[ 1 ]
Han Si-nu était trop focalisé sur la menace extérieure pour remarquer l'infection qui gangrénait le gang de l'intérieur. Une aubaine pour Noan qui cherchait à exploiter le fossé qui se creusait entre le groupe de Seo Seong-eun et celui de Kim Gi-myeong.
Seong-eun ne comptait pas rester dans Big Deal. Il commençait à se lasser de jouer les bons samaritains. Ces filles passaient plus de temps à s'amuser qu'à bosser. Comment est-ce qu'elles comptaient les rémunérer pour leurs services si elles n'étaient jamais à leur poste ? Il passait son temps à passer derrière elles, à plier les vêtements, à les remettre sur les cintres, et à les empêcher d'accueillir tous les gamins errants qu'elles trouvaient derrière les poubelles. Big Deal n'était pas un putain d'orphelinat.
Il avait chassé un collégien paumé et son chiot de compagnie qui mendiait dans la rue et cherchait à se faire un peu d'argent par tous les moyens pour aider sa mère handicapée. Il était prêt à faire le ménage, laver le linge, cirer les chaussures. Il avait désespérément besoin d'aide, mais Seong-eun ne voyait en lui qu'un parasite. Une bouche de plus à nourrir alors que Big Deal peinait à joindre les deux bouts.
Malgré les protestations des filles et une brève altercation avec Kwon Ji-tae, il était parvenu à chasser le garçon. Un peu plus tard, Si-nu lui avait donné son portefeuille. Il ne pouvait pas l'accepter parmi Big Deal, il était trop jeune, mais il pouvait lui donner un petit coup de pouce. Il lui avait dit de rentrer chez lui pour s'occuper de sa mère. Ce garçon s'appelait Seong Yo-han. Il ne payait pas de mine, mais le destin était un boomerang qui avait la fâcheuse tendance à revenir dans la gueule de celui qui le croisait. Un jour, ce garçon malingre et pleurnichard deviendrait un des hommes les plus forts de sa génération. God Dog. Le one-man-gang qui prendrait la tête de Gangbuk, une des quatre grandes factions.
De même, les choses auraient pu être bien différentes pour Wang O-chun si Kim Gi-myeong ne l'avait pas gentiment renvoyé chez lui lorsqu'il avait demandé à rejoindre Big Deal. C'était un collégien qui venait d'une famille aisée. Il n'était pas dans le besoin, mais il avait soif d'aventure, de frissons et de liberté. Il avait aussi une condition médicale assez rare et bien souvent mortelle. Il souffrait d'analgésie congénitale. Autrement dit, il ne ressentait pas la douleur.
Gi-myeong comprenait son envie d'échapper à une famille qu'il détestait. Lui aussi fuyait constamment l'ombre de son père qu'il haïssait du plus profond de son être, mais Wang O-chun était encore jeune. Trop jeune pour comprendre que la vie de gangster n'était pas un jeu. O-chun était venu accompagné d'une camarade de classe qui essayait désespérément de le dissuader de rejoindre le gang. Une certaine Kim Hye-eun. Elle n'avait pas l'air de porter les gangsters dans son cœur, ce que Gi-myeong comprenait aussi.
La collégienne avait raison. Rejoindre un gang pour se rebeller contre ses parents n'était pas la solution. Il les avait gentiment mais fermement renvoyés tous les deux, sans savoir qu'il avait poussé Wang O-chun et sa camarade vers un destin bien plus tragique. S'il l'avait accepté dans Big Deal, est-ce que le drame qui avait frappé Hostel un an plus tard aurait pu être évité ? Peut-être, mais la vie était une série d'événements et de coïncidences aux conséquences imprévisibles.
