Chapitre 1 (1/2)

Par Rigel

Tout respire, tout danse, tout vit.

Tout n'est que Chant.

                                               Poème XVII des Grandes Ecritures

 

 

CHAPITRE 1

 

La pirogue filait comme un oiseau. Poussée par la houle mugissante, elle courait, ruait, fuyait, bondissant sur les lames de la rivière, volant au-dessus des courants déchainés, aussi vive et légère que les ailes du vent.

Le torrent rugit, furieux. Il n’avait jamais aimé qu’on vienne chambarder les plis de son poil clair à une heure si matinale. De quel droit osait-on venir le taquiner, lui, le grand torrent sacré des montagnes de l’Est, encore tout engourdi du sommeil d’hiver ? Il s’ébroua brusquement et les morceaux de glace qu’il charriait éclatèrent contre la rive. Les perlins-pêcheurs, indignés, plongèrent dans les remous en criant et les hérons nivaux prirent leur envol en grands battements d’ailes courroucés. Cependant, la petite pirogue courait, ruait, fuyait toujours, indifférente à la mauvaise humeur du courant. Elle dépassa à tire-d’aile un couple de loutres variables, elle fusa par-dessus les ombres souples des brèmes, puis fila derrière les vieux saules endormis.

Dans un coude du torrent, la passe se resserra soudainement entre deux pans de falaises. Les contre-courants se heurtèrent avec violence à la veine d’eau et les vagues se soulevèrent en gueules monstrueuses, hérissées de frimas et de glace. Elles hurlèrent puis s’écrasèrent dans le gouffre noir avec le fracas du tonnerre.

Sans hésiter, Newë s’engagea dans le goulot. Elle joua un moment avec le torrent, bataillant parmi les flots galopants, riant dans la houle espiègle et, au moment où les ondes allèrent l’engloutir, elle fendit la lame d’un mouvement fluide. Elle poussa un long rire rauque lorsque l’eau glacée retomba en cascades crépitantes autour d’elle. Comme elle aimait ce cri vif et sauvage qui secouait le Baïkan chaque fois qu’il se gonflait d’orgueil sous l’assaut des fontes des hautes neiges. Quand elle était prise dans le galop des eaux, ses poumons se gorgeaient de l’odeur sauvage de l’écume s’ébrouant de lumière, lui déchirant la poitrine d’un soleil trop grand. Son cœur alors était sur le point d’exploser. Elle aurait pu s’envoler.

Là, perdue dans la course du torrent, elle oubliait les cris de son père, les rumeurs chuchotées et l’étroitesse du village. Ici, ni l’ours des montagnes, ni même les esprits de brumes et d’argent ne pouvaient venir l’attraper. Elle était seule, libre, souveraine, au milieu des ressacs déchainés. 

Derrière elle, une seconde barque émergea des flots bouillonnants.

— Newë ! Attends-moi ! siffla le garçon à la rame.

— Dépêche-toi Damian ! rit la jeune fille en glissant sur la rivière. L’étoile du Grand Aigle étincelle déjà dans le ciel. Nous sommes en retard !

Les deux pirogues jouèrent encore un moment sur le torrent, mais bientôt, les vagues se firent moins grosses et les courants plus disciplinés.

— Tu es totalement inconsciente de prendre aussi vite le goulot, grogna Damian en se rapprochant de la jeune fille. Un jour ou l’autre, tu finiras encastrer sur un de ces rochers.

Newë envoya un coup de rame vers son jeune cousin, l’aspergeant d’eau froide.

— Rabat joie ! Ils sont rares les moments où le torrent crache autant. Il faut savoir les apprécier !

— Nous devions pêcher, pas jouer dans les vagues ! Tu as beau avoir seize printemps, tu te comportes toujours comme une enfant !

Damian ne comptait que douze hivers, mais sa tête était depuis longtemps vissée sur ses épaules et ses lèvres se plissaient déjà du sérieux des adultes. Au fond de ses yeux en amandes brûlait la même flamme qui luisait dans le regard des enfants des Boréans, une braise froide et lumineuse qui reflétait le dédain féroce des princes des Grands Lacs. Newë soupira, pleine de nostalgie face à la mine renfrognée de son cousin. Il deviendrait bientôt aussi rude et taciturne que les autres chasseurs des montagnes de l’Est.

Au détour de la chênaie de Passe-Grande, le torrent s’élargit soudain et les falaises laissèrent place à la crête du massif des Immaculées. Les montagnes se dressèrent devant eux, immenses et sculpturales. Elles s’élancèrent à l’assaut du ciel à grands coups de saillies et de crevasses impénétrables, déchiquetant la lumière pâle de l’horizon en grandes mâchoires dentelées. Au loin, le chant d’un chat sauvage illumina les éboulis de pierres noires.

