Chapitre 01 : Solitude, Big Deal, et l'enfant qui tenait ses promesses.

Notes de l’auteur : Rectification d'une petite erreur de ma part, le chapitre 28 du premier tome devait en fait être le premier chapitre du deuxième tome, donc si certains d'entre vous ont l'impression de l'avoir déjà lu, c'est parfaitement, ceci explique cela.

[ 1 ]

Quelques semaines après le départ de Yerin, Jong-goo avait définitivement quitté l'appartement de Cheongdam pour emménager avec Gun dans un petit appartement du district de Gangdong. C'était un logement modeste, mais propre et confortable, avec deux chambres, un petit salon avec kitchenette et une salle de bain avec cabine de douche et WC. C'est M. Choi qui avait pris en charge tous les frais. En échange, les deux garçons devaient se consacrer entièrement à l'élaboration de son projet. S'ils menaient à bien ses plans, ils pourraient se faire énormément d'argent. Un argent dont Jong-goo avait besoin pour développer sa propre affaire en parallèle.

Jong-goo avait pris Yoyo avec lui, contre l'avis de Gun qui était allergique aux chats. Son ami s'en fichait. Il n'avait qu'à prendre des médocs. Yoyo n'aimait pas trop son nouveau colocataire non plus. En plus de mettre des poils partout et de le faire éternuer, il prenait un malin plaisir à pisser sur ses affaires. C'était la guerre entre le yakuza et le matou rebelle.

En dehors de cela, la cohabitation entre les deux garçons se passait plutôt bien, malgré des moments parfois chaotiques et quelques divergences d'opinions. Ils avaient établi quelques règles pour ne pas s'étriper au bout d'une semaine de colocation. Trois mois plus tard, ils étaient toujours tous les deux en vie, ce qui était plutôt bon signe.

[ 2 ]

Comme tous les soirs lorsqu'il se retrouvait seul dans sa chambre, Jong-goo s'était adonné à une séance de masochisme émotionnel. Il avait d'abord regardé la dernière vidéo TikTok postée par Yerin. Elle y faisait une démonstration mêlant gymnastique rythmique et art du yo-yo sur fond musical. C'était un concept qui fonctionnait bien. Elle avait acquis pas mal de followers depuis qu'elle s'était lancée dans ce genre de vidéos dans lesquelles elle utilisait ses compétences de gymnaste pour partager sa passion du yo-yo. Elle était vraiment douée.

Il avait rapidement parcouru les commentaires sous la vidéo. Il trouvait certains d'entre eux déplaisants. Ces compliments qui se focalisaient sur le corps de Yerin venaient, pour la plupart, de mecs qui essayaient de flirter avec elle à travers leur écran. La plupart des commentaires de ce genre étaient juste cringe, mais d'autres étaient carrément dégueulasses. "Tu es si mignonne et innocente. J'aimerais trop avoir une copine comme toi." "Tu es vachement souple. Ça doit être quelque chose au lit !" "Tu devrais te créer un compte OF ! Je serai le premier à m'abonner !"

Jong-goo se retenait pour ne pas s'embrouiller avec ces mecs en ligne. Il ne voulait pas se faire bannir et perdre son seul lien avec Yerin. Il ne voulait pas non plus foutre la merde dans la section des commentaires et lui causer des problèmes indirectement. Il s'était contenté de signaler les commentaires les plus tendancieux en espérant qu'ils seraient supprimés avant que Yerin les lise.

Après TikTok, il avait fait un tour sur son Instagram. Le contenu qu'elle y postait était un peu différent. Il était plus personnel et mettait en scène sa vie quotidienne : ses entraînements de Krav Maga, ses séances de tir, ses sorties entre amis, les plats qu'elle avait cuisinés avec sa mère, etc. Il était content de voir qu'elle apprenait à se défendre et qu'elle ne se laissait pas dépérir.

Yerin avait mis son compte en mode public, ce qui avait aussi attiré son lot de mecs en recherche d'attention. Ces crevards qui bavaient sur elle n'avaient aucune chance de la séduire, mais ils fantasmaient une relation imaginaire avec elle et ils étaient prêts à tout pour se faire remarquer.

Jong-goo ne valait pas mieux. Il s'était créé un deuxième compte et, caché derrière un pseudonyme, il suivait la vie de Yerin qui n'avait aucune idée de sa véritable identité. Ce n'était qu'un admirateur anonyme parmi tant d'autres. Elle ne savait pas que celui qui ne ratait aucune publication, qui likait tous ses posts, et qui lui laissait parfois un commentaire encourageant était quelqu'un qu'elle connaissait très bien.