[ 2 ]
Les deux garçons se tenaient tous les deux face à la berge, sur la digue en pierre qui retenait les eaux du fleuve. Une zone de baignade avec plage artificielle avait été aménagée en contrebas. Malgré un début d'automne un peu frisquet, quelques-uns de leurs camarades avaient décidé de piquer une tête. Ils barbotaient et s'éclaboussaient gaiement dans les eaux moyennement propres du fleuve. C'était rassurant de voir que malgré les récents événements, ces enfants n'avaient pas perdu leur joie de vivre et leur optimisme.
Seong-eun et Gi-myeong les observaient de loin comme deux parents attentionnés. Ils étaient comme chien et chat, incapables d'avoir une conversation sans y glisser une insulte ou une provocation, mais il y avait un sentiment de camaraderie sincère entre les deux hommes.
— Combien de temps tu comptes rester dans Big Deal ? demanda Seong-eun en allumant une cigarette.
— Quoi ? Pourquoi tu demandes ?
— Le Big Boss va bientôt prendre sa retraite. Le prochain boss ce sera toi ou moi, mais je pense que tu sais déjà que ça ne m'intéresse pas de prendre la tête de Big Deal. Et je n'ai pas rejoint le gang juste pour être avec Si-nu, contrairement à toi.
— Ouais, je sais. Big Deal est juste une étape pour toi. Tu as d'autres projets. Tu as de l'ambition.
Gi-myeong lui avait donné une tape amicale sur l'épaule.
— Ne me touche pas, connard, répliqua Seong-eun en se dérobant à son toucher. Mais tu as raison, Gi-myeong. Big Deal est juste une étape. Bientôt, je vais monter à Gangnam. Je ne suis pas vraiment d'accord avec l'idéologie de Big Deal. Ils ne sont pas à la hauteur de mes ambitions et de celles de mes hommes. On veut jouer dans la cour des grands.
— Alors casse-toi. Pourquoi tu me dis tout ça ?
— Viens avec moi, Gi-myeong. On forme une bonne équipe. On est capable de bien plus que ça. Viens avec moi à Gangnam et...
— Seong-eun, mon père était un gangster. Un gangster très célèbre et respecté dans ce milieu. J'ai toujours détesté ce que mon père était, ce qu'il représentait. Tout le monde le respectait parce qu'il était juste et équitable, mais il n'a jamais été juste envers ma mère et moi. Quand mon père est mort, j'ai porté son portrait à la tête de la procession funéraire. Pour ceux qui me suivaient, j'étais un fils bon et loyal. Mais j'avais envie de vomir. Toute cette situation me débectait. Je m'en suis voulu d'avoir porté le portrait de cet homme qui se fichait royalement de sa propre famille. C'était de la torture. Je suis bien ici. Big Deal c'est chez moi. Ce n'est pas un gang ordinaire. C'est une maison et une famille. Je n'ai pas l'impression d'être un gangster quand je suis avec Han Si-nu. Mais si tu veux quitter Big Deal pour aller à Gangnam, je ne vais pas te retenir. J'espère que tu trouveras ce que tu cherches.
— Alors comme ça ton père a eu le droit à des funérailles en grande pompe ? Il devait être très puissant. Peu de gangsters ont une telle influence.
— Kim Gap-ryeong. C'était le nom de mon père.
Ce nom... Seong-eun avait lâché sa cigarette. Il dévisageait Gi-myeong avec stupéfaction. C'était lui. Celui qu'il rêvait d'être. Le fils de Kim Gap-ryeong. Et ce fils ingrat osait cracher sur la mémoire de son père ? Il osait lui balancer à la figure qu'il haïssait son père ? Ce père que Seong-eun avait fantasmé toute sa vie.