Newë huma le parfum épais des longues trainées d’herbe brune toutes éclaboussées de neige. Les premières chaleurs se réveillaient enfin. L’hiver avait été long ; le froid avait été rude. On avait craint la faim ; on avait craint la mort. Il y avait quelques mois de cela, une meute de croc-blancs affamés s’était aventurée derrière les hauts murs de Dinlake et avait massacré une cinquantaine de mouflons et de yacks, égorgeant les grands chiens bouviers dans la neige éclatée de sang. La peste rouge était venue, elle aussi, en secret, jusqu’aux portes du village, emportant dans son grand manteau froid la vieille Meran et sa fille. Pourtant, malgré le gel et la mort, la vie poursuivait doucement son cours selon le cercle sans fin tissé par la Grande Mère. Bientôt, les jours glacés s’effaceraient sous la douceur d’un printemps bienvenu, l’envol des oies sauvages frémiraient dans les lueurs du ciel et les bourgeons crépiteraient dans l’air vif de la montagne.

Newë aperçut soudain un éclat brun dans le manteau hérissé de la rivière. Elle reconnut les flotteurs en bois de ses nouveaux pièges à poissons. Elle agrippa une des branches et commença à remonter les casiers gorgés de truites frétillantes. Damian l’aidait, grommelant, chaque fois qu’une truite plus vive que les autres l’aspergeait de mucus. Newë sourit, satisfaite. La pêche avait été belle. Presque cinq paniers entiers de poissons, ça n’arrivait pas tous les jours !

— Ce sont tes nouveaux pièges ? demanda Damian en inspectant une des petites cages tressées en écorce de saule. Je n’avais encore jamais vu un nœud comme celui-là.

Newë s’enorgueillit. C’est vrai qu’elle était fière de sa nouvelle invention sur laquelle elle avait travaillé trois longs jours et deux nuits de veillées. Elle s’empara d’une cage vide et la montra à Damian.

— Regarde. Tu vois ce nœud-là ? dit-elle. C’est le nœud qu’utilisent les chasseurs pour escalader les glaciers. Et là, je me suis inspiré des jointures que font les castors pour amarrer leur barrage. Dès que le poisson tire sur l’appa, le nœud coulisse et le piège se referme sur la proie. Mais regarde, ici, les tresses sont trop raides. C’est pour cela que le troisième piège s’est cassé. Les truites avides d’amour et de printemps sont vigoureuses. Un simple coup de nageoire et clack ! Les cordages qui ne sont pas assez souples sont sectionnés. 

— Mm, marmonna Damian, pas plus impressionné qu’une mouche devant une rose éclose. Pourquoi tu n’as pas modifié ces tresses-là, si tu savais tout ça ? On aurait pu avoir plus de poissons.

— C’est mon premier essai. Bien sûr que ce n’est pas parfait ! Patience et persévérance sont maîtres-mots lorsqu’on se dit inventeur. Et puis, il fallait bien laisser leur chance aux poissons les plus audacieux.

Damian retroussa son nez dans une drôle de mimique qui lui donna un air de mangouste rieuse.  

— Père a raison. Tu te poses toujours trop de questions. À quoi ça sert d’inventer un piège si tu laisses les poissons s’échapper ? L’important, c’est de ramener la croute au village. Tu sais bien que nous manquons de vivres. Rentrons maintenant.

Newë soupira, consternée face au réalisme implacable du petit Damian. Elle se remit à ramer avec dépit sur la caresse tranquille de la rivière. Cet enfant grandissait beaucoup trop vite à son goût.

Bientôt, de longs bras noirs frémissants d’aiguilles emprisonnèrent la rive droite du Baïkan. Les flots ruèrent contre la terre en langues de mousse ébouriffées, furieux d’être muselés par les racines des grands arbres emmêlés. Un mur noir, immense et touffu, se dressa de toute sa hauteur contre la rivière. La forêt d’Orla. Aussi vaste et profonde que le grand lac d’Alabaan, elle s’étalait langoureusement sur les flancs clairs de la vallée, sa longue plainte séduisante se perdant dans les échos lointains des montagnes. Newë frissonna. La forêt lui avait toujours fait peur. C’était un lieu dangereux, un lieu interdit. Un lieu où elle n’avait plus le droit de poser les pieds depuis l’accident. Elle connaissait la sanction. Un seul pas dans la forêt et c’était l’exil assuré. Or dans la région des Grands Lacs, l’exil était une épreuve bien plus terrible que la mort elle-même. Renié par son propre sang, arraché à la protection d’un village, dépossédé de sa propre conscience, on se retrouvait seul et proscrit, complètement nu face à l’abîme sauvage de la montagne.

Ainsi, la jeune fille avait toujours respecté l’interdit, même lorsque Kieran ou Ragna se moquaient d’elle plus jeunes, lorsqu’ils jouaient sous les frondaisons en imitant les grognements sourds du glouton des montagnes.

— Tu es plus peureuse qu’une poule de lac, riaient-ils en caquetant sous les arbres. Tu ne seras jamais une vraie chasseuse Skiapp à rester enfermée dans l’enceinte du village ! Newë la pelée ! Newë la poule mouillée ! Newë la déplumée !

Un jour, Newë s’était révoltée, jetant des cailloux gros comme des lièvres sur les adolescents qui s’étaient enfuis en riant derrière les grands arbres. Mais jamais, le plus petit de ses orteils n’avait franchi la limite interdite. Jusqu’à la semaine dernière.