Une ou deux fois, Yerin l'avait remarqué. Elle l'avait remercié pour son message. Cela l'avait rendu heureux. Il se disait qu'il n'était pas comme les autres de ses followers. Ils se connaissaient dans la vie réelle, mais leur relation était biaisée. C'était frustrant. C'était à ça que ressemblait une relation parasociale ? C'était pathétique...

Jong-goo poussa un soupir irrité en jetant son téléphone sur le côté du lit. Il s'allongea sur le dos en fermant les yeux. Il n'arrivait pas à s'enlever l'image de Yerin de la tête. Elle lui manquait. Il voulait la voir et lui dire tout ce qu'il avait sur le cœur. Il était comme tous ces mecs qui fantasmaient sur elle. Lui aussi la trouvait terriblement attirante et la désirait de bien des façons. Elle lui semblait à la fois si proche et si lointaine. C'était d'autant plus frustrant qu'il aurait pu céder à la tentation de la contacter en secret, mais il se l'interdisait formellement. Elle avait l'air heureuse là-bas, sans lui. Il ne voulait pas lui pourrir la vie.

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Jong-goo avait déboutonné son pantalon pour s'accorder un plaisir solitaire. Stimulé par un mélange d'excitation et de frustration, il avait besoin de relâcher la tension qui lui mettait les nerfs en pelote. Il essayait de ne pas penser à Yerin quand il se masturbait, mais c'était difficile de la chasser de son esprit quand elle était la seule et unique source de ses désirs inavoués et inassouvis.

Elle finissait toujours par s'imposer à lui, il ne pouvait pas s'empêcher de penser à elle. Il ne l'imaginait même pas dans une situation sexuelle particulière. Elle était juste là en pensée, dans sa tête et dans son cœur. Sa présence se faisait de plus en plus intense alors qu'il approchait de la jouissance. Une jouissance purement physique aussi vaine que triste. Il avait exhalé le nom de son amoureuse secrète dans un souffle, suivi d'un gémissement plaintif. Il se sentait un peu mieux, mais il se sentait surtout très vide. C'était toujours mieux que de se sentir impuissant, frustré et plein de rage. Le vide était plus supportable qu'un trop-plein émotionnel.

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Gun avait fait irruption dans sa chambre sans s'annoncer.

— Merde... Tu te branles ? Attends... Tu pleures ?!

— Ta gueule, grommela Jong-goo en essuyant ses larmes d'un revers de main. J'avais une poussière dans l'oeil. Tu ne peux pas frapper avant d'entrer ?

— Et toi, tu ne peux pas fermer ta porte à clé ?

— La serrure est cassée. C'est toi qui l'as pétée la dernière fois qu'on s'est battu. Qu'est-ce que tu veux ?

Jong-goo se fichait d'avoir été pris sur le fait. Ce n'était pas la première fois que ça arrivait et ce ne serait probablement pas la dernière. Il avait surpris Gun dans des situations guère plus enviables et pas toujours seul.

— Ah, ouais. C'est vrai. Enfin, si t'as fini de faire ce que tu faisais, faut qu'on parle. Je te rappelle que demain c'est le grand jour. On va chez Big Deal. Faut qu'on décide qui va se charger d'eux.

— C'est moi qui vais m'en charger. Toi tu bouges pas et tu regardes.

— Tu crois pouvoir vaincre Han Si-nu tout seul ? Il n'est pas comme les chefs de gang au rabais de Gangseo. Big Deal c'est le vrai deal. Et leur boss est l'homme le plus fort du district. Il doit déjà avoir entendu parler de nous. Il doit s'être préparé à notre visite et il n'acceptera pas notre offre si facilement.

— Je sais bien, mais c'est notre meilleur candidat. Il nous faut quelqu'un comme lui pour alimenter notre business sans attirer l'attention des flics. Quelqu'un de fort mais droit dans ses bottes. Quelqu'un dont la conduite est dictée par ses principes moraux et son sens du devoir. Si Han Si-nu veut pouvoir continuer à protéger ceux qu'il aime, il sera obligé de faire affaire avec nous.

