Il était encore très tôt lorsque l'on me demanda de me rendre au 32ᵉ étage pour rejoindre l’impératrice. Deux jours seulement, et je ne supportais déjà plus cet ascenseur. Durant la descente, j'en profitai pour tester plusieurs arrêts, par simple curiosité.
Le 111ᵉ étage dégageait une forte odeur de métal, probablement l’armurerie. Les 99ᵉ, 86ᵉ et 50ᵉ n’avaient strictement aucune odeur, mais m’étaient tout aussi interdits, ce qui était particulièrement étrange. Quant au 60ᵉ, il ne sentait que le parquet ciré. En revanche, les 145ᵉ, 100ᵉ et 65ᵉ m’étaient autorisés… Je devrais y retourner pour savoir ce qu’ils cachent. Mais pour l’instant, il valait mieux que mon retard passe inaperçu.
— Pourquoi m’avez-vous convoquée, impératrice ?
Elle se tenait là, debout devant une table couverte de graphiques et de tableaux colorés. Sa robe d’un rouge profond contrastait à peine avec sa peau d’ébène, lui donnant une allure plus sobre que lors de ses apparitions publiques. Une simple broche en forme de lune retenait ses cheveux en un chignon parfait.
— Approche sans crainte, Morgan. Il me plairait que tu m’éclaires sur le temps dont tu es issu — cette époque révolue que seul ton regard peut encore faire renaître.
— Vous ne savez pas ce qu’il s’y est passé ?
— Certes, sans l’ombre d’un doute. Toutefois, une part considérable des connaissances issues de cette ère s’est irrémédiablement dissoute dans les brumes du temps… en particulier tout ce qui touchait aux mystères des trous noirs et des nébuleuses, jadis si ardemment contemplés.
Je m’avançai avec prudence vers la table, mon esprit assailli de questions. Avaient-ils réellement perdu ces données, ou était-ce un test pour jauger ma sincérité ? Dans le doute, il valait mieux éviter de mentir.
— Nous ne savions pas grand-chose des trous noirs.
— Dis-moi ce que tu sais, ne crains point les lacunes, nous tisserons ensemble les fils manquants de cette trame oubliée.
Je pris une inspiration.
— Eh bien… Il me semble qu’ils se formaient suite à la réaction nucléaire concentrée provoquée par la mort d’une étoile. En théorie, plus l’étoile était massive, plus le trou noir était dense et destructeur. Mais beaucoup de théories tournaient autour de ces géants mystérieux…
— Ne t’interromps pas là… chaque mot de toi m’est précieux.
Son ton était posé, mais je percevais l’intérêt brûlant derrière son regard.
— Certains pensaient qu’ils pouvaient être des portails, des passages vers d’autres dimensions ou même à travers le temps. D’autres allaient plus loin, affirmant qu’ils étaient… comme l’ovaire du multivers.
Un silence tomba dans la pièce. L’impératrice plissa les yeux, son regard plus ardent que le soleil en plein été.
— Le multivers ? Une dénomination obscure à mon entendement… éclaire-moi donc sur ce que recouvre un tel vocable.
— Je ne m’y connais pas beaucoup, mais je sais que l’idée du multivers est née d’un groupe de scientifiques qui ont voulu appliquer la théorie de Darwin à l’univers tout entier. Ils en ont conclu que, pour survivre, l’univers devait se reproduire en créant de nouveaux univers. Les trous noirs étant les phénomènes les plus mystérieux connus, ils ont supposé qu’ils pouvaient être des portails vers ces autres mondes, et que la formation d’un trou noir correspondrait au Big Bang d’un nouvel univers. Mais personne n’a jamais tenté d’y entrer… l’expérience était beaucoup trop risquée.
L’impératrice restait silencieuse, les yeux plongés dans le vide. Une transe intense s’était emparée d’elle, comme si elle entrevoyait une possibilité qu’elle n’avait jamais envisagée.
Le plus grand danger avec les ambitieux ? Leur donner un rêve impossible.
Enfin, elle reprit la parole, murmurant presque :
— Si je m’en tiens à la logique que tu exposes… il semblerait alors que mes chances résident davantage dans l’émergence au sein d’un univers parallèle, plutôt que dans la simple traversée de quelques millénaires par le truchement d’un trou noir.
