Assis sur le rebord de la falaise, les jambes pendantes dans le vide vertigineux, Axel appuya le menton sur ses mains. Il n’avait pas peur de tomber. Dans son dos, ses ailes s’étalaient sur le sol pauvre, où quelques touffes d’herbes trouvaient leur chemin au milieu des graviers. Parfois, les rafales de vent s’enroulaient autour des rares buissons, gonflant ses plumes. Ses ailes formaient un rempart contre cet air glacé qui cherchait à s’insinuer sous le col de son uniforme noir ; et si d’aventure une bourrasque le propulsait dans le vide, la hauteur était suffisante pour qu’il prenne son envol. Aucun Massilien ne craignait de se promener en bord de falaise, une attitude qui mettait la plupart des terrestres mal à l’aise.
Si Axel avait choisi ce coin reculé des Monts Brumeux, c’était pour être certain que nul ne viendrait le déranger ici.
Son regard s’égara sur le brouillard en contrebas, qui masquait jusqu’à la cime des arbres. Seuls les plus hauts, des épicéas géants s’il ne se trompait pas, parvenaient à percer le blanc cotonneux. À l’est, le soleil s’élevait doucement. D’ici quelques heures, ses rayons réchaufferaient suffisamment les lieux pour que le brouillard disparaisse. Il se murmurait que le cœur de la forêt de Farion restait froid et obscur même au plus fort de l’été.
Les graviers crissèrent dans son dos, l’avertissant que quelqu’un approchait. Axel ne se retourna pas. Il avait déjà exprimé son désir de ne pas avoir de compagnie et aucun terrestre n’aurait pu le rejoindre.
Le nouveau venu s’installa à ses côtés ; la roche s’effrita, quelques cailloux rebondirent sur les aspérités de la paroi avant de rouler dans le vide.
— Tu n’as pas à t’en vouloir.
Axel se contenta de soupirer, sans détacher son regard de l’horizon. L’air s’était suffisamment réchauffé pour que les premiers oiseaux prennent leur envol.
— Personne ne pouvait prévoir ce qui allait se passer.
— Ce sont mes parents qui t’envoient ?
Axel savait que ce n’était pas la question à laquelle son Messager s’attendait, sauf que se murer dans le silence serait considéré comme impoli.
— Tes parents sont inquiets, oui, mais ils ne m’ont pas demandé de venir. Comment vas-tu ?
Axel soupira de nouveau, ramena ses pieds sur la bordure, enserra ses jambes de ses bras. Il y avait des moments où il détestait l’incapacité des ailés à mentir. Il observa son mentor à la dérobée, se sentit coupable du bras qu’il portait en écharpe. Si seulement il avait pu… la scène défilait en boucle dans son esprit depuis la catastrophe. Pourquoi tout avait si mal tourné ?
— Je n’ai pas envie d’en parler.
Tout avait bien commencé, pourtant. Lorsqu’un incendie s’était déclaré près du village de Bénys, sur Massilia, ils avaient été appelés pour aider à éteindre les flammes, puisqu’ils se trouvaient à proximité. Axel était un atout précieux ; sa maitrise du Feu, qu’il avait héritée de sa mère, lui permettrait de contrôler les flammes. Ce n’était pas la première fois qu’il était confronté à un incendie.
Même si c’était la première fois qu’il était confronté à un incendie d’une telle ampleur. Les forêts de conifères étaient omniprésentes sur la neuvième planète. Les sapins brûlaient comme des torches, la chaleur était perceptible à des dizaines de mètres et une épaisse fumée noire barrait l’horizon. L’air était suffocant, presque irrespirable. Des dizaines d’animaux fuyaient les flammes, et les habitants rassemblaient leurs possessions les plus précieuses en prévision d’une évacuation.
L’arrivée du Messager Itzal et de son Envoyé Axel avait été vue comme une bénédiction. Axel se souvenait des sourires rassurés qu’avaient affichés les Massiliens. Lui-même s’était senti confiant. Il s’était posté près de la longue chaine de seaux formée par les habitants, qui luttaient avec leurs moyens. La rivière Thinis n’était pas si loin, même si sa faible largeur l’empêchait d’être un coupe-feu efficace.
Axel avait fermé les yeux, comme à son habitude. Il trouvait plus facile de ressentir ainsi son pouvoir, niché au cœur de son être. Le feu avait répondu à son appel, bien sûr, bondissant dans sa direction. Il avait rouvert les yeux, et concentré, avait offert les paumes de ses mains aux flammes, cherchant l’apaisement. Docilement, le feu avait dansé, et tandis qu’il dansait, sa hauteur avait diminué. Les cimes léchées par les flammes avaient reparu, noircies et fumantes, l’odeur de la résine se mêlant à celle du bois brûlé.