— Je te laisse t'occuper de Han Si-nu alors, mais je tiens à te prévenir. M. Choi n'aime pas trop ta façon de faire. Tu es trop violent et impulsif. Si tu vas trop loin, je devrai intervenir. Notre but est de négocier d'abord, puis de les soumettre par la force s'il le faut, pas de les massacrer jusqu'au dernier juste parce que leur tête ne te revient pas. Si tu dégommes tout le monde, qui va gérer le district pour nous ?

— OK. OK. T'abuses un peu. Je me bats sans armes exprès pour ménager nos adversaires. Si j'avais vraiment envie de les défoncer, ils ne seraient même plus là pour en parler.

Ce n'était pas rassurant du tout. Gun trouvait son camarade plus redoutable sans armes qu'avec un sabre entre les mains. Au moins, quand il tenait un sabre, il se battait sérieusement et honorablement. Il se comportait comme un homme, pas comme une bête sauvage. En revanche, quand il allait au combat les mains dans les poches, on pouvait être certain que la baston serait aussi chaotique que sanglante.

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Han Si-nu. L'enfant qui tenait ses promesses. Il avait dix ans quand il avait été ramassé par les vendeuses de cette rue surnommée Big Deal. Ce n'était pas juste une rue, mais un petit quartier fait de plusieurs ruelles qui s'articulaient autour de l'avenue commerciale principale. C'était un coin modeste de Gangseo avec une population relativement pauvre.

On y trouvait de nombreuses échoppes et boutiques qui proposaient des prix défiant toute concurrence. Il y avait beaucoup de friperies, mais également un barbier, un coiffeur, quelques restaurants, un magasin de vente et de réparation de matériel électronique, un magasin d'achat et de revente de matériel d'occasion, un antiquaire, un fleuriste, un pressing, une supérette ouverte jour et nuit, etc. C'était aussi un quartier tourné vers la confection et l'artisanat, en particulier tout ce qui avait trait à la mode et aux bijoux.

C'était un endroit animé où les générations se côtoyaient et partageaient la même passion pour le commerce et le contact avec les clients. Ils formaient une communauté très unie. Ils pouvaient compter les uns sur les autres, ils se serraient les coudes et partageaient des moments pleins de joie et de convivialité. Tout cela grâce à Han Si-nu et son gang.

La vie n'avait pas toujours été aussi douce. La rue était sous le contrôle d'un gang de jeunes adultes et de délinquants juvéniles entre quinze et trente ans. Le gang se nommait Big Deal. C'était un groupe assez ancien qui opérait depuis plusieurs générations déjà. Était-ce la rue qui avait donné son nom au gang ou était-ce le gang qui avait donné son nom à la rue ? Nul ne le savait.

Ce n'était pas le pire gang de Séoul, mais ce n'était pas une organisation de bons samaritains non plus. Les membres du gang imposaient leur protection aux propriétaires de l'avenue en échange d'un paiement mensuel. Paiement que tout le monde n'avait pas les moyens d'honorer à chaque fois. Ils s'en prenaient en particulier aux femmes qui géraient la plupart de ces magasins.

Quand elles ne pouvaient pas payer, ils leur proposaient de fermer les yeux sur ce retard en échange de faveurs sexuelles. Ils doublaient la somme à payer le mois suivant si elles avaient l'audace de refuser. Qu'elles soient mariées, mères de famille, ou même mineures, n'avait aucune importance. Si elles étaient suffisamment attirantes pour faire bander le boss, elles pouvaient payer en nature. Pères, frères et époux fermaient les yeux sur ces pratiques. Ils n'étaient pas assez forts pour s'opposer au gang. Ils avaient trop peur de se faire tabasser, mutiler, ou même tuer. Ils préféraient endurer l'humiliation de "prêter" les femmes de leur famille en échange d'une paix relative.

Han Si-nu avait grandi en voyant les femmes qui l'avaient élevé souffrir de cette situation. Certaines résistaient quitte à se saigner pour payer le double, d'autres cédaient en désespoir de cause. Elles enduraient bravement leur condition. Elles se disaient que les choses pouvaient être pires, qu'elles finiraient par s'en sortir.

Il ne voulait pas de cet avenir pour la prochaine génération. Il pensait à Yeon-hui. La fille de la propriétaire de la boutique de prêt-à-porter bon marché qui l'avait recueilli. Elle avait le même âge que lui et, un jour, elle hériterait de la boutique de vêtements de sa mère, mais également du fardeau que lui imposait le gang de Big Deal. Il ne voulait pas qu'elle ou les autres filles de la rue aient à subir ces exactions. Il ne voulait pas qu'elles aient à se sacrifier pour survivre.