Je trébuchai volontairement contre la table, faisant vibrer les objets posés dessus pour tirer l’impératrice de sa réflexion.
— Excusez-moi… dis-je en feignant la maladresse. Mais en réalité, vous auriez bien plus de chances d’y laisser votre vie. La force d’attraction d’un trou noir est si immense qu’elle dépasse celle de la lumière elle-même, réduisant tout ce qui s’en approche en poussière. Rien ne peut en réchapper…
Je marquai une pause, un frisson me parcourant l’échine alors qu’une pensée inattendue me frappait.
— D’ailleurs, maintenant que j’y pense… moi non plus, je n’aurais pas dû survivre à ce voyage.
Marrianna redressa légèrement la tête, son regard perçant se posant sur moi avec un intérêt renouvelé.
— Aviez-vous, en ce temps qui fut le tien, conçu quelque procédé permettant de franchir le cours du temps lui-même ?
Je plissai les yeux, incapable de comprendre où elle voulait en venir.
— Partiellement… Nous savions simplement qu’un atome lancé à la vitesse de la lumière vieillissait moins vite qu’un atome statique. Les chercheurs pensaient que, relativement à leurs résultats, un an à la vitesse de la lumière équivaudrait à cinquante ans à une vitesse « normale ».
Marrianna hocha légèrement la tête, son regard toujours fixé sur moi, analysant chaque mot.
— Un trou noir, quant à lui, dépasse incontestablement cette proportion, n’est-ce pas ?
— Oui, mais encore une fois, un corps humain n’est pas censé y survivre… répondis-je, croisant les bras.
L’idée même me glaçait. Comment avais-je pu échapper à une force censée annihiler toute matière ?
— Et pourtant, en dépit des improbabilités, tu as survécu…
Je relevai les yeux vers Marrianna. Son ton était calme, mais son regard brillait d’une curiosité presque dangereuse.
— Et j’ignore totalement comment. Une attraction aussi puissante aurait dû transformer mon corps en une masse informe de chair et de poudre d’os. Sans compter la radioactivité nécessaire à la création d’un trou noir, qui aurait dû me carboniser sur place. Rien de ce que j’ai vécu n’aurait dû être possible d’un point de vue scientifique à mon époque.
Elle tapota du bout des doigts la surface lisse de la table, réfléchissant à mes paroles.
— Alors, dans ce cas, comment rends-tu raison au fait que tu sois sortie d’une nébuleuse avec pour seules séquelles quelques contusions et d’une commotion cérébrale à peine notable ?
Je serrai les poings, incapable de répondre.
— Je n’en ai pas la moindre idée… Majesté.
Le dernier mot me brûla la gorge. Il m’arracha presque un haut-le-cœur, mais je l’avalai, forcée de jouer mon rôle. Je devais feindre le respect, même si chaque fibre de mon être hurlait le contraire.
Elle finit par me tourner le dos, agitant vaguement la main dans ma direction.
— Ton pouvoir te prête assistance, certes… mais qu’en est-il des prémices de ces connaissances ? Où les as-tu puisées ?
Je pris une inspiration avant de répondre :
— J’ai vu un reportage sur un certain Lee Smolin, un physicien qui a passé sa vie à étudier le sujet… C’était il y a longtemps, à l’époque où nous explorions Mars.
L’impératrice soupira et se frotta le visage d’un geste las.
— Une telle occurrence qui n’a eu lieu depuis la Période Rouge… Tu es libre de te retirer à présent.
Je n’étais pas dupe. Elle réfléchissait déjà à l’exploitation de ces connaissances. Je me risquai à une dernière question :
— Que comptez-vous faire de ces informations ?
Sans se retourner, elle lâcha d’un ton désinvolte :
— Rien qui mérite de t'intéresser, chère chevêche.
Comme toujours, elle ne voyait en moi qu’un outil, une créature façonnée pour servir. Pas une personne.
Elle me fit raccompagner par un garde qui, à ma surprise, ne prit même pas la peine de m’escorter jusqu’à mon appartement. Il se contenta de me guider hors de la salle où trônait l’Impératrice, avant de repartir sans un mot, me laissant livrée à moi-même dans les couloirs froids et impersonnels de la tour.