Lui aussi avait été présent aux funérailles de son père imaginaire. Il avait envié ce garçon qui se tenait à la tête de la procession en portant dignement le portrait de ce grand homme sous une pluie torrentielle. Seong-eun, lui, était tout derrière, à la toute fin du cortège, caché dans l'ombre. Il avait pleuré la mort de Kim Gap-ryeong avec une douleur sincère. Son cœur s'était déchiré lorsqu'il avait appris son décès. Il n'avait même pas eu la chance de faire ses preuves. Il n'avait pas eu le temps de gagner ses faveurs. Il comptait lui révéler leur lien de parenté un jour et lui annoncer qu'il était son fils illégitime, mais avant cela, il devait devenir digne de lui. C'était fini. Tout était fini.
Il était rentré de l'enterrement complètement abattu. C'était ce soir-là qu'il avait revu son véritable père. Celui qui les avait abandonnés, lui et sa mère, pendant des années avant de se pointer comme une fleur. Celui qui avait laissé Kim Gap-ryeong combler son absence dans l'esprit de Seong-eun. Il venait de perdre celui qu'il croyait être son véritable père et cette vermine, ce moins que rien, était réapparu au même moment pour lui révéler ses origines impies. Quel genre de plaisanterie malsaine les cieux lui jouaient-ils ?
Le destin s'acharnait sur lui. Aujourd'hui, Kim Gi-myeong qu'il considérait presque comme un frère était devenu son plus grand ennemi. Il le haïssait autant qu'il l'enviait. Il était consumé par le ressentiment et la jalousie. Il lui ferait ravaler son ingratitude. Il lui ferait regretter d'avoir été le fils de Kim Gap-ryeong à sa place.
[ 3 ]
— Rassemblement ! s'exclama Jong-goo en levant le poing vers le ciel.
— Ta gueule, répliqua Gun qui marchait à ses côtés, les mains dans les poches.
Ils étaient en route pour descendre leur prochaine et dernière cible. Ils avaient gardé le meilleur pour la fin. L'entrée avait été très décevante. Ça ne valait pas trois étoiles au Michelin et Jong-goo était resté sur sa faim. Big Deal était le plat de résistance et il espérait s'en mettre plein la panse. Han Si-nu. Le garçon qui tenait ses promesses. Aujourd'hui, il lui ferait rompre cette promesse.
— Rassemblement ! répéta une nouvelle fois Jong-goo comme s'il chauffait ses troupes inexistantes. Sus à l'ennemi !
— Ta gueule, j'ai dit. T'es casse burne. On est pas sur LoL.
— On s'apprête à faire un raid pourtant. C'est ici ?
Les deux garçons se trouvaient devant la porte d'un vieux bureau de poste désaffecté.
— Je crois...
Jong-goo fit voler la porte d'un grand coup de pied. Arrachée de ses gonds, elle s'écrasa avec fracas quelques mètres plus loin.
— Rassemblement général ! hurla-t-il dans l'embrasure de la porte. Rassemblez-vous si vous voulez faire partie des Quatre Grandes Factions !
— Tu peux pas la mettre en sourdine ? dit Gun qui en avait marre des facéties de son camarade. Je vais te défoncer.
Han Si-nu s'apprêtait à déguster ses ramyeons instantanés lorsqu'il se figea à la vue des deux intrus dont l'entrée fracassante n'était pas passée inaperçue.
— Jong-goo ?!
— Il te connaît, constata Gun avec étonnement.
— T'es pas le seul mec célèbre dans le coin, tu sais. Moi aussi j'ai la cote.
— Ben va lui parler, toi alors, puisque vous avez l'air de vous connaître.
— Hein ? Mais je sais pas qui c'est ce mec, moi.
— Ah bon ? Comment ça, tu ne le connais pas ? C'est Han Si-nu.
— Sérieux ? Comment je pouvais savoir ça, moi ? Je l'ai jamais vu ce type.
Pendant que Jong-goo et Gun se disputaient, Seong-eun et Gi-myeong étaient sur leurs gardes. Ils avaient un mauvais pressentiment. Ils avaient l'air de connaître le big boss de Big Deal, mais la tête que tirait Han Si-nu ne leur disait rien qui vaille. Alerté par le boucan, Noan avait accouru, suivi des hommes du gang.