Et tandis que le temps s’étirait, il avait calmé les flammes. Axel ne savait pas combien de minutes ou d’heures il avait passé là, concentré à l’extrême. Il savait juste que ses jambes tremblaient sous l’épuisement, que la sueur gouttait sur son front, qu’une faim dévorante lui tenaillait l’estomac. Jamais il n’avait autant utilisé son pouvoir, et il comprenait maintenant pourquoi sa mère l’avait averti du risque d’épuisement. S’il perdait conscience maintenant… tous ses efforts n’auraient servi à rien. Tant qu’il restait la moindre braise, l’incendie était susceptible de repartir.
La fatigue gagnait son être, et les flammes, bien que petites, étaient toujours présentes. Alors il avait puisé dans ses dernières ressources, découvrant un noyau d’énergie qu’il ignorait posséder. Et d’un geste presque négligent de la main, il avait poussé les flammes dans le sol.
Enfin, c’était ce qui aurait dû se passer.
Au lieu de quoi, une bourrasque de vent avait jailli du néant, attisant les flammes, qui, rugissant de joie, avaient aussitôt regagné les cieux. Abasourdi, ses jambes flageolantes ne pouvant plus le soutenir, Axel s’était retrouvé au sol, impuissant devant la recrudescence des flammes.
Comprenant qu’il n’y avait plus aucun espoir d’éteindre l’incendie, les habitants s’étaient empressés de quitter les lieux, rejoignant à tire-d’aile la ville plus lointaine d’Onyx.
Un désastre total qui l’avait laissé hébété. Son Messager, bien que brûlé au bras par le sursaut des flammes, l’avait entrainé en sécurité.
L’incident ne remontait qu’à quelques jours ; le temps qu’il leur avait fallu pour gagner la Porte de Massilia et rentrer sur Sagitta, douzième planète de la Fédération des Douze Royaumes. C’était à Valyar, la capitale, qu’habitaient les parents d’Axel. Ancienne Souveraine de la Fédération, Satia, sa mère, avait quitté son poste et le Palais depuis peu. Néanmoins, le nouveau Souverain Jodörm la faisait mander de temps à autre, pour ses conseils pertinents. Toujours sous le choc, Axel n’avait pas vraiment réalisé qu’Itzal l’avait ramené chez lui. L’inquiétude avait brillé dans les yeux de ses parents, et alors qu’il s’enfermait dans sa chambre, le Messager leur avait résumé les évènements.
Ils étaient venus le rejoindre plus tard, pour le rassurer.
Ses parents faisaient de leur mieux, Axel le savait, mais il avait eu besoin d’être seul. Depuis l’incident, les images passaient et repassaient dans son esprit.
Que s’était-il passé ?
Pourquoi sa maitrise du feu lui avait-elle échappé ?
Il jouait avec les flammes depuis sa tendre enfance, avait toujours eu confiance dans cette chaleur réconfortante.
Qu’est-ce qui avait changé ? Les flammes auraient dû s’aplatir et disparaitre, il en restait persuadé. Quelque chose ne collait pas, un détail qui l’empêchait de trouver le repos.
— J’ai discuté avec tes parents.
— Je sais, coupa Axel.
Itzal haussa un sourcil. Interrompre un ainé était considéré comme impoli. Tous les deux appartenaient aux Mecers, ce corps de soldats d’élite Massilien, et un tel comportement aurait dû être sanctionné. Axel ne put s’empêcher de rougir. Il appréciait Itzal, savait qu’il lui donnait bien du fil à retordre. Être son Envoyé était une chance autant qu’un honneur.
— Mes excuses, marmonna-t-il en baissant les yeux.
Itzal accepta d’un signe de tête, poursuivit :
— Nous sommes parvenus à une hypothèse. Nous nous sommes concentrés sur ton Don du feu, parce que c’était une évidence. Ta mère le possède et tu en avais toutes les prédispositions.
Axel acquiesça. Sa mère était une descendante de Félénor, le tout premier Souverain de la Fédération, celui qui avait créé une alliance avec les phénix, ces créatures extraordinaires capables de maitriser les flammes les plus chaudes. En récompense de son dévouement, les phénix avaient transmis ce pouvoir à sa lignée, partageant avec eux leur sang violet.
Comme lui, Satia avait la peau d’un mauve pâle, légèrement nacré. Ils partageaient les mêmes iris d’un violet électrique, les mêmes cheveux violets, même si les siens étaient coupés courts. Et les deux ailes dans son dos étaient recouvertes de plumes violettes, plus pâles que ses cheveux certes, mais aussi voyantes que le plumage vert vif des Massiliens appartenant au Clan des Iles du Sud.
Impossible de passer inaperçu avec ces couleurs, impossible d’oublier ne serait-ce qu’un instant le poids de son héritage.
