Chapitre 1

Assise sur un banc, Juliette regardait son portable pour la centième fois en une demi-heure; inconsciente qu'elle était des yeux qui l'observaient dans l'ombre depuis son arrivée.

Paul était en retard comme d'habitude et il ne répondait pas à ses messages.  C'était pourtant lui qui avait fixé ce rendez-vous, pour lui annoncer une nouvelle importante. De quoi pouvait-il bien s'agir ? Est-ce que le mot en M allait être évoqué aujourd'hui ? Elle eut une brève vision de son meilleur ami Hugo levant les yeux au ciel de désapprobation, mais la chassa de son esprit. Elle consulta de nouveau son portable. Toujours pas de nouvelle. Il y avait certainement une bonne raison à ce retard. Peut-être Paul avait-il eu un problème avec sa fille Graziella ? L'espace d'une seconde, Juliette espéra que la petite fille ne viendrait pas au parc comme prévu, et s'en voulu immédiatement. Elle n'était pas désagréable pour une fillette de 7 ans, du moins pour l'idée que s'en faisait la jeune femme, qui n'avait pas d'enfant. Seulement, pour une raison insaisissable, Graziella la mettait mal à l'aise. D'une maladresse et d'une timidité extrêmes, elle était le plus souvent silencieuse, craintive même, et ne répondait quasiment jamais à ses tentatives pour briser la glace. "Laisse-lui du temps" disait Hugo. Après tout, la fillette avait perdu sa mère et sa sœur dans un tragique accident de voiture, deux ans auparavant, et ne vivait avec son père que depuis quelques mois. Déménager et se découvrir une nouvelle belle-mère en même temps n’avaient pas dû être facile pour elle. Ainsi, Juliette n'avait pas trop insisté quand Paul avait refusé de vivre avec elle, au bout de 6 mois de relation. Elle comptait justement lui en reparler aujourd'hui. Car à 38 ans, elle sentait peser sur ses épaules le poids des regards anxieux de sa mère et cette question insupportable qui revenait toujours comme un boomerang quoi qu'elle fasse pour essayer de s'en débarrasser: "alors, le bébé, c'est pour quand ?".  Une de ses amies lui avait même offert un poupon en plastique pour son anniversaire. "Pour rire" avait-elle précisé.

La vision de Paul descendant l'allée bordée de tilleuls chassa ce souvenir de sa pensée. Vêtu d'un simple t-shirt blanc et d'un jean, il ressemblait à une star de sitcom des années 90. Le cliché du bad boy qui sort avec la première de la classe, pensa-t-elle.  Mais Paul avait le don de faire s'évanouir ses réticences et ses blocages avec un sourire et un déhanché. Ils s'étaient rencontrés en cours de salsa, et la danse était restée un ciment de leur couple. Mais c'était aussi une source d'inquiétude pour Juliette, qui était très consciente du pouvoir d'attraction sur la gente féminine, d'un charmant professeur de salsa. Elle avait notamment repéré une grande et jolie blonde aux yeux bleus, qui avait assisté aux deux derniers cours du samedi soir. Paul s'était montré tout à fait attentionné avec cette nouvelle cliente, ce qui était source de disputes et de tensions entre eux depuis plusieurs jours.

— Salut chérie, dit-il en déposant un rapide baiser sur ses lèvres avant de s'assoir à côté d'elle sur le banc.

Elle resta de marbre.

— Les embouteillages à Paris, tu sais ce que c'est. Mais j'ai une grande nouvelle à t'annoncer, dit-il avec d'amples gestes des bras pour accompagner son propos.

— Où est Graziella ?

— Elle ne se sentait pas très bien. Je l'ai laissé chez ma mère. Je disais donc...

— Elle est malade ? Rien de grave j'espère ?

— Non, elle est juste tombée de vélo. Je peux poursuivre ou tu va continuer à m'interrompre ?

Juliette, un peu décontenancée de l'agacement qu'il manifestait, hocha la tête.

— Alors... tada ! fit-il en sortant théâtralement une brochure froissée de la poche arrière de son jean.

Elle s'en saisit et lut à haute voix:

L'hôtel clé d'or des Bermudes Resort & Spa: le paradis clé en main ! Venez vous évader dans les Caraïbes, sur la magnifique île des Bermudes. Sous un climat tropical, venez bronzer sur des plages de sable blanc, et de sable rose (une spécificité locale, à voir absolument !).  A l'ombre des cocotiers, sur une petite crique, au coucher du soleil, venez siroter un cocktail sur un transat et dîner face à la mer. Dans les eaux turquoise venez nager avec les tortues et découvrir la richesse aux milles couleurs des fonds marins. L'hôtel 4 étoiles est sur la plus grande plage de l'île et donne accès, après une petite randonnée, à une petite plage déserte. Doté de chambres luxueuses avec lit king size et jacuzzi, l'hôtel propose tous les conforts de la modernité tout en offrant un dépaysement garanti, grâce à son immense parc boisé. Piscines, restaurants, bars, boîte de nuit, salles de sport, cour de tennis et spa complètent le tableau. Vous l'aurez compris, que ce soit pour un voyage d'affaire, en famille, pour une lune de miel ou un mariage, l'hôtel clé d'or des Bermudes Resort & Spa vous fera passer un moment inoubliable.

Juliette releva la tête une fois sa lecture achevée et posa un regard interloqué sur son compagnon qui la fixait avec un sourire béat.

— Paul, tout ça est bien beau mais nous n'avons pas les moyens. Ce n'est pas parce que j'ai gagné une grosse affaire dernièrement que...

— C'est là que ça devient dingue, prépare-toi.

Il se leva pour lui faire face et reprit:

— J'ai gagné un séjour all inclusive de 7 jours, avec billets d'avion compris.

— Hein ? C'est une blague ?

— C'est pas une blague. J'ai eu le type de la télé au téléphone, l'animateur qui présente cette émission de télé réalité que tu regardes le vendredi soir. Il travaille sur une nouvelle émission: "l'hôtel le plus paradisiaque au monde", dit-il en écartant les mains en l'air, comme pour laisser place à une bannière publicitaire invisible. Et on y va en tant qu'espions. Pour les noter en secret, tu sais, comme sur Trip Advisor? Tout ce qu'on aura à faire, c'est tester tous les services de l'hôtel (clin d’œil appuyé), mettre des étoiles et faire des commentaires. Ça, dit-il en la pointant du doigt, c'est ton boulot.

— Tu es sûre que ce n'est pas une arnaque ? Ça sent l'arnaque à plein nez.

— Pas du tout, Madame l'avocate. Il m'a même envoyé un contrat. Tu pourras t'amuser à lire toutes les pages de paperasse que tu veux. Tout ce que je sais, c'est qu'il n'y a qu'une seule condition: on ne doit parler à personne de ce voyage, pas même à la famille.

— Tu vois, je t'avais dit c'était une arnaque. Il est où ce contrat ?

— Dans ma voiture. Mais d'abord un petit bisou là, dit-il en montrant sa joue du doigt.

Quand elle s'approcha pour l'embrasser sur la joue, il l'enveloppa de ses bras, la souleva et la fit tournoyer dans les airs. Elle laissa échapper un petit cri de surprise et de joie. C'était le début de l'été, elle avait bien besoin de vacances. Ils avaient bien besoin de vacances, mais malgré tout, un doute insidieux pris place au creux de son estomac.