— C'est qui ces rigolos ? Des clients mal élevés ?
— Oh ! Wow ! fit Jong-goo en poussant un sifflement admiratif. Vous êtes si nombreux ! Pourquoi vous êtes tous en noir ? Oh, je sais ! C'est pour l'enterrement de votre boss ! Vous savez anticiper, c'est bien.
Noan l'attrapa par le col de sa veste de sport Adidas blanche et rouge. Une veste qui lui avait coûté un bras.
— Je m'en occupe, déclara le second en commande de Big Deal. Si t'es là pour acheter des fringues, achète-les et casse-toi.
— Hé ! Cette veste est toute neuve ! Vous en avez pas des comme ça ici, alors vire tes sales pattes de là ! Tu vas l'abîmer !
— RECULEZ ! hurla Han Si-nu en se levant brusquement, sa chaise tombant à la renverse derrière lui.
— Qu'est-ce qu'il y a boss ? demanda Noan avec surprise. Tu connais ces types... ?
— Je vous ai dit de reculer. Tout le monde reste à sa place. Personne ne bouge. Je ne suis pas sûr de pouvoir vous protéger...
Jong-goo esquissa un sourire amusé alors que Han Si-nu retirait sa veste noire pour dévoiler son torse nu et musclé, la taille ceinturée par d'épaisses bandes en tissu écru.
— Héhé ! Je vois que Big Deal a un chef plutôt malin. Laissez-moi d'abord me présenter. Coucou ! Je m'appelle Jong-goo. On essaye de monter un truc appelé "les quatre grandes factions" et-
Avant qu'il ne finisse sa phrase, Si-nu lui avait collé une droite en plein dans la mâchoire. Il y avait mis toute sa force.
— Je sais pourquoi vous êtes là, cracha-t-il avec animosité. Vous essayez d'unir tous les gangs de Séoul, mais je ne vous laisserai pas faire. Big Deal protège cette rue des gens comme vous. On ne va pas vous payer des frais d'adhésion à la con juste pour faire partie de votre groupe.
Gun s'était assis sur une caisse en bois pour regarder le spectacle à une distance respectable. Il était juste là pour s'assurer que Jong-goo ne fasse pas n'importe quoi. Il n'avait pas l'intention d'intervenir dans ce combat. Jong-goo essuya le sang qui coulait au coin de sa bouche d'un revers de main. Sa veste était foutue. Putain de merde.
— Hé ! Han Si-nu. Tu frappes comme une fillette. Ou pas... ? Attends ! En fait, ça fait putain de mal !
— Écoutez-moi bien ! s'exclama alors Si-nu en profitant de ce bref moment de répit pour s'adresser à ses hommes. Ne pensez même pas à intervenir. Restez en dehors de ça. C'est entre lui et moi.
Ses hommes échangèrent un regard interloqué. Ils n'avaient jamais vu leur boss dans cet état. Il avait un air sombre et lugubre. Personne ne comprenait ce qu'il se passait, mais la tension dans l'air était palpable. Noan connaissait Si-nu depuis qu'il était arrivé dans ce quartier et c'était la première fois qu'il voyait le big boss de Big Deal se sentir aussi menacé.
Han Si-nu n'avait pas oublié l'avertissement de Jagalchi. Il ne devait pas donner à Jong-goo ne serait-ce qu'une demi-seconde pour riposter. Il l'avait attrapé par le col de sa veste et avait bondi dans les airs pour lui asséner un violent coup de genou dans le menton, suivi d'un coup de tête en plein visage.
— Hé ! fit Jong-goo en portant la main à son nez fracturé et ensanglanté. Mais c'est que tu te bats plutôt bien !