Sa sœur ainée, Surielle, arborait des ailes d’un rouge orangé, aussi belles que les plus pures des flammes, pourtant, elle était incapable d’invoquer la moindre flammèche. Quant à sa jeune sœur, Lysabel, seules ses pupilles étaient violettes, et comme lui, elle savait maitriser le feu, même si avec une plus faible intensité.
C’était lui, l’héritier du pouvoir maternel. C’était de lui dont on attendait des miracles. Eraïm lui vienne en aide, il n’avait jamais rien demandé de tel !
— En fait, nous nous sommes tellement focalisés sur ton Don naturel que nous avons oublié l’évidence. La moitié de ton ascendance est massilienne ; et sur Massilia, c’est le Don du Vent qui prédomine.
— Le Vent ? cilla Alex. Je croyais qu’il était extrêmement rare ?
— Il l’est, confirma Itzal. Il doit y avoir un peu moins d’une centaine de Maitres des Vents sur la planète. Tu sais pourtant qu’ils sont indispensables au bon déroulement des Épreuves.
Axel hocha la tête, caressa du bout de son pouce les trois Barrettes argentées qui ornaient le côté gauche de sa poitrine. Elles étincelaient sur l’uniforme noir des Envoyés. Pour chacune, il avait dû franchir un portique rectangulaire, alimenté par le pouvoir d’un Maitre des Vents.
— Cela veut-il dire que je maitrise à la fois le Feu et le Vent ?
— La possibilité n’est pas à exclure. Et ça expliquerait pourquoi le feu s’est soudain trouvé attisé.
Loin d’être rassuré, Axel était alarmé.
— Je n’en veux pas !
Itzal haussa les épaules.
— Je crains que tu doives te contenter de faire avec, Axel. Si tu souhaites en savoir davantage… Peut-être ta sœur pourrait-elle te conduire auprès d’Eraïm pour que tu en discuter directement avec notre dieu ?
— Surielle n’est pas là pour l’instant. Et je pense qu’Eraïm a d’autres préoccupations bien plus importantes.
— Que comptes-tu faire, alors ?
Itzal soupira, se voûta.
— Il semble que je n’ai pas le choix. Je vais devoir apprendre à maitriser ce nouveau pouvoir. Au moins pour qu’il n’interfère pas avec mon Feu.
— Ce serait le mieux. N’oublie pas que tu es également censé être en quête d’un Compagnon.
Cette fois, Axel grimaça. Un Compagnon. Sur le parcours des Mecers, c’était une étape obligatoire, après l’acquisition des trois Barrettes. Une fois Liés, ils accédaient au réseau de communication du Wild, devenaient Émissaires. Si les Envoyés étaient chaperonnés par un Messager, les Émissaires étaient autonomes. Évidemment, ils devaient obéir aux Émissaires plus gradés, ainsi qu’aux Messagers, mais leur indépendance après des années d’apprentissage était un soulagement.
Sur ce point, Axel était confronté à un autre problème. Son père avait été Messager, avant de déposer les armes pour devenir membre des Veilleurs. Son Compagnon, Iskor, était un phénix. Quant à sa mère, elle était aussi Liée à un phénix, du nom de Séliak. Une exception, car elle n’était ni massilienne, ni membre du corps des Mecers.
Du coup, tous ses camarades s’attendaient à ce qu’il se Lie lui aussi à une créature extraordinaire. Une pression supplémentaire, comme s’il avait besoin de ça. Des parents connus dans toute la Fédération, pour avoir signé un Traité de Paix historique avec l’ennemi de toujours, l’Empire des Neuf Mondes, aujourd’hui puissant allié. Une sœur ainée capable de parler au dieu Eraïm qui veillait sur la Fédération.
Tous les regards étaient maintenant fixés sur lui, en attente d’un autre miracle.
Il détestait ça.
Itzal sourit.
— Je me doutais que ce serait compliqué. Comme je suis blessé, je te propose de prendre quelques jours de vacances.
— Des vacances ? répéta Axel, surpris. Mais… si je crée de nouveau une catastrophe…
— Tu n’auras pas à user de tes pouvoirs. Nous ne parlons que de quelques jours. Je pense que tu en as besoin.
— Et mes parents ?
— Ils sont d’accord avec moi.
Sans attendre sa réponse, le Messager se releva, épousseta son uniforme blanc. Sur la veste, à hauteur du cœur, une broche était épinglée, représentant un faucon doré en piqué, les ailes légèrement écartées. L’emblème des Messagers, que nul n’aurait osé arborer sans y avoir droit. Les ailes noires s’étirèrent, puis Itzal proposa sa main valide à son élève.
Avec un soupir, Axel s’en empara, se laissa remettre sur pieds. Un jour, il l’espérait, il serait capable de décider par lui-même. En attendant, il n’avait qu’à se laisser porter par les vents.