Chapitre 1

Qu'il soit anthropologue, géomètre ou épicier, qui sait si un extraterrestre ne tombera pas dans dix mille ans sur mes chroniques. Si tel pouvait être le cas, s'il s'avérait qu'un voyageur du cosmos parvienne à traduire ce récit immémorial, j'aimerais lui dire cordialement ces quelques mots...

Cher inconnu, vous venez sans doute de très loin, peut-être même de l'exoplanète Proxima du Centaure dont mon père était féru et me disait, plein de tendresse, qu'elle pouvait être habitable. Il est fort possible que votre engin spatial se soit posé au milieu d'une contrée blafarde et désertique. Il se peut que son sol, couvert de régolithe et de roches ignées, vous donne l'impression d'une copie lunaire. Le nez collé au hublot, vous avez sûrement dû vous demander si quelque chose ou quelqu'un avait pu vivre ici ? Ne vous méprenez pas, la réponse est oui ! Jadis, cette terre ardoise n'était que charité. Son ventre, fertile à souhait, recelait l'inlassable énergie de la vie. De continent en continent, de mer en mer, la fécondation y était une fête perpétuelle. Pour enjoliver cet entrain, des milliards de racines étalaient complaisamment leur beauté en surface à travers des forêts, des prairies, d'admirables jardins. Quel spectacle ! Dans ce feutrage luxuriant, précautionneusement, des bêtes microscopiques, d'autres monumentales apparurent, se déplacèrent en cortège d'un point à l'autre, s'ingénièrent à créer de nouvelles espèces. Ici et là coexistèrent des bactéries, des procaryotes, des algues bleues, des pucerons, des escargots, des coccinelles, des cochons de Göttingen, des kinkajous, des douroucoulis, des choucadors à ailes vertes, des opossums volants, des tatous à trois bandes, des calaos, des euplectes monseigneur, des guépards, des mustangs, des pierres vivantes. Et aussi une race d'individus qui s'appelaient des Hommes, mais que je préfère appeler des Zhoms car ils n'auront jamais su atteindre la perfection, cet état d'accomplissement moral et spirituel auquel ils semblaient destinés. Qu'aura t-il manqué à ces Zhoms pour tendre vers la liberté totale et l'allégresse absolue ? Tout simplement un travail constant sur leurs pensées, leurs paroles, leurs comportements. Et peut-être aussi l'humilité de la fleur d'hibiscus dont la vénusté ne dure qu'un jour.

Maintenant, cher inconnu, si vous jugez que votre civilisation est bien plus avancée que ne fut la nôtre, alors vous rirez sans doute de ce qui va suivre. Si, au contraire, vos semblables s'amusent encore à s'envoyer des sagaies dans la figure pour un regard de travers, alors j'espère que ce témoignage vous servira d'exemple pour ne pas commettre les mêmes inadvertances.

 

C'est sur les coups de 6:30 a.m. que j'ai appris la nouvelle.

Le Satané Grand Merdier avait été déclenché dans la nuit...

Là, étonnamment, en plein coeur de mon rêve d'Esther Williams. 

Si, en apparence, ces deux évènements ne présentent aucun lien de causalité, leur association prit tout son sens lorsque j'ai allumé ma télé, comme j'en détaillerai la coïncidence dans quelques lignes. Signe prémonitoire ? Phénomène de synchronicité ? Il me faudrait évidemment la science analytique d'un Gustav Jung pour pouvoir mieux l'expliciter. Tout au plus, vais-je essayer de relater les choses telles qu'elles se sont passées.

Commençons d'abord par ce rêve qui fut sans conteste le plus beau de ma vie. D'où m'était venue cette songerie si débridée ? Et pourquoi agissait-elle encore sur ma mémoire tel un taser fleurant bon l'acajou et la fiente d'urubu. Avais-je chiqué la veille par mégarde un psychotrope de type peyotl qui m'avait inondé les yeux de phosphènes ?

Bien sûr que non !

Mais avant toute chose, il serait bon de savoir que mes rêves m'ont toujours glacé d'effroi. Qu'ils soient monstrueux, slapstick ou d'une banalité affligeante, combien de fois m'ont-ils plongé dans les affres tandis que m'échappaient des cris de ventriloque. Cette peur irrationnelle du moindre songe, dont je souffrais, porte le nom très laid de "onéirophobie". Vers quel monde insensé vous entraîne l'onéirophobie ? Imaginez qu'à bout de forces, vous soyez déjà épouvanté à l'idée de vous endormir. Imaginez qu'au moment de sombrer dans les limbes, une main gigantesque vous embarque sans délai dans un train fantôme, un train fantôme qui ne s'arrêtera pas, qui vous charriera de Charybde en Scylla dans un réel impitoyable, un réel que n'aurait jamais pu concevoir Dante en décrivant son Enfer, ses damnés, ses châtiments. Mes rêves depuis l'enfance : tambours maudits battant sous les étoiles !