Jong-goo avait contre-attaqué, mais Han Si-nu avait bloqué son offensive. Il avait plaqué sa main contre visage et l'avait fait basculer en arrière pour l'éclater contre le sol. Avant que son adversaire ne puisse réagir, il avait enchaîné avec un puissant coup de poing au visage qui l'avait presque encastré dans le sol en béton. Frapper au visage sans relâche, c'était frapper pour tuer. Il fallait qu'il continue à le marteler de coups jusqu'à ce que son adversaire tombe raide mort et ne puisse plus se relever.
Jong-goo voyait des étoiles. Une myriade d'étoiles. C'était un magnifique feu d'artifice rouge. Son nez pissait le sang. Ses lunettes étaient cassées. Il ne savait plus comment il s'appelait ni où il se trouvait. Allongé sur le dos, il sentait son sang bouillonner. Il faisait chaud. Un peu trop chaud. Il tendit la main pour attraper ses lunettes qui étaient tombées à côté de lui. Il les remit sur son nez démonté pour admirer son formidable adversaire. Il s'était mangé un mur. Le mur de Gangseo.
— J'y crois pas... souffla-t-il, son visage éclairé par un large sourire. T'es vraiment l'homme le plus fort de Gangseo.
— J'espère que t'as la trouille ! J'ai encore cent coups mortels en réserve. Alors tu devrais sortir de là avant que je te tue vraiment.
[ 5 ]
— Je n'ai jamais vu le boss comme ça, commenta un de ses subordonnés avec crainte et étonnement. D'habitude, il n'aime pas se battre... Est-ce qu'il essaye vraiment de nous protéger ? C'est qui ces deux types ?
— Et c'est quoi les quatre grandes factions ?
Gun observait la scène avec intérêt. Han Si-nu. Il était plus fort que ce que laissaient entendre les rumeurs. Il arrivait à tenir tête à Jong-goo. Il avait le corps d'un homme qui avait protégé son quartier pendant plus de dix ans. Un corps musclé couvert de cicatrices. Un corps endurci par le poids des responsabilités. Même Gun ne faisait pas le poids contre lui. Il le sentait. La différence de force entre eux était abyssale. Quelqu'un comme Han Si-nu ne pouvait pas être faible. Mais Si-nu était trop vieux pour faire partie des quatre grandes factions. ll avait presque vingt ans.
Gun était plongé dans son monologue intérieur lorsqu'il sentit qu'on lui pinçait la joue. C'était un petit gros qui se prenait pour un terrifiant caïd, mais il avait plus l'air d'un marshmallow à moitié fondu.
— Hé ! Tu te crois où ? T'es juste là pour regarder ? T'es le petit frère de ce blondinet ou quoi ? T'as vu comment notre boss est fort ? Vous n'avez aucune chance contre lui.
Hwang Jae-won lui malaxait les deux joues comme une grand-mère un peu trop gaga de son adorable petit-fils. Il lui avait même piqué ses lunettes de soleil.
— Qu'est-ce que tu regardes comme ça ? Pourquoi tes yeux sont tout noirs ? 'Tain, regarde-moi ces cheveux tout lisses et brillants. C'est de la laque ? T'as vraiment une gueule d'enfoiré. T'as jamais entendu parler de Hwang Jae-won, connard ?
Jae-won cherchait la merde, mais il avait de la chance. Gun était d'une patience à toute épreuve. Il avait promis qu'il ne se battrait pas. Lui aussi était doué pour tenir ses promesses.
— Tu souris ? Tu souris alors que ton boss est en train de se faire défoncer ? Tu ne vas pas l'aider ?
— J'ai promis de ne pas me battre, répondit Gun calmement.
— C'est à moi que tu parles ? demanda Jae-won sur un ton moqueur.
— Il fout la merde partout où il va, alors je surveille mon comportement. Les quatre grandes factions doivent rester un secret. Dans tous les cas, je trouve la situation très amusante. Ce con pourrait bien perdre. Et si Jong-goo perd...