[ 6 ]

Han Si-nu avait fait une promesse à Yeon-hui et à tous les habitants de Big Deal. Il deviendrait assez fort pour protéger toute la rue et il ne laisserait plus personne abuser de ceux qui faisaient battre le cœur de ce quartier.

Il avait tenu sa promesse. Il était devenu fort. Très fort. Assez fort pour attirer l'attention du boss de Big Deal. Il était entré dans le gang à l'âge de treize ans seulement. Le plus jeune membre de l'histoire du gang. En quelques mois seulement, il avait monté les échelons jusqu'à se hisser à la position de bras droit de l'actuel boss. Il l'avait défié pour prendre sa place et il avait remporté la victoire. Il avait perdu un oeil dans le combat, mais c'était peu cher payé pour assurer la tranquillité de sa très grande famille.

Après avoir battu le boss de Big Deal, il avait chassé du gang tous ceux qui s'étaient opposés à lui et à sa nouvelle façon de faire. Certains étaient partis de leur propre chef, car ils refusaient d'être sous les ordres d'un gamin de treize ans, aussi fort soit-il. D'autres étaient restés. En particulier les plus jeunes qui admiraient le courage, la ténacité et la férocité de Han Si-nu.

Depuis sa prise de pouvoir spectaculaire, l'équilibre du gang était précaire. Il y avait beaucoup de tensions et de dissensions qui divisaient les membres du gang. Au fil du temps, deux factions s'étaient formées. D'une part, celle qui croyait en Han Si-nu et qui respectait ses principes de droiture morale, de justice et de protection. De l'autre, ceux qui le craignaient, mais restaient faute de mieux. Ils ne respectaient pas réellement son autorité et critiquaient silencieusement sa façon de faire.

Noan, surnommé "Vieille Face" avait un an de moins que lui. Il s'était rallié à Han Si-nu pour sauver sa peau, mais c'était son plus grand détracteur. Malgré son jeune âge, Noan souffrait d'une condition rare qui lui donnait l'air d'un vieil homme de cinquante ans. Il avait les cheveux gris et le visage étrangement ridé à certains endroits, alors que sa peau était encore lisse et ferme à d'autres. Le reste de son corps était parfaitement normal. Noan était un combattant aguerri, mais il savait qu'il ne faisait pas le poids contre Si-nu. Il rongeait son frein en attendant l'heure de la vengeance.

En dépit de la situation, Han Si-nu avait réussi à faire de Big Deal un havre de paix pour les propriétaires du quartier. Malgré son refus, les filles avaient insisté pour lui verser un petit salaire chaque mois. Ce n'était pas comme avant. Elles le faisaient pour le remercier de les avoir libérées de l'emprise du gang et d'assurer réellement leur protection. Puis il fallait bien qu'il se nourrisse et qu'il ait de quoi faire vivre ses hommes. Si-nu avait fini par céder, mais il avait redoublé d'efforts pour protéger la rue et, dès qu'il le pouvait, il remboursait les sommes qu'elles leur avaient prêtées.

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La plus grande menace qui pesait sur Big Deal c'était Black Bear, un gang d'adultes confirmés connu pour sa cruauté et ses exécutions expéditives. Ceux qui étaient emmenés dans le corbillard gris n'en ressortaient jamais. C'était leur destination finale. Ils rejoignaient la longue liste des portés disparus, tandis que leur cadavre était enterré dans une tombe anonyme.

Autrefois, Big Deal payait un tribut à Black Bear pour obtenir le droit d'exploiter la rue. L'accord avait été rompu après l'ascension de Si-nu, mais une nouvelle alliance avait été formée. Le boss de Black Bear était un vieux schnock un peu tordu complètement gaga de son caniche, mais il n'était pas assez bête pour empiéter sur le territoire de Si-nu. Il ne l'aimait pas, c'était un petit morveux qui lui cassait les pieds, mais il respectait sa ténacité et sa force.

Il lui avait donc laissé la rue à condition qu'il ne fourre pas son nez dans leurs affaires et n'étende pas l'influence de Big Deal au-delà des limites du quartier. Jusque-là, les deux gangs étaient parvenus à maintenir le statu quo, mais les choses étaient sur le point de changer. Tout cela à cause d'un seul homme. Kim Jong-goo.

