant au fond de ses yeux. Sofidios n’était pas en reste, bien plus choqué que Maxime.
—J’ai prévu d’infiltrer la tour. Je demande simplement que vous ne posiez pas de questions et que vous n’en parliez à personne… Si Marrianna a pu savoir que j’étais ici pour monter son plan, c’est qu’elle a un espion dans le camp.
—C’est aussi ce que je pense, mais nous n’avons aucune preuve.
—C’est pour ça que personne ne doit savoir. Moins vous en saurez, et plus j’aurai de chance.
Le regard de Sofidios était lourd de sens, un de ces regards qui voudraient nous retenir, mais qui comprenaient que rien ne nous arrêterait.
L'après-midi fut courte. N'ayant pas le droit de sortir de l'amphithéâtre, c'est Maxime qui faisait les allers-retours pour m'apporter de quoi remplir mon sac. Des vivres aux armes, en passant par le couchage. Il était aux petits soins, les yeux rouges d'inquiétude. Pourtant, il ne ménagea pas ses efforts, ne cherchant pas à rester plus longtemps à mes côtés que nécessaire, faisant même quelques détours pour récupérer ce que Marra et Maud avaient préparé pour moi.
Au moment de partir, je jetai un dernier regard sur ce camp qui m'avait accueillie, soignée et protégée. Désormais réduit en cendres, il emportait avec lui mes maigres espoirs d'y trouver ma place. Seuls Patricia et Maxime ne voyaient pas mon départ comme une justice rendue, mais comme le début d’un tout autre procès. Le jour déclinait, ses dernières lueurs effleurant la ville que je devais maintenant atteindre. Une ville où je devrais glaner les informations nécessaires pour offrir à la rébellion une chance de faire tomber cet empire oppressant. Le soleil s'effaçait lentement, mais sa lumière, bien qu’agonisante, restait encore vivante, guidant mes pas vers une route plus sombre.