[ 6 ]
— Rentre chez toi ! ordonna Han Si-nu en envoyant Jong-goo valser à travers la pièce. Big Deal ne se joindra jamais aux quatre grandes factions !
Jong-goo s'était lourdement écrasé sur une caisse en bois qui s'était brisée sous l'impact. Si-nu était déjà sur lui, mais Jong-goo avait bloqué son coup de poing avec la semelle de sa chaussure. Ses Nike en édition limitée étaient foutues, elles aussi.
— Tu commences sérieusement à me taper sur les nerfs.
Han Si-nu se figea. Il avait senti quelque chose entailler sa joue, près de son œil aveugle. Quelque chose venait de le couper, mais quoi ? C'est alors qu'il remarqua les éclats de verre fichés dans la semelle de Jong-goo, au bout de sa chaussure. Des éclats qui provenaient de ses lunettes cassées. Jong-goo avait repris l'avantage. Il ramassa une paire de baguettes en métal qui traînaient par terre, puis d'une pirouette agile, il se remit lestement sur ses pieds.
Han Si-nu ne l'avait pas ménagé, il avait donné tout ce qu'il avait, alors comment est-ce que ce gamin tenait encore debout ? Et comment pouvait-il être aussi calme et souriant ? C'était qui ce mec ?
— Je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer que vous étiez en train de manger des ramyeons quand on est arrivé. Désolé d'avoir gâché votre repas... Mais vous savez, ça fait une éternité que je n'ai pas mangé de ramyeons. Je déteste ça depuis que je me suis fait larguer. J'espère que vous ne m'en voudrez pas si je vous emprunte ces baguettes, mais je vous préviens. Je ne vous laisserai pas faire partie des quatre grandes factions. Vous m'avez trop gonflé. Je vais tous vous écraser jusqu'au dernier, et après, je monterai ma propre faction. Je l'appellerai la Goo Faction.
Jong-goo avait dirigé une des baguettes vers Si-nu. Il la tenait entre le pouce et l'index, dans l'alignement de son corps, ses pieds légèrement tournés vers le côté. Ça sentait mauvais. Ce mec était mortellement dangereux avec ce truc entre les mains. Si-nu devait le désarmer avant qu'il puisse s'en servir.
Il lui avait balancé un nouveau coup de poing dans le visage qui avait mis Jong-goo au tapis. Il était tombé à la renverse, mais alors que Si-nu pensait avoir le dessus, une douleur atroce lui traversa le pied. Jong-goo venait de lui enfoncer la baguette dans le pied. Elle avait transpercé la semelle de sa tongue et s'était enfoncée dans le sol en béton, clouant Si-nu sur place. Une putain de baguette.
Malgré la douleur qui lui broyait le pied et son incapacité à bouger, Han Si-nu avait répliqué. Jong-goo était encore au sol, juste à ses pieds. Il devait en finir avec lui le plus rapidement possible. Il fallait qu'il le mette K.O en un seul coup de poing. C'était sa dernière chance. Après tout ce que Jong-goo avait encaissé, il ne pouvait pas tenir encore bien longtemps. Il allait bien finir par perdre connaissance.
Si-nu avait serré le poing, prêt à l'abattre avec force sur le visage de son adversaire, mais il avait été stoppé net par une pointe en métal qui faisait pression contre sa gorge. Quelques centimètres de plus, et elle aurait transpercé sa trachée, mais le bras de Jong-goo n'était pas assez long. C'était quand même suffisant pour lui infliger une atroce souffrance et lui couper le souffle. Han Si-nu avait porté la main à sa gorge meurtrie en toussant et en crachant.
— Les baguettes, ça va par paire, tu sais.
Jong-goo s'était relevé pendant que Han Si-nu cherchait désespérément à retrouver son souffle. Il contemplait la baguette qui lui restait d'un air perplexe. Elle était très émoussée. Trop émoussée même. C'était une baguette après tout, pas une lame.