Les fautifs de ces terreurs nocturnes qui auraient mérité leur Nuremberg de la cruauté ? À coup sûr Morphée et sans nul doute maman.

Bien sûr, tous les nigauds aimaient maman. Tout le monde la trouvait gentille, dévouée, parfaite mère poule.

Sauf moi !

Toute la sainte journée, elle me donnait du "bout de chou" en public. Mais moi, je la surnommais "bout de bois" dans ma caboche. Car visiblement, j'étais le seul à savoir qu'elle n'avait aucune fibre maternelle.

Bout de chou explique...

Chaque soir, charmante maman m'invitait à rejoindre mon lit. Experte en perfidie, elle montrait bien à mon père qu'elle se réjouissait de m'accompagner, et je me faisais berner pratiquement à chaque fois. C'est vers le milieu du long couloir tapissé de fleurs moutarde que charmante maman se transformait en "bout de bois". Allez comprendre ! Elle me lançait soudain un regard étrange, quasi malsain, l'air de dire : eh ben quoi ! Puis, elle ouvrait la porte de ma chambre pour que je m'y faufile. Pas un pas de plus, sa bonne action s'arrêtait là. Elle restait clouée sur le seuil, la main sur la poignée, sans jamais être traversée par l'idée de m'offrir un baiser ou une caresse. Se soustrayant également aux berceuses qui devaient être à ses yeux d'une sensiblerie ridicule, elle m'adressait froidement cette incitation en guise de bonne nuit : il est l'heure de rejoindre Morphée, l'heure de tomber dans ses bras !

Qui était donc ce Morphée ? "Bout de bois" se dérobait toujours pour me renseigner. Peut-être parce qu'elle l'ignorait ou ne s'en souvenait plus vraiment. Une ou deux fois peut-être, s'était-elle résignée à m'éclairer, histoire de faire taire mon angoisse. D'après ce que lui avait révélé sa mère lorsqu'elle était petite, Morphée était un marchand de sable qui déposait du sable sur les yeux des gamins pour qu'ils finissent par s'endormir. J'en avais été sidéré, au point de me recroqueviller dans les draps.

Mais le sable ça pique les yeux, lui avais-je répondu innocemment...

Oui, ça pique un peu, mais après tu verras, tu feras de jolis rêves...

C'est quoi des rêves ?...

C'est comme un tour de manège infini dans un pays merveilleux, mais pour cela il faut que la lumière soit éteinte. Et tâche de garder ton affreux pipi dans ton ventre, pour une fois...

Je fais pas exprès...

Manquerait plus que ça...

Bonne nuit, maman !

Là-dessus, la porte se refermait sans bruit. Là-dessus, j'obturais toujours mes paupières avec mes poings pour en faire une cuirasse.

C'est vers l'âge de onze ans, en cours de grec, que j'appris enfin qui était Morphée. N'apparaissant même pas dans le panthéon primordial, Morphée était relégué loin derrière l'aura d'un Zeus, d'un Poséidon ou d'un Héphaïstos. À tout le moins, c'était une sorte de grouillot des dieux, pourvu d'ailes de papillon, qu'on avait chargé de distribuer des rêves dans le sommeil des rois sous forme de fantasme. Bref, un glandu de l'Olympe tout juste bon à passer la pelle et le balai.

Depuis ce jour, ma mentalité se rebella. Tomber dans les bras de ce dieu mineur, recevoir ses pelletées de sable, passait encore, mais qu'il m'oblige à délirer toutes les nuits en m'agitant ses pavots sous le nez me devint comme un sacrilège, une effraction de ma lassitude. À cette époque, ma mère ne m'accompagnait plus au lit, mais je trouvais infect qu'elle ait pu déléguer à un camé invisible le soin de me rasséréner lorsque j'étais marmot. À cette fragilité psychique s'ajoutèrent bientôt de fréquentes insomnies et des crises de thanatophobie. J'avais de plus en plus peur de mourir durant mon sommeil, et parfois je le souhaitais violemment. Ne pouvant presque jamais rattraper mon retard de repos, dès que je fermais les yeux rêver me consumait atrocement. Au moment même où je commençais à rêver de sorcières dégoulinantes de sperme, de gnomes éventrés ou de rats surgissant d'un anus, je savais que je ne dormais pas et que je ne dormirai pas jusqu'à l'aube. De fait, mon inconscient en était aussitôt ébloui, braqué non-stop sur ce que, de jour, je cherchais à fuir, ou n'osais pas avouer : bout de chou était devenu un monstre, une machine à créer des monstruosités !