[ 8 ]

Six ans s'étaient écoulés. Han Si-nu avait fêté ses dix-neuf ans et la famille s'était récemment agrandie. Depuis quelques mois, le boss de Big Deal avait accueilli de nouveaux membres. De jeunes lycéens désœuvrés qui s'étaient attiré des ennuis avec Black Bear. Han Si-nu les avait sauvés in extremis d'un aller simple dans le corbillard. Ces imbéciles s'étaient frités avec des membres du gang ennemi en clamant haut et fort qu'ils faisaient partie de Big Deal. Black Bear avait pris cela comme une déclaration de guerre de la part de son ennemi juré.

Han Si-nu avait réussi à désamorcer la situation sans effusion de sang. Il préférait ne pas user de la force si ce n'était pas absolument nécessaire. Et il voulait à tout prix éviter tout incident susceptible de rompre l'alliance. Black Bear n'attendait que ça. Une opportunité de se lancer dans une guerre ouverte et meurtrière contre Big Deal. Si-nu ne pouvait pas se permettre de mettre sa famille en danger pour des broutilles.

Après cette belle frayeur, il avait invité les jeunes délinquants à manger des nouilles avec lui et les membres de son gang. Il y avait un lycéen que Han Si-nu trouvait particulièrement intéressant. Kim Gi-myeong. Il s'était fait embarquer dans cette histoire malgré lui. Il ne voulait pas être là. Il détestait les gangs et les gangsters. Le boss de Big Deal avait l'air un peu différent, mais il n'était pas encore totalement convaincu.

— Pourquoi tu risques ta vie pour protéger cette rue ? demanda-t-il à Si-nu.

— Parce que les filles sont super jolies ! lui répondit-il avec un grand sourire en descendant son verre de soju.

— Pff. Vous êtes tous pareils. Les gangsters ne pensent vraiment qu'à ça. Vous êtes tous des queutards.

Si-nu resta songeur un moment, mais il retrouva bien vite son sourire désinvolte. Il aimait bien Gi-myeong. Il se reconnaissait en lui.

— Tu crois que les gangsters sont comme les flics ? lui demanda-t-il alors en faisant tournoyer l'alcool dans le fond de son verre. Il y a de bons gangsters et de mauvais gangsters ?

— Non. Tous les gangsters sont mauvais. Ils sont égoïstes et ne pensent qu'à leurs propres intérêts. Ils se fichent des autres et du mal qu'ils peuvent leur faire.

— On dirait que tu parles en connaissance de cause.

Gi-myeong resta silencieux. C'était quelque chose dont il n'avait pas envie de parler. Lui-même fils d'un gangster réputé, il avait vu comment les actions de son père avaient détruit la vie de sa mère. Cet homme était un coureur de jupons qui avait une amante ou deux dans chacun des établissements qu'il dirigeait. Sa mère avait une vie confortable, elle vivait dans une belle maison, elle ne manquait de rien, mais elle était seule. Terriblement seule et très aigrie.

Quand son père était mort, Gi-myeong n'avait pas versé une seule larme. Il n'avait aucune sympathie pour cet homme infidèle qui avait brillé par son absence. Ce n'était pas un père à ses yeux. C'était un étranger. Il s'était juré de rester très loin de ces histoires de gangs et de délinquance. Il ne voulait pas faire de peine à sa mère. Il ne voulait pas la décevoir et lui rappeler de mauvais souvenirs.

[ 9 ]

Seo Seong-eun était tout l'inverse de son rival. Il vivait dans un monde de fantasy. Un monde où être gangster c'était être roi du monde. Il avait grandi sous l'illusion que sa mère avait été l'amante d'un célèbre gangster et qu'il était son fils illégitime. Il était tombé sur une photo de sa mère en compagnie de Kim Gap-ryeong, le roi de la prégénération qui avait régné sur Séoul et sa région vingt ans plus tôt. Il pouvait supporter de vivre dans la pauvreté, il pouvait supporter la crasse et l'indigence, car son père était quelqu'un de formidable. Il avait une lignée. Il avait juste à gagner son respect pour se faire une place à ses côtés. Jusqu'au jour où ce fantasme avait volé en éclat.

Son père était revenu. Son véritable père. Un vulgaire chauffagiste qui vendait et réparait des climatiseurs. Cette photo de Kim Gap-ryeong ? Ses parents l'avaient croisé sur un chemin de randonnée. À cette époque, l'ancien gangster essayait déjà de rentrer en politique. Il s'était présenté pour devenir maire de Gangseo. Ses parents étaient fans de lui et soutenaient sa carrière politique. Cette photo était un souvenir de leur rencontre.

