Chapitre 1

Les ultimes barrières de ce monde pourtant désolé sont tombées il y a quelques mois de cela. L’étranger a tout envahi, de la plus petite particule à la plus complexe des parcelles, et je n’ai rien pu faire. Rien ne l’a arrêté. Ma résistance s’est brisée contre sa volonté de fer. Tel un raz-de-marée, il a tout submergé disséminant sur son passage les prémices de sa descendance : les graines de l’Arbre de Vie. Une vie qui depuis longtemps disparaissait en moi. La solitude me rongeait. J’étais lasse. Mais l’envahisseur a tout balayé : peur, doute, colère, inertie. Il a réveillé des sentiments dont j’ignorais jusqu’à l’existence.

Je me suis rebellée comme beaucoup d’entre nous, mais ça n’a servi à rien. Ses promesses ont eu raison des meilleures défenses. Il s’est installé. Puis le temps a passé et l’œil que je posais sur lui s’est bizarrement troublé. D’effrayant, l’envahisseur est devenu étrangement rassurant, puis indispensable. Je n’ai rien vu venir, pas avant ce fameux matin où un parasite nouveau emménagea dans le monde. Mélange de ces deux univers que nous représentions : le fruit de l’Arbre de Vie. Un être qui grandirait dans ces terres autrefois désolées. Un être hors du commun, inéluctablement destiné à enfanter le renouveau.

J’ai pris peur. Une fois de plus je me suis rebellée contre cette invasion mais en vain. Cette petite chose était trop forte. Ou peut-être étais-je trop faible pour y renoncer. De cette guerre insensée, je ne retirais que fatigue et nausées, indignée de savoir qu’il me fallait aussi nourrir ce haricot sec qui grandissait à vue d’œil. Puis, un jour je compris la cause de ce capharnaüm : le petit étranger bougeait et il faisait bouger le monde, le rendant plus doux, plus accueillant, mais également plus instable. Il le peuplait de sa vie et ses rêves me contaminaient. Le monde n’était pas préparé à de tels changements. Inconsciemment, il engendra un nouveau culte auquel il n’eut guère de mal à me convertir. La religion de la Mère.

Désormais indifférente à cette intrusion, je me pris à apprécier cette nouvelle chaleur qu’ils avaient apporté. Jusqu’à ce fameux soir. Ce soir où je pleurais. Ce soir où le monde disparut dans le sang et le chaos. Ce monde fragile bâti sur les ruines de la solitude. Le petit être en avait décidé ainsi. Les eaux s’emballèrent et une fois encore un gigantesque raz-de-marée emporta tout. Je hurlais : ultime rébellion contre la douleur. . J’avais peur. Le souffle coupé et les jambes en coton, je craignais tout à coup que ma vie ne soit emportée avec le monde. Soudain d’autres pleurs s’ajoutèrent à mes lamentations. Ceux de la petite chose toute ronde. Le fruit de l’Arbre de Vie. Il pleurait pour ce monde qu’il avait détruit. Il pleurait pour ce renouveau qu’il allait construire. Que nous construirions avec lui. Et sans y penser j’oubliais tout : souffrance, hésitation, crainte, ne restait que le minuscule étranger. A mes côtés, l’envahisseur versa lui aussi quelques larmes. Jamais je ne l’avais vu si radieux et jamais je ne m’étais sentie si heureuse.  

Oui Lucas. Ce soir-là, le monde a changé inexorablement. Mais était-ce une mauvaise chose ?