Tout le monde dans le village savait que la forêt d’Orla était peuplée de créatures sanguinaires, de griffons sauvages et d’esprits malveillants qui faisaient frémir de terreur les hommes et les bêtes. Les anciens s’amusaient à raconter que les esprits vengeurs – les Sorgons comme on les appelait dans la vieille langue du Fol – couraient dans les ombres autour du village, semant dans leur sillage leur folie mortelle. Cela faisait cinq ans maintenant qu’on ne les avait plus vus. On disait que, quelques années suivant la mort du roi tyran, ils avaient disparu. À présent, les enfants du village hurlaient de rire lorsque la vieille Agriane imitait le souffle des ombres, en faisant gonfler ses grosses joues flétries. Pourtant, Newë sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque lorsqu’elle se rappela la raison qui l’avait poussée à s’aventurer sous le couvert terrible des sapins noirs. Les esprits n’avaient pas disparu. Ils étaient revenus. Elle l’avait vu.

 

 

 

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Aramandra
Posté le 13/12/2023
J'adore ! L'ambiance est très efficace, les sonorités très bonnes, les descriptions donnent envie d'y croire et me transportent aussitôt ! Il y a un mélange d'imaginaire et d'échos de notre monde qui rend le tout à la fois féérique et familier. Newë est déjà sympathique !
Damian me fait beaucoup rire, je suis sûre qu'il cache quelque chose, c'est pas possible d'être aussi sérieux xD bref, c'est un début très chouette et la fin du chapitre laisse sur sa faim pour lire la suite !
Aramandra
Posté le 13/12/2023
Je note juste "un jour, tu finiras encastrer sur les rochers" -> encastrée
Rânoh
Posté le 29/11/2023
Bonjour Rigel.

C'est un très bon début que ce premier chapitre, avec un style qui semble maîtrisé, posant de bonnes bases. Dès l'ouverture, ce style s'impose tout en apportant ce qu'il faut d'ambiance et de descriptions de l'environnement, on se laisse transporté par le courant des flots sans résister.

La narration trouve également sa place au sein de ces lignes ; en quelques mots, la situation initiale est donnée, sans détour ou ajout superflu, un exercice pas toujours évident. En ce sens, les quelques données concernant l'univers en lui-même s'intègrent parfaitement, encore une fois sans explication dispensable.

La lecture de ce chapitre fut agréable, j'attends la suite en toute confiance !
Rigel
Posté le 29/11/2023
Bonjour Rânoh !

Merci pour ton message. Cela est un vrai bonheur (et aussi un vrai soulagement) de voir que mon incipit te plaise. C'est vrai que c'est assez difficile de bâtir et d'introduire un nouvel univers sans tomber dans le "trop chargé" ou le superflu. Je suis heureuse si le tout semble équilibré (connaissant mon faible pour la description, parfois rébarbative au lecteur).

Je suis en train de retravailler quelques phrases et pour bientôt la suite !
Rânoh
Posté le 29/11/2023
J'ai aussi un faible pour les descriptions, il ne faut pas avoir peur de se laisser aller, quitte à retravailler la séquence en question pour la rendre plus digeste, si besoin !
Débora-Esther
Posté le 28/11/2023
Hello! 👋🏻
Ravie d’être la première à commenter! Haha
Alors écoute à la base j’ai été jeter un coup d’œil à ton profil, car tu as ajouté à ta PAL une de mes histoires, d’ailleurs merci. 😊

Et franchement je ne regrette pas d’avoir lu ton chapitre! J’ai adoré! 😁
Ta plume est poétique et les personnages et l’histoire très prometteuse! Bravo pour ce chapitre et bon courage pour la suite. 😊

Pour finir, je pense que je lirai la suite avec plaisir, même que j’ai hâte de savoir où tu veux en venir exactement. 😉
Rigel
Posté le 28/11/2023
Merci énormément pour ce gentil message ainsi que pour ta réactivité (je ne m'attendais pas à recevoir des commentaires si rapidement).

Je suis très heureuse que le début de mon histoire ait réussi à t'emporter. Comme c'est mon premier roman, je suis un peu fébrile à l'idée de parvenir à plonger les lecteurs dans l'histoire dès le début.

Ton message me donne envie de partager la suite !
Débora-Esther
Posté le 28/11/2023
En toute honnêteté, c’est vraiment un très bon début! 😊 après c’est certain qu’on ne peut jamais plaire à tous le monde mais personnellement ton univers m’a beaucoup parlé. 😊
Et je sais à quel point ça compte les avis des autres quant on écrit, alors j’essaierai de poster des commentaires au fur et à mesure de ton histoire. 😉
Rigel
Posté le 29/11/2023
Merci pour ta confiance !
C'est vrai tu as raison, c'est pourquoi, je suis contente que l'univers t'ai parlé.
Hâte de le développer et de partager cette aventure avec toi !
Débora-Esther
Posté le 29/11/2023
Moi également Rigel! 😊
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