Seong-eun avait vrillé. C'était une vérité qu'il ne pouvait pas accepter. Sa vie ne pouvait pas être aussi pathétique. Il avait battu ses parents jusqu'à ce que ses poings soient couverts de sang. Ils les avaient tabassés en hurlant de rage jusqu'à ce qu'ils soient méconnaissables. Ces ordures n'étaient pas ses parents. C'était une souillure qui entachait son rêve parfait. Ils ne pouvaient pas exister. Ses parents ne pouvaient pas être aussi insignifiants et dégoûtants. Ce dégoût de soi était marqué au fer blanc dans son âme. C'était le carburant qui alimentait sa rage. C'était ce qui le rendait particulièrement hargneux, vicieux et dangereux.

Seong-eun avait laissé ses parents pour morts devant leur misérable taudis, en plein cœur du bidonville de Gangseo. Il avait abandonné ses géniteurs sans le moindre regret. Il était parti sans même se retourner. Ce n'était pas sa vie. Seo Seong-eun était le fils d'un gangster et il lui ferait honneur. Il deviendrait le roi de Séoul.

[ 10 ]

Seo Seong-eun et Kim Gi-myeong avaient rejoint Big Deal pour des raisons bien différentes. Ils avaient chacun leur propre groupe. Des amis loyaux qui étaient prêts à les suivre jusqu'au bout du monde.

Seong-eun avait Hwang Jae-won à ses côtés, un petit gros qui le suivait partout et lui vouait presque un culte, ainsi que les membres de l'Alliance de Gangseo qu'il avait formée en ralliant tous les jeunes délinquants du district lorsqu'il était encore au collège. Même les racailles du lycée lui obéissaient au doigt et à l'œil. Il avait l'avantage du nombre, mais à part Jae-won, les autres le suivaient davantage par crainte que par admiration et respect.

Kim Gi-myeong avait le soutien et l'amitié infaillible de Kwon Ji-tae qu'il connaissait depuis qu'ils étaient tout petits. Ji-tae était le fils de Kwon Baek-ho, un gangster lui aussi. Autrefois, il avait été le bras droit et garde du corps de son père. Gi-myeong avait eu du mal à accepter Ji-tae, mais il avait fini par s'attacher à lui. Ce n'était pas un mauvais bougre. Derrière sa carrure de gorille, il était extrêmement attentionné et minutieux. Il était aussi extrêmement résilient. C'était une montagne indélogeable. Il se considérait comme l'épée de Gi-myeong. Une arme vivante, offensive et défensive, dont le seul but était de protéger son ami et de lui ouvrir la voie vers le succès. Peu importe le chemin que Gi-myeong empruntait, Ji-tae lui avait prêté allégeance. Il se tiendrait toujours à ses côtés. Il ne remettrait jamais en question ses choix.

Il y avait aussi Lee Kun-woo et Yoon Kyung-heon, deux de ses camarades qu'il avait rencontrés au collège. Il les avait aidés lors d'une altercation avec des membres de l'Alliance de Gangseo dirigée par Seong-eun. Ils étaient tous les deux talentueux à leur façon. Kun-woo était surnommé l'Hippo de Gangwon, son quartier d'origine avant d'être transféré dans un lycée de Gangseo. C'était un combattant de rue qui n'avait pas peur de foncer dans le tas.

Kyung-heon, lui, était un champion de taekwondo aux pieds agiles et rapides. Il était assez connu à Jeju, son île natale. On le surnommait l'Étalon Écarlate de Jeju car ses coups de pied étaient si puissants et précis, qu'il provoquait inévitablement une hémorragie chez ses ennemis. Tout comme Ji-tae, ces deux-là s'étaient rapidement liés d'amitié avec Gi-myeong et ils étaient d'une loyauté à toute épreuve.

Seong-eun et Gi-myeong avaient mis leurs différends de côté. Ils n'avaient pas la même vision des choses, mais ils respectaient tous les deux Si-nu. L'un parce que c'était l'homme le plus fort de Gangseo, l'autre parce que c'était le seul gangster honorable qu'il connaissait. Gi-myeong avait changé d'avis en apprenant à connaître le jeune chef de gang. Si-nu lui avait prouvé qu'on pouvait être un hors-la-loi avec des principes. Il avait beau se comporter avec nonchalance et désinvolture tout en cachant ses véritables motifs derrière des plaisanteries grivoises, Gi-myeong avait entendu parler de son histoire. La légende du garçon qui tenait ses promesses.