— Gun ! J'ai besoin du truc !
Son camarade sortit un affûteur de son sac à dos. Il le lança à Jong-goo qui l'attrapa à la volée.
— Tankyou !
En quelques secondes, il avait affûté la baguette en métal qui était passée entre les meules en émettant un joyeux crépitement et une éblouissante gerbe d'étincelles. Il contempla sa nouvelle arme finement tranchante et délicatement pointue. C'était mieux comme ça. Beaucoup mieux. Il renvoya l'affûteur à Gun.
Pendant ce temps, Han Si-nu avait retiré la baguette fichée dans son pied en serrant les dents. Même s'il ne pouvait plus marcher, il devait protéger Big Deal. Si-nu avait balancé sa jambe en direction de Jong-goo. Il visait son visage. Il allait l'envoyer au tapis avec son coup le plus puissant, même s'il devait utiliser son pied blessé. Il avait sacrifié un œil pour cette rue, il était prêt à sacrifier une jambe.
Han Si-nu ne comprit pas tout de suite ce qu'il s'était passé. Il avait vu un éclair argenté fendre l'air, puis il avait vu la couleur du sang avant de sentir la douleur. Son propre sang. Jong-goo lui avait fait une large entaille à travers le torse. Si-nu vacilla pendant quelques secondes, puis il s'effondra, face contre terre.
— Big Deal de Gangseo, déclara Jong-goo avec un sourire aussi sanglant que triomphal. Vous êtes disqualifiés. À partir de ce moment, j'ordonne la dissolution de Big Deal.
Han Si-nu n'avait pas dit son dernier mot. Big Deal... Yeon-hui... Il ne pouvait pas les perdre. Il devait les protéger jusqu'à son dernier souffle. C'était une promesse qu'il devait tenir à tout prix. Il avait attrapé Jong-goo par l'ourlet de son pantalon et il avait planté ses dents dans sa chaussure de basket.
— T'es encore conscient ? fit Jong-goo en dégageant son pied d'un coup sec. Incroyable... Je ne comprends pas. Qu'est-ce qu'elle a de spécial cette rue ? Pourquoi tu te casses le cul à la protéger ? Ça sert à rien... Bref, je me suis bien amusé grâce à toi. Tu t'appelles Si-nu, c'est ça ? J'ai été ravi de faire ta rencontre. C'est toi le meilleur !
Jong-goo fit tournoyer la baguette entre ses doigts avant de s'en saisir pour donner le coup de grâce. Il ne visait pas pour tuer, mais pour mutiler. Il lui prendrait son deuxième œil. Un chef de gang aveugle, ça n'existait pas.
Son arme improvisée avait trouvé une autre cible. La main de Gi-myeong. Il n'avait même pas sourcillé quand la baguette avait traversé sa paume. Il fixait Jong-goo droit dans les yeux. Seong-eun s'était également interposé et le regardait avec le même regard froid et hostile.
— Vous êtes qui vous ?
— Arrêtez... souffla Han Si-nu dans un râle d'agonie. Je vous ai dit de ne pas intervenir... Vous allez... vous faire tuer...
— Ça suffit, Si-nu, déclara fermement Gi-myeong. Quand est-ce que tu vas arrêter de porter ce fardeau tout seul ?
— Putain de merde, jura Jong-goo qui ne savait pas s'il devait rire ou pleurer tant la situation était inutilement dramatique. Vous faites un relais ? Attendez votre tour. Vous êtes les prochains sur la liste.
— Tu ne te souviens pas de moi ? demanda Gi-myeong en se relevant.
Il arracha la baguette plantée dans sa main d'un coup sec, puis la laissa tomber à terre dans un fracas métallique. ll plongea son regard froid et déterminé dans celui de Jong-goo.
— Tu es venu à l'enterrement de mon père. C'était il y a quoi... deux ans ? T'étais avec ce mec, là-bas, et deux filles. Je ne me souviens plus de leur nom.