Autant profiter de cette semi-liberté pour explorer un peu plus mon nouvel environnement, d’autant que mon esprit grouillait de questions. Ce que je venais d’apprendre soulevait bien plus de mystères qu’il n’apportait de réponses, et chaque mot de cette femme m’avait semblé pesé, calculé, comme si elle tissait une toile invisible dont je ne voyais que quelques fils.
Je regagnai donc l’ascenseur et sélectionnai l’étage 145. C’était l’un de ceux où l’accès m’était autorisé, et il avait l’avantage d’être plus proche de mon secteur de résidence. Après tout, il n’était pas si étrange de se perdre dans une tour d’une telle envergure, n’est-ce pas ? Un simple égarement, une erreur de trajectoire… et me voilà avec une excuse toute trouvée si l’on venait à me poser des questions. L’idée de déambuler seule dans cet univers aseptisé m’envoya un frisson d’appréhension. Chaque recoin de cette structure colossale semblait imprégné d’une froideur métallique, dépourvue de toute humanité.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur des couloirs aussi hostiles que les cellules où j’avais croupi quelques mois auparavant. Mais ici, l’atmosphère était différente, bien plus oppressante. Loin du silence pesant qui régnait dans les quartiers de détention, cet étage grouillait d’une énergie sauvage, incontrôlée. Des cris bestiaux s’échappaient de chaque recoin, résonnant contre les murs comme des échos d’une terreur invisible. Un frisson glacé me remonta l’échine.
L’éclairage faiblard jetait des ombres menaçantes sur les parois, révélant des traces de griffures qui s’enfonçaient dans le métal comme si des créatures enragées avaient tenté de s’échapper. L’air, chargé d’une odeur âcre de sueur et de sang séché, donnait à l’endroit une allure de cauchemar vivant. Tout ici me donnait l’impression d’être entrée dans une maison où tous les carnivores d’un zoo se seraient évadés, déchirant les occupants dans un carnage silencieux, ne laissant derrière eux que des murs tachés et noircit.
Je pris une inspiration tremblante et me risquai à jeter un œil par un hublot terni de poussière et de crasse. Ce que j’y vis me noua les entrailles.
Dans l’obscurité de sa cellule, recroquevillé contre un coin de mur, un Krocodeilis sans collier me fixait de ses yeux perçants. Son corps massif, couturé de cicatrices, tremblait à peine, comme s’il attendait un coup qui ne viendrait jamais… ou qui tomberait à tout moment. Ses griffes, pourtant capables de déchiqueter n’importe quelle proie, restaient sagement repliées sous lui, dans une posture presque soumise. Ce n’était pas un monstre assoiffé de sang. Non. C’était un animal brisé, un esclave d’un cirque cruel, condamné à des efforts incessants sous la menace, trouvant un court répit dans l’étroitesse d’une cage entre deux performances imposées par son dresseur.
Il avait beau être féroce, une créature née pour tuer… Il ressentait des choses. Je le voyais. La tristesse dans ses yeux n’était pas celle d’un monstre, mais d’un être vivant, doté de sentiments aussi réels que les miens. Et cette réalisation me frappa avec la force d’une vérité qu’on refuse d’admettre : ici, la monstruosité ne résidait pas dans les prisonniers.
Je posai ma main sur la poignée, d’abord avec assurance, comme guidée par une certitude silencieuse. Mais alors que mes doigts effleuraient le métal froid, les mots de Sofidios s’imposèrent brutalement à mon esprit :
« Certains rares Katatium peuvent être raisonnés dans des conditions très spécifiques. »
Un frisson glacé se répandit dans ma colonne vertébrale. Était-ce l’un de ceux-là ? Et si c’était le cas… étions-nous dans ces fameuses conditions ?
Non. Tout en moi criait que non.
L’air était saturé d’une tension presque palpable, un mélange d’odeurs fauves et de désespoir latent. Les hurlements résonnaient encore dans le couloir, échos d’un monde où la douleur et la rage s’entrechoquaient sans fin. Ce Krocodeilis était un prédateur. Un tueur né. Et moi, j’étais là, une simple humaine, hésitant entre un geste qui pouvait signer mon arrêt de mort… ou révéler quelque chose d’inattendu.