Il savait aussi que Si-nu n'avait d'yeux que pour Yeon-hui et qu'il comptait la demander en mariage un jour, mais avant cela il devait trouver un successeur pour prendre sa place. Si-nu aimait Big Deal, il aimait les hommes qui travaillaient avec lui et c'était un honneur d'être leur chef, mais il voulait se consacrer entièrement à la femme de sa vie.

Il avait commencé à préparer sa retraite, mais sa succession était une affaire délicate. Il voulait confier Big Deal à Gi-myeong, mais Si-nu n'était pas aveugle. Il savait que Seong-eun avait beaucoup plus de partisans, mais il était motivé par l'ambition et le pouvoir. Il n'était pas digne de gérer Big Deal. Il n'avait pas d'empathie, de sympathie ou de compassion pour les faibles et les démunis. Il finirait par ramener le Big Deal du passé et détruire la paix que Si-nu avait obtenue au prix de lourds sacrifices.

Le boss de Big Deal ne voulait pas que son départ déclenche une guerre intestine entre les deux factions. Il devait procéder avec prudence et intelligence pour assurer le meilleur avenir possible au gang et à la rue qu'il chérissait tant.

[ 11 ]

Big Deal faisait face à la plus grande crise de ces six dernières années. Si-nu avait reçu un appel d'une vieille connaissance. Son ami Jagalchi qui était à la tête d'un gang allié du même nom. Il opérait également dans le district de Gangseo. C'était Hwang Jae-won qui lui avait apporté le vieux téléphone à cadran. Ce garçon était trop mignon dans son long trench-coat noir trop grand pour lui.

— Boss, vous avez un appel, dit le jeune lycéen un peu grassouillet. Un certain Jagalchi. Est-ce que je dois lui dire d'aller se faire voir ?

— Ha ha ha ! Jae-won, tu as un sacré sens de l'humour ! Il est vraiment drôle, tu ne trouves pas, Noan ?

— Tu ferais mieux de répondre, répliqua le second en commande.

— C'est vrai... c'est malpoli de faire attendre mon interlocuteur.

Il fit signe à Jae-won de s'approcher.

— Hey ! s'exclama joyeusement Si-nu en portant le combiné à son oreille. Jagalchi ! Quoi de neuf ? Ça fait un bail qu'on ne s'est pas vu. On devrait aller prendre un verre tous les deux un de ces quatre !

— Si-nu...

Le boss de Big Deal avait perdu son sourire. La voix tremblante et enrouée de son ami l'avait mis en alerte. Il lui était arrivé quelque chose. Quelque chose de grave.

— On s'est fait écraser...

— Qu'est-ce que tu veux dire ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

— Ce n'est pas juste notre gang. Tous les groupes de Gangseo se sont fait laminer. Ils ont pris le contrôle de tout le district en une seule nuit.

— Quoi ? Il y a un nouveau gang en ville ? D'où est-ce qu'ils viennent ?

— Un gang ? J'aimerais bien... Ce serait moins humiliant. C'était un seul mec. Il a dit qu'il allait créer les Quatre Grandes Factions ou un truc du genre. Il a parlé d'un test et il nous a tous descendus. Il voulait voir à quel point on était fort. À ce jour, Jagalchi est une histoire du passé. Ce sera bientôt ton tour. Si tu ne tues pas ce bâtard, ce sera la fin de Big Deal aussi.

Han Si-nu était resté silencieux, mais son cerveau tournait à cent à l'heure. Il avait allumé une cigarette pour calmer ses pensées erratiques.

— Jagalchi. Ce mec, il est comment ?

— C'est un blondinet à lunettes qui se la pète, mais faut pas se fier à son apparence de branleur. Il est très fort. Trop fort. Et complètement taré. Si tu veux avoir une chance contre lui, tu ne dois pas lui laisser le temps d'attaquer. Ne le laisse même pas finir sa phrase et affronte-le avec l'intention de le tuer. Tu ne dois pas lui laisser une chance de riposter. Souviens-toi bien de ça.

— Tu sais comment il s'appelle ?

— Il se fait appeler Goo. Kim Jong-goo.

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