Ils me jetèrent avec une telle violence que je crus sentir ma cheville se déboîter en luttant pour ne pas m'effondrer sur le sol de terre battue. Je savais, grâce à mon don, que j'étais dans l'amphithéâtre de mes leçons, mais, en ouvrant les yeux, tout semblait étranger. Je me trouvais en bas, projetée à travers la porte que Sofidios avait franchie au début des cours, mais l’endroit était désormais cerné de barreaux grésillant sous l’effet de l’électricité qui y circulait.
La pièce baignait dans une pénombre oppressante, ne me laissant qu'à peine distinguer les visages qui me surplombaient, suivis d'une masse indistincte d'êtres chuchotant, accusateurs. Parmi les six visages que je pouvais identifier, aucun ne m'était familier, et chacun portait en lui une haine froide et calculée, fixée sur moi. Je priais en silence pour que la place vide à ma droite soit occupée par quelqu’un sur qui je pourrais compter pour me défendre. Je n'étais pas prête à affronter le courroux de la Reine de Cœur.
Un frisson incontrôlable raidit mes épaules, mes poignets s’écartèrent malgré moi sous la pression des menottes de métal, leur morsure s’enfonçant dans ma chair. Mon corps refusait de m’obéir, tendu comme un animal traqué. Je savais que la trahison d’une des leurs serait jugée avec sévérité, mais pas qu'ils orchestreraient une telle mise en scène...
Je me redressai sur mes jambes malgré la terreur. Je savais ce qu’ils faisaient : ils voulaient me faire vaciller, me pousser à avouer une faute déjà décidée. La peur n’avait jamais servi à révéler la vérité, seulement à imposer celle qui arrange. C’était une arme aussi tranchante que la haine, et tout aussi simple à enfoncer dans le cœur des gens.
À peine redressée, j’entendis les murmures s’éteindre, la foule s’apaiser. Une silhouette glissait dans l’ombre du fond de la pièce, sans un bruit, mais sa simple présence avait balayé la haine qui m’était destinée. Je reconnus sa voix avant même de l’apercevoir.
Mon sauveur venait d’arriver.
— Pardonnez mon retard, chers confrères, mais aucun de vous n’a daigné se présenter à la réunion censée discuter de cette affaire.
—Nous ne sommes pas venus, car il n'y avait rien à discuter, Sofidios. Les preuves sont là, et elles sont indéniables.
L'homme assis a la droite du centre de l'estrade parla avec un dédain manifeste envers mon professeur. En retirant sa capuche, il dévoila un visage marqué par la sauvagerie, un visage au pelage noir strié de blanc, où les dessins de guerre étaient peintes avec une précision presque rituelle. Les lignes blanches, tracées autour de ses yeux et de ses mâchoires, soulignées par des cicatrices ou son pelage manquait, accentuant la dureté de ses traits. Ses dents acérées, brillaient comme des lames de rasoir, prêtes à mordre, et ses petites oreilles rondes étaient repliées en arrière dans une posture aussi défensive qu’agressive. Il dégageait une énergie féroce, animale, il était le prédateur attendant sa proie.
Étrangement, je me retrouvai partagé entre la terreur qu'évoquait ce guerrier impitoyable, son regard perçant et cette aura menaçante d'un glouton tout juste sorti de la forêt, et… hum… "Je suis en train de me faire juger par le père de Wolverine ?"
Soudain, les autres retirèrent leur capuche, révélant des visages marqués par l’âge, l’expérience ou la guerre. Seule la silhouette parfaitement centrée sur l’estrade demeura cachée, dissimulée aux yeux de tous. Autour de moi, le brouhaha monta d’un cran alors que chacun se lançait dans son propre débat avec le glouton qui venait d’agresser mon mentor.
Profitant du tumulte, je fermai un instant les yeux, tâchant de chasser les larmes brûlantes qui s’étaient formées au coin de mes paupières. Une inspiration profonde, puis une autre. Lorsque je les rouvris, je fis de mon mieux pour glaner des informations dans ce spectacle aussi étrange que rassurant.
Si j’avais bien retenu les éléments de la lettre de Sofidios, je me trouvais en présence des anciens du camp rebelle, ceux qui avaient survécu à l’extension du nuage nucléaire il y a trois siècles. Une assemblée d’âmes déplacées, contraintes de bâtir leur propre ordre loin de leurs terres d’origine. En croisant ce que je voyais et entendais, je pouvais tenter de tous les situer…
Le glouton devait être Nekras, un général déchu après avoir laissé un espion infiltrer son campement sans s’en apercevoir. Un échec qu’il portait visiblement encore comme une blessure ouverte. Les autres venaient des quatre coins du monde, séparés de leurs peuples par la panique, le temps et les guerres de territoire déclenchées par la raréfaction des terres cultivables.
D’après mon maître, ceux qui seraient les plus difficiles à convaincre de mon innocence étaient Nekras, une certaine Zahira et – j’en avais l’intuition – la.e plus âgé.e du groupe : Ala. Probablement la seule personne n’ayant pas encore ôté sa capuche, droite et impassible au centre du chaos.
– Veuillez faire silence, je vous prie…
Une voix douce et calme surpassa le chaos un instant, et chacun se tut immédiatement. Pourtant, j’aurais juré qu’elle aurait dû se perdre dans le vacarme ambiant. Je ne comprenais même pas d’où elle venait, ni qui l’avait prononcée, jusqu’à ce que les yeux d’Ala s’ouvrent sous sa capuche, émettant une lumière faible mais chaleureuse.