Mon instinct me hurlait d’appuyer sur cette poignée.
Ma peur, elle, me suppliait de retirer ma main, de tourner les talons et de fuir aussi loin que possible, d’oublier ce que je venais de voir, de ne pas tenter le diable.
Mais pouvais-je vraiment détourner les yeux après ce regard ?
Pouvais-je vraiment prétendre que cet être, qui n’aurait dû être qu’un monstre à mes yeux, n’avait pas montré l’ombre d’une émotion qui dépassait la simple sauvagerie ?
J’avais le choix.
Un pas vers l’inconnu, vers le danger, vers une décision qui pourrait changer bien plus que ma propre vie.
Ou un pas en arrière, vers la sécurité… et vers le mensonge d’un monde plus simple.
C’était de la folie.
Je le savais, et pourtant, je poussai la porte, franchissant le seuil de cette cellule sans la moindre protection, sans plan, sans secours possible. Une décision irréfléchie ? Peut-être. Mais au fond de moi, une voix sourde me murmurait que je ne pouvais pas détourner le regard et repartir comme si je n’avais rien vu.
La créature grogna, un son rauque, guttural, chargé d’un avertissement primal. Pourtant, elle ne bougea pas.
Je soutins son regard.
Ce n’était pas celui d’un monstre assoiffé de sang, ni même d’un prédateur prêt à bondir. Ce n’était pas cette férocité aveugle que l’on nous avait inculquée à leur sujet, ce dogme absurde selon lequel ils n’étaient que des machines à tuer dépourvues de toute émotion.
Non.
C’était le regard d’un chien acculé, d’un animal brisé par la peur et la méfiance, grognant uniquement pour maintenir à distance un monde qui ne lui avait offert que douleur et cruauté.
Il ne tuait pas par plaisir. Il n’était pas né avec cette rage au ventre. La double mutation, aussi effrayante soit-elle, n’avait rien effacé de son essence, rien altéré de sa capacité à ressentir. Il n’était qu’un reflet de ce que les lions avaient été, des décennies avant ma naissance : des êtres façonnés par leur environnement, condamnés à être perçus comme des monstres simplement parce qu’ils ne parlaient pas notre langue.
Les hommes, dans leur arrogance, avaient décrété que l’absence de mots signifiait l’absence de sentiments.
Mais vous, qui lisez ces lignes, vous savez que ce n’est pas vrai.
Les chiens, les chats, les lions, les éléphants… Tous étaient capables d’aimer, de souffrir, d’éprouver la joie ou le chagrin bien plus profondément que certains humains. Leur violence n’était que la conséquence d’un monde qui leur refusait tout autre choix. Leur fureur n’était que la faim, la peur, l’instinct de survie réduit à son paroxysme.
Alors pourquoi le monde avait-il oublié des vérités aussi fondamentales ? Pourquoi avait-il choisi de ne voir en eux que des menaces, plutôt que des vies ?
Je n’en avais aucune idée.
Mais une chose était certaine : je n’oublierais pas. Et si le destin me laissait une chance, je me ferais un plaisir d’enseigner cette leçon à mes alliés.
— Ne t’en fais pas, on va trouver une solution pour te sortir de là.
Le Krocodeilis cessa aussitôt de grogner. Ses muscles, tendus comme ceux d’un fauve traqué, semblèrent se relâcher imperceptiblement. Il se tourna davantage vers moi, et dans l’ombre de son museau hérissé d’écailles, j’eus l’étrange impression qu’il esquissait un sourire.
Je ne savais pas si c’était une simple projection de mon esprit, un espoir insensé de voir dans cette créature autre chose qu’une arme, ou si, réellement, il avait compris mes mots et accepté ma promesse. Mais une chose était sûre : je venais de trouver quelque chose ici. Pas seulement un prisonnier à libérer, mais peut-être un allié. Un feu supplémentaire face à cette dirigeante sans cœur.
PS : J'ai appris un mot "Truchement". Merci ^^