— Hm... je crois que je m'en souviens maintenant. T'es le fils de ce gangster célèbre qui s'est fait descendre alors qu'il rendait visite à une de ses amantes. Je vais te faire une fleur. Je vais t'envoyer rejoindre ton père, toi et tous les membres de ton gang de merde.
Gun sentait que c'était le moment d'intervenir. Jong-goo commençait à partir en vrille.
— Ça suffit, Goo ! Faut vraiment que tu apprennes à rester professionnel, lança-t-il en se levant. Qui t'a donné le droit de décider ? Moi, je les aime bien ces mecs.
Il avait sorti son téléphone pour passer un coup de fil rapide.
— Allô ? C'est moi. Gun. Big Deal sera en charge de Gangseo. Ça ne te pose pas de problème ? OK. Parfait.
Il avait raccroché.
— Big Deal de Gangseo. Félicitations. Vous faites désormais partie des quatre grandes factions de Séoul. Vous avez gagné le droit de bosser pour nous. Bienvenue dans l'équipe.
— Hé ! Tu fous quoi ? protesta vivement Jong-goo en grimaçant. J'en veux pas, moi, de ces mecs ! Ils puent la merde ! Je peux pas les blairer !
— Ta gueule. T'as de la merde dans les yeux ou quoi ?
Gun n'était pas aussi impulsif et émotionnel que son camarade. Il avait une vague idée de ce qui mettait Jong-goo en rogne. C'était sans doute en lien avec Yerin. C'était toujours en lien avec Yerin. Peut-être qu'il se reconnaissait en Si-nu. Cette volonté inébranlable de protéger ce qu'il aimait le plus lui avait rappelé son propre passé. Jong-goo avait échoué. Il n'avait pas été capable de protéger Yerin et il l'avait perdue. Au final, c'était elle qui s'était sacrifiée pour le protéger et il avait fini tout seul. Tout cela était futile. Le même destin attendait Han Si-nu. Un avenir de douleur et de solitude.
[ 7 ]
Gun avait eu le temps d'analyser la situation. Si-nu avait perdu contre Jong-goo, mais il avait prouvé qu'il en avait sous le pied, sans mauvais jeu de mots. Il était un peu trop vieux, mais pour le moment, Big Deal avait passé la première épreuve. Ils étaient bien organisés et ils étaient nombreux. Ce n'était pas juste un groupe de délinquants ordinaires. C'était un vrai gang à l'ancienne. Ils suivaient les traditions des familles mafieuses. Même leurs vêtements puaient la classe : chemise blanche, costard noir et trench-coat. En tant que fils de yakuza et fashionista, c'était quelque chose que Gun respectait.
Ils ne pouvaient pas s'en débarrasser aussi facilement. Il valait mieux trouver un autre moyen de les contraindre à coopérer avec eux. Gun avait allumé une énième cigarette. Jong-goo s'était pincé le nez en balayant la fumée avec sa main. Il détestait l'odeur de clope et ce connard faisait exprès de souffler sa fumée dans sa direction.
— Vous avez gagné une chance de rejoindre les quatre grandes factions, dit le jeune yakuza en contemplant la cigarette qui reposait élégamment entre ses doigts. Mais ça ne veut pas dire que vous êtes encore tirés d'affaire. Il va falloir faire vos preuves et valider la période d'essai. Tous les membres du gang doivent avoir un moyen de se faire de l'argent. Je vous donne jusqu'à la fin du mois pour récolter cent millions de wons légalement. Si vous n'avez pas rassemblé l'argent d'ici notre retour, Big Deal sera définitivement éliminé.
Et comme ça, Kim Jong-goo et Park Jong-geon avaient quitté le bureau de poste. Ce jour-là, ils n'avaient pas seulement vaincu Han Si-nu, ils avaient mis le feu aux poudrières et précipité la chute de Big Deal.