Bien plus que Morphée, c'est vers l'âge de quinze ans que je me suis mis à détester "bout de bois" jusqu'à vouloir l'écrabouiller. Dorénavant, je fomentais mes assassinats avant de me mettre au lit et j'expérimentais mon sadisme entre les plumes de l'oreiller. Presque chaque nuit je pourchassais ma mère avec mes ailes de papillon. Où qu'elle se carapate, où qu'elle hurle "pitié", je finissais par l'exterminer dans telle cave, telle impasse, telle fosse septique. Barbare décomplexé de ce no man's land, je mettais toute mon énergie à savourer ma vengeance sur mes nuits sans sommeil, si tant est que c'est toujours le coeur en flammes que j'entrais dans ce confessionnal de mes difformités.

Voilà pourquoi je peux dire que ce rêve d'Esther Williams m'avait émerveillé. Pour une fois je ne m'étais pas farci un film gore confuso-onirique qui émousse la perception du réel et rend l'endormi aussi éberlué qu'un pied de table. Pour une fois, je n'avais pas eu d'envies de guet-apens, ni le goût du sang. Non ! J'avais plutôt eu l'impression de vivre une excursion psychique, de laisser sur le matelas une poisseuse dépouille pour accomplir un fabuleux voyage hors de mon corps.

D'une précision saisissante, ce rêve était empli de décors féeriques, de vertiges visuels, tactiles et olfactifs, qui exaltaient à chaque instant mon coeur indocile. Dans cette transe ecsomatique, ma personnalité s'était carrément envolée : j'incarnais Tarzan, sous les traits mythiques de l'acteur Johnny Weissmuller ! Soit dit en passant, le nec plus ultra pour un type musclé au caramel mou ! Même si le héros de Edgar Rice Burroughs était purement fictif, la sensation que ma peau existait dans sa peau me combla illico de bonheur. Je pouvais sentir son odeur de savane entre mes doigts épais, sa sueur chlorophylienne humecter mes aisselles, et dans ma bouche le goût corsé de sa salive. Je pouvais éprouver sa solitude enthousiaste, sa science des conditions d'existence frugale, son amour inconditionnel pour Cheeta, la guenon espiègle. Plus jouissif encore, je pouvais m'amuser à reproduire son cri d'anthologie exotico-tyrolien, un cri libérateur qui ouvrait la cage de mes émotions refoulées et révélait au plus profond de moi le bouillonnement d'un potentiel insoupçonné.

Ce rêve débuta ainsi...