– Sofidios, nous sommes tous conscients de l’erreur de Nekras. Il l’admettra lui-même en temps voulu. Mais notre rôle ici n’est pas de nous attarder sur les fautes du passé, seulement d’exercer notre jugement avec justesse.
Sa voix, calme et posée, résonnait avec une douceur qui contrastait avec l’intensité du débat précédant.
– Cette jeune âme doit être entendue et jugée en toute connaissance de cause. Chaque élément porté à notre attention, sans distinction, sera pris en compte, puisque nous n’avons pu les examiner en amont. Ainsi, nul ne pourra prétendre qu’une vérité a été écartée. Ce compromis te semble-t-il acceptable ?
Nekras remua légèrement, prêt à protester, mais à peine eut-il ouvert la bouche qu’un simple geste d’Ala le réduisit au silence. Une main levée, sereine mais inébranlable, suffisait à imposer son autorité. Il se renfrogna, détournant le regard, sans oser poursuivre son objection.
Sofidios hocha la tête avec son habituelle bienveillance.
– Entendu, Ala. Dans ce cas, commençons par écouter ce que mon élève a à dire sur son accusation.
Le regard lumineux de mon juge se posa sur moi, calme et attentif, attendant visiblement que je prenne la parole et expose mon point de vue sur les récents événements.
— Honnêtement, je n’ai pas les réponses à toutes les questions que vous me poserez. Parce que, honnêtement, je ne sais même pas comment nous avons pu en arriver là.
Ma voix était claire, mais je ne pouvais dissimuler l’incertitude qui l’habitait.
— Je ne suis pas une alliée de l’Empire… mais j’ai conscience qu’une espionne dirait exactement la même chose.
Un silence pesant s’installa un instant, comme si chaque ancien pesait mes mots. J’inspirai profondément avant de poursuivre :
— Je pense que Marrianna espérait que vous me condamniez en me percevant comme une menace plus grande que les autres… et peut-être que c’est ce que vous voyez en moi. Je ne suis pourtant personne ici. On me prête une puissance dont je suis dépourvue. Après tout…
J’ouvris lentement mes ailes avec la plus grande douceur, bien que mes bras attachés dans l’alignement de mon plumage m’entravaient légèrement. Les larges membranes se déployèrent dans l’air, révélant une envergure déjà plus que respectable… mais encore incomplète.
— Je n’ai même pas fini ma mutation.
Je laissai ma phrase en suspens, laissant à chacun le temps d’observer ce que j’étais vraiment. Ni mon corps, ni mon pouvoir n’étaient achevés… et pourtant, j’étais jugée comme si j’étais déjà une menace accomplie.
La femme la plus à ma gauche déploya lentement ses ailes noires, bien plus grandes que les miennes d’au moins un demi-mètre. Son visage, auréolé de plumes formant une couronne naturelle, était pourtant empreint de nostalgie.
— Tu as raison, murmura-t-elle. Je me souviens de ma mutation. La croissance des ailes n’est que le début… Tes pouvoirs ne t’ont pas encore fait souffrir.
Son regard se posa sur moi avec une douceur inattendue.
— Raconte-nous cette journée, la plus simplement possible.
— Tu rigoles, Muninn ? Sa journée ? Ce serait plutôt sa vie, à ce stade !
La voix de Nekras claqua dans l’air, tranchante, méprisante.
— Si elle a mentionné Marrianna, c’est qu’elles ont parlé. Et si elles ont parlé, c’est une preuve en soi. Elles sont de mèche.
Je le fixai. Une chaleur sourde monta dans ma poitrine, lentement, inexorablement, comme une marée qui ne demandait qu’à déborder.
— De mèche ? Ne me mettez pas dans le même panier qu’elle…
La chaleur continua de monter, me comprimant la poitrine. Je fermai les yeux un instant, respirant difficilement. Puis, malgré tout, les mots s’échappèrent d’eux-mêmes.
— Elle a voulu le violer ! Et elle est la cause de sa mort !
Ma voix se brisa sous l’émotion. Les mots résonnèrent, plus puissants qu’un cri, mais tout aussi lourds et douloureux.
— C’était l’amour de ma vie… la seule raison pour laquelle je suis encore en vie en tombant dans ce trou noir.
Les larmes me vinrent, comme un torrent impossible à retenir. Ma vision se brouillait, mes pensées se désordonnaient sous le poids du chagrin.
— Comment pouvez-vous m’associer à ce monstre ?! Elle est plus monstrueuse encore que l’apparence de n’importe qui ici…
Mes jambes cédèrent, et je tombai à genoux, les larmes brouillant ma vue, mon esprit tourbillonnant dans un vide insupportable. Je respirai à peine, comme si l'air m'échappait à chaque inspiration. J’étais simplement submergée par l’absence insoutenable que Stan avait laissée derrière lui.
Autour de moi, le silence était total, un silence lourd et oppressant, à peine interrompu par mes sanglots étouffés et le grésillement des barreaux m’entourant. Ni juge ni témoin n’osaient interrompre mon chagrin, laissant l’air saturé de ma douleur. Même les barreaux,vibrants et impitoyables, finirent par se taire, comme si l’espace lui-même respectait ma souffrance. Puis, tout à coup, une main chaude et réconfortante se posa doucement sur mon épaule, brisant l’oppression de ce silence.
Tu as bien posé les choses. Les protagonistes ont été introduits efficacement et de manière plutôt fluide. Il y a de l'émotion, mais on avance tout de même dans l'histoire.
Bref c'est top ! J'attends la suite :D