Je devais probablement ronfler dans mon sommeil paradoxal, quand un trou de souris se fora au milieu de mon front. De ce trou jaillit un faisceau de lumière aveuglante à travers lequel mon enveloppe éthérique fut aspirée en cinq-sec. Une milliseconde plus tard, je foulais les ruines opalines de la cité oubliée de Pal-Ul-Don, accueilli à bras ouverts par mes frères singes Tor-o-Dons. D'emblée, je poussais un cri d'euphorie, d'autant plus capiteux que les Tor-o-Dons étaient de sacrés chatouilleurs. Puis, j'avisais un pinacle inattendu, levé devant moi comme le doigt de Phoebus. Nimbé de photons émettant une stridulation aussi têtue qu'un coeur qui bat, j'atteignis aisément ce faîte en une enjambée, afin de contempler l'espace qui s'offrait à moi. Encore moite de brume, comme assommée après une nuit d'orage, la jungle environnante s'éveillait peu à peu. Ne sachant que faire, à part jouer aux osselets avec des crottes de capybara, l'idée me prit soudain de voltiger dans les airs, de serpent pendu en serpent pendu, afin de laquer ma beauté pectorale. Au détour d'une canopée envahie de perroquets jaco et de calopsittes élégantes, mon flair d'homme-singe huma bientôt une angoisse suprême parmi le foisonnement végétal. Ni une ni deux, j'ai plongé dans le bras mort d'un fleuve et nagé à perdre haleine jusqu'à rejoindre Esther Williams, comme si je savais d'avance que ce serait la sirène d'Hollywood que j'allais rencontrer. Néanmoins, que cette apparition fut effrayante : son corps nu se débattait en tous sens dans un marigot saumâtre, entouré qu'il était par des caïmans blindés de bronze. L'un d'eux portait encore au bout de sa dent conique le maillot lamé or d'Esther et, bien qu'accoutumé aux pires tribulations, cette vision me retourna l'estomac. Quelques jabs, crochets et uppercuts bien sentis sur les écailles des reptiles et la sirène se lova tendrement dans mes bras, grillant aussitôt mes tétons au contact de ses mamelons en feu. Elle me fit un clin d'oeil 100 % glamour, puis entrouvrit ses lèvres rouge garance pour me signifier sa gratitude. Parcouru de courants telluriques, notre bécotage tropical semblait vouloir s'éterniser quand, de manière inopinée, nous entendîmes sur l'autre rive les jappements d'une meute d'hommes d'une laideur surnaturelle. Ces importuns avaient un museau allongé tronqué à l'extrémité, des crêtes sourcilières très développées et un front effacé. Ils puaient à plein nez cette odeur de saleté et de crasse qui finit par s'imprimer sur les dollars. Aucun doute n'était possible, il s'agissait d'une clique de cynocéphales du Nasdaq. Contre toute attente, ces affreux crésus étaient en train de crier famine. Mains tendues, ils ne purent que bredouiller : Gwa, gwa, gwa ! Gwa, gwa, gwa ! Et je compris sur l'instant qu'ils conjuraient Tarzan de les accueillir dans son écosystème...

 

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Zoé Florent
Posté le 09/11/2023
Hola Laurent ! Plaisir de lecture non dissimulé à retrouver ta plume experte, ses envols, ses pirouettes, qui collent parfaitement à un sujet où je sens que tu vas t'en donner à coeur-joie... À très vite pour lire la suite !
PS : une faute de frappe, "je ne souhaite qu'unE chose et, plus loin, "les ´recoltes vont encore trinquER".
Edouard PArle
Posté le 20/06/2023
Coucou Zultabix !
Sacré narrateur, wow. La manière dont il s'extasie de la fin du monde est super bien décrite, on est pris dans le tourbillon de ses pensées, sa joie de voir la société remise à 0. Son ton cynique est super bien décrit. En général, j'aime bien les personnages cyniques dans les romans (alors que je déteste cet état d'esprit dans la vie xD). Je suis donc curieux de suivre la suite.
"Ce con comme une bite a appuyé sur le bouton rouge, et son pire ennemi qui n'était pas encore tout à fait psychopathe l'a imité dans une sorte de réflexe pavlovien." bonne manière de résumer le début d'une guerre nucléaire xD
Un plaisir,
A bientôt !
Zultabix
Posté le 20/06/2023
Encore une fois merci, Cher Edouard ! J'espère que la suite saura te séduire également !
Camille Vernell
Posté le 05/12/2022
Terrible. Mon système dopaminergique s'est lui aussi excité à ta plume incisive et sans concession d'un dément soustrait à la société. Le rythme est maîtrisé, le style travaillé. J'adore.
Une petite tournure étrange cependant :
"Chargé de noir symbole", chargé sous-entends plusieurs. "Noir" et "symbole" ne devraient-ils pas être au pluriel ?
Zultabix
Posté le 06/12/2022
Grand merci pour ta lecture Camille. Oui, pour "Chargé de noir symbole", j'ai hésité. Je vais t'écouter du coup, puisque j'ai hésité.
Bien à toi !
Hortense
Posté le 21/11/2022
Bonjour Zubaltix,
Heureuse de retrouver ta plume incisive et déchirante, quelle claque ! Toute la dramaturgie de la scène épicée de dérision, toutes les inepties pulvérisées d'un geste vindicatif, toutes les vaines espérances anéanties comme l'élan de ce pauvre corbeau, victime collatérale d'un monde devenu fou. Et de ce feu d'artifice, le narrateur jubile, trouvant dans ce chaos un juste retour des choses, un réalignement des planètes. Reset, on repart à zéro. Réinitialisation définitive certes, mais attendue presque comme une délivrance par le narrateur.
Toujours un plaisir.
A bientôt
Zultabix
Posté le 22/11/2022
Un grand merci une fois de plus, chère, chère Hortense ! Oui, après un abandon pour cause de déménagement en Dordogne, je me suis remis sur ce texte !! J'espère bien le finir pour le printemps ! Bien à toi !
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